Le grand virage politique des géants numériques
Musk, Zuckerberg et le reste du monde sont dans un bateau. Le reste du monde tombe à l’eau.

Ces derniers jours, les dirigeants des plus grandes plateformes sociales états-uniennes ont multiplié les sorties politiques et polémiques. Avec, toujours, leurs intérêts économiques en ligne de mire.
Le 10 janvier à 09h29
10 min
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« Voilà dix ans, si on nous avait dit que le propriétaire d’un des plus grands réseaux sociaux du monde soutiendrait une nouvelle internationale réactionnaire et interviendrait directement dans les élections, y compris en Allemagne, qui l’aurait imaginé ? », interrogeait Emmanuel Macron en début de semaine lors de son discours aux ambassadrices et ambassadeurs.
Une prise de parole qui semble déjà loin, tant les événements des jours suivants ont accentué la cacophonie relative aux liens que certains patrons de la tech cultivent désormais ouvertement avec des pouvoirs conservateurs. Le plus spectaculaire, certainement, a été la prise de parole de Mark Zuckerberg, large t-shirt noir et chaîne d’or au cou, dans laquelle il a expliqué renoncer aux programmes de vérification des informations (fact-checking, disponible dans 60 langues et rémunérant 80 médias dans le monde), aux États-Unis pour commencer.
Argument avancé pour expliquer cette évolution : une meilleure protection de la liberté d’expression, les fact-checkeurs étant, d’après le fondateur de Facebook, trop « orientés politiquement » (des travaux scientifiques récents attribuent ces accusations de biais non pas aux équipes de modération, mais à des niveaux de qualité qui diffèrent entre les partisans de différents bords politiques).
Pour remplacer ce service assuré par des professionnels de l’information, l’entrepreneur et troisième personne la plus riche du monde explique s’inspirer… des décisions prises par Elon Musk sur X. Comme sur l’ex-réseau à l’oiseau bleu, Meta entend promouvoir l’usage de Community Notes, c’est-à-dire de notes rédigées par les internautes eux-mêmes, pour corriger et compléter (ou non) les informations diffusées sur Facebook, Instagram et Threads.
Si l’annonce laisse de nombreux commentateurs ébahis – à commencer par certains fact-checkeurs –, elle peut aussi être lue comme une étape de plus dans le revirement de positionnement de la majorité des dirigeants des grandes entreprises numériques. Et comme une manière de se rapprocher de Donald Trump, que ce soit par idéologie – comme semble le faire Elon Musk – ou par opportunisme.
L’élection présidentielle états-unienne, catalyseur du changement
À l’approche du scrutin de novembre 2024, déjà, les signes du nouveau positionnement des patrons numériques se multipliaient, que ce soit via les prises de paroles des grands argentiers de la Silicon Valley, ou via le refus de Jeff Bezos de laisser le Washington Post publier son traditionnel article de soutien à l’un ou l’autre candidat (l’article prévu s’exprimait en faveur de la démocrate Kamala Harris).
Quelques mois plus tard, le fondateur d’Amazon, historiquement opposé à Trump, n’en saluait pas moins une « victoire décisive » et un « retour politique extraordinaire », tandis que Mark Zuckerberg annonçait verser un million de dollars pour financer l’investiture du chef d’État républicain, geste qu’il n’avait réalisé pour aucun autre président auparavant.
Il faut dire que Zuckerberg doit soigner ses relations. De retour sur le siège de président des États-Unis le 20 janvier prochain, Donald Trump a déclaré par le passé vouloir voir le patron de Meta en prison. En cause : la suspension de ses comptes, à la suite de l’attaque du Capitole de janvier 2021 (ces derniers ont été rétablis deux ans plus tard). Le créateur de Facebook agit en stratège, analyse le sociologue Olivier Alexandre, « qu’importe les conséquences médiatiques et les implications éthiques ».
De fait, outre se placer vis-à-vis des dirigeants de son pays, il s’en prend aussi aux réglementations européennes, qu’il assimile à une forme de « censure ». Ministre déléguée en charge de l’intelligence artificielle et du numérique, Clara Chappaz a appelé à « cesser d’instrumentaliser la liberté d’expression ».
Elon Musk, radicalisé par sa propre plateforme ?
