Fred Turner : « Rien ne donne plus de pouvoir que la capacité à contrôler le récit »
Construire des réseaux de solidarité
Adaptation Flock à partir d’un cliché de Mareike Foecking
À l’occasion de son passage à Strasbourg, Next s’est entretenu avec Fred Turner, historien et auteur de Design d’une démocratie et Politique des machines, (ré-)édités aux éditions C&F.
Le 31 octobre à 08h18
17 min
Réseaux sociaux
Next
Historien, professeur de communication à l’université de Stanford, Fred Turner est l’auteur de l’influent Aux sources de l’utopie numérique, publié en France en 2012 chez C&F éditions, dans lequel il détaille comment les pensées issues de la contre-culture et le monde de la cybernétique se sont rencontrés au sein de la Silicon Valley. Présent en France à l’occasion de la (ré-)édition de deux autres de ses ouvrages, Design d’une démocratie et Politique des machines, le chercheur était à Strasbourg pour les rencontres Numérique en Commun(s). Next l’y a rencontré.
>> « L'une des plus grandes ironies de notre situation actuelle est que les modes de communication qui permettent aujourd'hui aux autoritaires d'exercer leur pouvoir ont d'abord été imaginés pour les vaincre », écrivez-vous dans Politique des machines. Comment ce retournement a-t-il été possible ?
Il s’est opéré sur soixante-dix ans. Au milieu des années 40, nous croyions que les médias de masse étaient la cause du fascisme, que le cinéma, la radio avaient donné à Hitler et Mussolini le pouvoir de transformer la société d’individus vers une société de masse. En pleine Deuxième Guerre mondiale, la question est donc : comment opérer notre propre propagande, comment construire un système de communication démocratique, qui ne transforme pas le peuple des États-Unis en masse.
Au fil du temps, les technologies de l’information ont semblé apporter une réponse. L’idée des cybernéticiens, c’était d’éviter les communications du haut vers le bas, de proposer une solution pour permettre à chaque citoyen de communiquer. Chacun deviendrait son propre diffuseur, un nouvel ordre pourrait apparaître de manière organique… tel était le fantasme qui a irrigué les années 1960. L’idée, c’était de créer un monde en dehors de la politique, où toutes les difficultés inhérentes au fait d’être humain, les problématiques liées au genre, au racisme, à la pauvreté, disparaîtraient avec la bonne technologie, que ce soit le LSD ou la cybernétique. Tout cela était encore parfaitement admis dans les années 1990.
Le problème de ce mode de pensée, c’est qu’il ignore un élément : quand on outrepasse les règles existantes, les institutions, la bureaucratie, ce qui apparaît pour organiser le groupe, ce n’est pas une organisation mutuelle. Ce qui remonte, ce sont toutes les normes culturelles qui avaient été tenues à distance jusque là.
Dans les communautés hippies que j’ai étudiées, l’ambiance était franchement hostile. Très souvent, des hommes charismatiques prenaient le pouvoir, les femmes se retiraient dans des rôles très conservateurs, ces communautés étaient très anti LGBT et très racistes sans le dire ouvertement. Un des participants que j’ai interviewé m’a ainsi expliqué : « C’est juste tellement plus simple de travailler avec des gens qui vous ressemblent. »
Or, cette idée de « créer des réseaux de gens comme vous » a largement imprégné les réseaux sociaux. Le rêve d’un monde ouvert, avec plein d’individus et peu d’institutions, ouvre en réalité la porte à d'autres institutions de pouvoir, capables de s’imposer dans un monde vulnérable. Quand les réseaux sociaux arrivent, ils proposent de donner corps à ce rêve cybernétique… mais le font de manière commerciale.
Le rêve des années 1960 a oublié l’existence des gouvernements, des entreprises, le fait que la technologie a ses propres impératifs… et tout cela est revenu dans les années 2000 et 2010, par l’intermédiaire d’entreprises autoritaires. Si vous étudiez la structure financière de l’entreprise, où Mark Zuckerberg a, dans les faits, tous les pouvoirs, on se croirait franchement devant un vieux leader de communauté hippie. Dans les bureaux de Facebook, le bureau de Mark Zuckerberg est dans un bloc de verre, au milieu d’un vaste plateau, si bien que tout le monde le voit, et lui voit tout le monde. L’écho avec le panoptique de Foucault est étonnant.

Pendant que tous ces événements se déroulent du côté de l’industrie numérique, l’Amérique chrétienne organise ses réseaux pour obtenir du pouvoir politique. Elle a ses propres raisons, qui n’ont rien à voir avec Internet. Mais dans les années 2010, le premier gouvernement Trump est le théâtre d’une collision entre ce monde des réseaux sociaux, très vulnérable aux leaders charismatiques, et un mouvement politique de chrétiens nationalistes très bien organisés, qui célèbrent les dirigeants charismatiques et autoritaires. Trump est un mélange de ces deux mouvements.
Les états-uniens chrétiens pensent qu’il leur parle, et ceux du numérique pensent qu’il est un génie des médias. Il s'exprime avec charisme, il a un langage parfaitement approprié aux réseaux sociaux, mais aussi franchement fasciste.
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>> Le premier chapitre de Design d’une démocratie (initialement publié en 2013) est titré « d’où viennent tous ces fascistes ? ». C’est l’interrogation que se posaient les chercheurs des années 1930 et 1940 pour comprendre la bascule de l’Allemagne vers le nazisme. Puis-je vous poser la même question au sujet des États-Unis aujourd’hui ?
Le fascisme est un terme provocant, mais il est exact, quand on observe le recours à un passé mythique, les logiques de boucs émissaires, les normes sociales très conservatrices… Actuellement, on célèbre la modernité technologique pour nous emmener vers le passé, c’est fascinant.
Certains des fascistes actuels viennent des mêmes endroits que ceux des années 1940. On parle de groupes religieux fondamentalistes, de groupes politiques racistes du sud des États-Unis, auxquels se joint le soutien d’hommes d'affaires riches, à la tête de grands groupes industriels.
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Commentaires (9)
Le 31/10/2025 à 09h46
Le 31/10/2025 à 12h23
Modifié le 31/10/2025 à 12h39
Perso, je veux bien croire que la ségrégation raciale soit abolie aux US grâce à l'armée qui prête serment sur la Constitution. Et vu qu'à l'armée, il n'est pas question de couleur de peau, contrairement à tout une partie de la société US qui continue à vivre en cercles fermés, si les USA n'avaient pas cette Constitution et cette armée, ce serait la guerre civile (guerre de sécession) en continu sur le continent nord-américain.
Le 31/10/2025 à 11h20
Le 31/10/2025 à 11h50
Le 31/10/2025 à 13h42
Je suis d'accord que le passage sur les armées aurait mérité d'être creusé, il me laisse perplexe aussi.
Merci pour le taff'.
Excellente description et explications sur les liens argent/pouvoir/religion de ces grands apôtres de la technologie. Je garde cet article en référence.
Le 31/10/2025 à 19h17
Quelques points notables :
Les fondements protestants (ou "sans dénomination") d'un sentiment de "terre sainte" des États-Unis en écho à Israël, qui m'avait alors complètement échappé jusque là : découverte complète.
Cela explique effectivement beaucoup de l'arrogance et de l'alliance verrouillée entre ces deux pays qui m'était jusque là incompréhensible.
En phase sur les idéaux derrière l'informatique & Internet, outils ayant eu pour