Le cas d’Elon Musk est différent. Outre défendre ses intérêts business, il prend directement et très publiquement position sur la politique interne de différents pays. Il l’a largement fait aux États-Unis, on l’a vu, jusqu’à obtenir le poste de « ministre de l’efficacité gouvernementale ».
Il l'a aussi fait au Brésil, où il appelait cet été à la destitution d'un juge de la Cour Suprême, en Allemagne, où il promeut le parti d’extrême-droite Alternative für Deutschland, ou encore au Royaume-Uni, où il appelle à mettre le Premier ministre en prison. Sans compter son invective envers Justin Trudeau, alors que ce dernier rappelait à Donald Trump que « jamais, au grand jamais, le Canada ne fera partie des États-Unis ».
Le premier problème est peut-être celui que pointe Bruce Daisley, ancien directeur des opérations de Twitter, auprès du Financial Times. Au sujet des prises de parole de l’entrepreneur sur la politique britannique, il déclare : « Musk semble être devenu le premier leader de la tech à tomber dans le rabbit hole de la radicalisation créée par son propre produit ». Une analyse qui fait écho à celles tentant d’expliquer son évolution politique des quatre dernières années.
Autre problème, Elon Musk est visiblement prêt à mettre son immense fortune (la première au monde) et son immense audience (Musk obtient régulièrement plus de deux fois plus de visibilité pour chacune de ses publications sur X que le futur président Donald Trump, d’après une enquête du Washington Post) au service de son agenda politique. Un troisième, comme le prouve la communication de Meta et de son patron, est qu'il entraîne d’autres mastodontes du numérique dans son sillage.

Un quatrième concerne la réponse que peut lui apporter le reste du monde. Avant même que Donald Trump ne soit investi, la présidente de la Commission européenne a mis sur pause les enquêtes en cours contre Apple, Meta et X.
Après l’attaque d’Emmanuel Macron envers son « internationale réactionnaire », le chancelier allemand Olaf Scholz a appelé à « rester cool » et ne « pas nourrir le troll », tandis que le premier ministre de Norvège a déclaré « inquiétant qu'un homme ayant un accès considérable aux réseaux sociaux et disposant de ressources économiques importantes soit aussi directement impliqué dans les affaires intérieures d'autres pays ».
Alors que l'Italie discute avec SpaceX autour d'un projet de télécommunications sécurisées à 1,5 milliard d'euros, la première ministre italienne, Georgia Meloni, a quant à elle qualifié jeudi Elon Musk de « génie » et « d’innovateur extraordinaire », en le présentant comme un anti Georges Soros. Si Musk courtise autant l'extrême-droite, c'est aussi qu'il voit en ce camp politique un potentiel allié business, moins porté sur la régulation de ses activités. C'est également le cas au Royaume-Uni, avec un soutien clair à Tommy Robinson.
Outrances
L'un des enjeux centraux, quelles que soient les raisons qui animent chacun de ces dirigeants d’entreprises numériques, est que le résultat de leurs politiques ne les affectera pas tant eux-mêmes que les vastes foules qui utilisent, voire font tourner leurs services. Du côté du fact-checking, au moins dix médias sont directement concernés par l’arrêt des missions réalisées en partenariat avec Meta aux États-Unis. Ce sont aussi bien des agences de presses (Reuters, l’Agence France-Presse) que de plus petites rédactions entièrement dévolues à ce type d’activité.
Ce revirement suscite d’autant plus d’inquiétude que ses évolutions en faveur de plus de modération et de vérification de l’information s’étaient faites en réponse à diverses révélations dramatiques sur les effets concrets de Facebook et de ses plateformes sœurs dans l’alimentation du génocide des Rohingyas, ou des guerres et violences interethniques en Inde, en Éthiopie et ailleurs. Auprès de Platformer, un employé de Meta a précisément déclaré craindre que l’évolution actuelle des règles de la plateforme soit « le prélude d’un génocide ».
Si la modération des plateformes de Meta laissait déjà à désirer, les évolutions prévues des règles de modération permettront désormais d’insulter des femmes et des personnes LGBT (ce qui, en l’état, semble contraire au droit français). Selon 404 Media, cette décision provoquerait d'ailleurs un « chaos interne ». L’évolution est d'autant plus cynique qu’elle survient au lendemain de l’admission par Meta auprès de plusieurs médias d’une « erreur technique », qui aurait conduit à réduire la visibilité des contenus de multiples créateurs et créatrices LGBT.
En l’occurrence, selon UserMag, les publications Instagram accompagnées des hashtags #lesbian #bisexual #gay #trans #queer #nonbinary #transwomen ou #lesbianpride (en anglais et dans d’autres langues) étaient automatiquement traitées comme du « contenu sensible ». Cela réduisait, de fait, la visibilité de contenus en question.
Si l'on en croit The Intercept, les changements envisagés vont très loin. Nos confrères disent avoir accédé à des documents de formation internes sur les nouvelles règles. Ils comporteraient des exemples de contenus désormais autorisés comme « Les immigrés sont des tas de merde sales et répugnants », « Les gays sont des monstres » ou encore « Regarder ce travelo (sous la photo d'une jeune fille de 17 ans) ».
« Fuck you Facebook »
« Va te faire foutre, Facebook » s’est emportée l’analyste de longue date des cultures numériques danah boyd. « Il ne s'agit pas de liberté d'expression. Il s'agit de permettre à certaines personnes de nuire à d'autres par le biais du vitriol – et de leur fournir les outils d'amplification nécessaires. » Pour cette spécialiste reconnue de la vie en ligne et des enjeux de vie privée et de cybersécurité, l’évolution récente peut en partie s’expliquer par une nouvelle version de « masculinité toxique » spécifique aux plus puissants patrons de la tech.
Leur comportement, écrit-elle, « est ce à quoi ressemble la conquête des temps modernes. Pour se donner un avantage, il faut s'assurer que les autres sont affaiblis pour mieux montrer sa force. Tout cela au nom de la liberté d'expression. »
De fait, alors que les récentes déclarations de Donald Trump sur le Groenland, le Canada ou le canal du Panama sont qualifiées de « rhétorique d'un nouvel impérialisme américain », les plus grands réseaux sociaux états-uniens semblent déjà dessiner un impérialisme des discours.
Le grand virage politique des géants numériques
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L’élection présidentielle états-unienne, catalyseur du changement
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Elon Musk, radicalisé par sa propre plateforme ?
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Outrances
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« Fuck you Facebook »
Commentaires (29)
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Abonnez-vousLe 10/01/2025 à 10h13
Le 10/01/2025 à 10h20
Le 10/01/2025 à 10h28
Modifié le 11/01/2025 à 12h18
Sur les vidéos, c'est à se demander s'ils n'ont pas intégré un fusil d'assaut semi-automatique dans le museau de la "pauvre bête..."
Heightened security includes robotic dog patrol at Trump's Mar-A-Lag
Ha non en fait juste un microphone... pour le moment...
La fameuse Gatling à 8 coups du Far West, ça sera pour l’étape d'après...
Trump beefs up security with robot dog seen patrolling Mar-a-Lago estate
On n’arrête pas le progrès...
Le 10/01/2025 à 14h32
Le 10/01/2025 à 15h21
@Ferd a bien résumé les choses dans une autre conversation ce matin
Le 11/01/2025 à 12h12
J'ignorais cette "subtilité" de la règle... ça fait du sens aussi...
Le 10/01/2025 à 10h23
Mais quel cirque 🤦♂️
Le 10/01/2025 à 10h32
Le 10/01/2025 à 10h36
1) Elle dit : Ce sont donc les companies elles-même qui sont accusées de biais politique et pas comme ici Zuckerberg lui-même qui accuse les fact-checkeurs d'être orientés politiquement.
2) ensuite, on peut lire : Il y a donc des accusations non fondées de biais politiques parce que la qualité des messages des conservateurs/pro Trump était bien moins bonne que celle des messages des libéraux/pro Biden et cette piètre qualité était jugée de la même façon par des groupes politiquement équilibrés ou même des groupes composés de républicains.
La seule chose que dit l'étude est que l'asymétrie de traitement liée au fact-checking est liée uniquement à la mauvaise qualité (des fake news, pour être clair) : c'est donc l'accusation de partialité qui est fausse. Elle ne dit pas que les fact-checkers sont orientés politiquement à cause des propos de ceux qui font de la désinformation.
J'étais surpris que l'on puisse avoir une telle conclusion dans des travaux scientifiques parce que ça n'a pas de sens.
Zuckerberg fait juste comme le proverbe qui dit :
Le 10/01/2025 à 10h57
Le 10/01/2025 à 11h08
Donc, merci de la prise en compte mais je pense qu'il faudrait encore reformuler. en des travaux scientifiques récents attribuent ces accusations de biais
(sans le gras qui est mis ici pour montrer ce que j'ai ajouté)
parce qu'en fin de compte, il n'y a pas de biais.
Le 10/01/2025 à 11h19
Et même si on a pas des pro-Trump partout, il a aussi des anti-olitique de Biden qui leur avait fait comprendre que leurs entreprises devaient respecter les mêmes règles que les autres et a tenté de briser leur monopoles sur le marché américain. Sans compter qu'il n’aurait pas été assez ouvert aux développements de l’IA et de la cryptomonnaie, considérés par ces entrepreneurs comme des révolutions technologiques que les Etats-Unis ne peuvent pas manquer contre les autres pays.
Trump possède à la fois la carotte et le bâton. D’un côté il menace ceux qui ne le suivraient pas de sanctions, mais il promet aux autres de nouveaux marchés, des tarifs préférentiels, dans une industrie qui dépend énormément du soutien fédéral, c’est avant tout un revirement opportuniste pour certains.
Ils contrôlent en plus l’espace numérique, et s’en servent déjà pour favoriser du contenu réactionnaire. Ces patrons étant eux-mêmes de grands influenceurs, dans la guerre commerciale entre les Etats-Unis, l’Europe, l'Asie, les pays frontaliers (canada entre autre), Donald Trump pourra compter sur les plus grosses fortunes américaines et leurs entreprises médiatiques.
Modifié le 22/01/2025 à 20h33
Elon Musk, c'est moins vrai.
EDIT 22/01 : Ce post a très mal vieilli...
Le 10/01/2025 à 19h03
Le 10/01/2025 à 20h11
Extrait The Social Network - (2010) réalisé par David Fincher
Le 10/01/2025 à 13h00
Le 10/01/2025 à 14h26
Le 10/01/2025 à 14h42
Le 10/01/2025 à 16h43
Le 10/01/2025 à 14h30
2025 ouvre une ère merveilleuse où l'insulte, le harcèlement, les appels à la violence et la désinformation auront libre cours, voir même seront favorisés dans certains endroits du monde par les géants du tech.
On peut toujours espérer qu'un jour une grande partie de nos compatriotes terriens se rendra compte que la paix se retrouve dans l'abandon des réseaux sociaux.
Le 10/01/2025 à 15h25
Le 10/01/2025 à 15h45
Le 10/01/2025 à 15h52
« On défake sur les fakes. Et que l'obscurantisme retourne à l'obscurité ! »
Le 11/01/2025 à 09h32
Et puis les vois se rapprocher, petit à petit mais de plus en plus vite, détruire à coup de machines de plus en plus grosses, à coup de flammes, des pans entiers de forêt, continuant de me questionner sur leurs manœuvres, avec une inquiétude sourde qui, monte progressivement : non mais ils ne vont pas aller jusque là?
Que faire? Ou même qu’aurais-je dû faire plus tôt?
Préparer mes arcs et mes flèches, qui aussi empoisonnées que soient leurs pointes, n’ont pas l’air de pouvoir concurrencer leur détermination aveugle à préférer saboter le monde qu’à le rendre meilleur ?
M’enfuir plus loin pour les éviter ?
Aller sur leur terrain pour tenter de les raisonner, de les confronter aux perspectives qu’ils sont en train de générer par leur inconscience?
Il n’est peut être pas trop tard pour eux. Pour qu’ils se sauvent d’eux même, bien qu’ils soient mal partis. Mais pour moi, ma civilisation, ma culture, je crains que les dés ne soient jetés.
Le 11/01/2025 à 11h35
Le 12/01/2025 à 08h56
(Ou alors te lancer dans un grand effort d'éducation, sûrement vain car je ne doute pas que ton budget soit inférieur au leur)
Modifié le 12/01/2025 à 13h28
(Et puis franchement... le Canada ?!!!
(Désolé Céline, Garou, Trudeau, les caribous, toussa...)
Le 12/01/2025 à 12h27
On peut rêver un peu mais ça n'arrivera probablement jamais.
Ben ouais, faut pas toucher aux "génies" !!
Les RS ont déjà bien rempli leur rôle il me semble... 😒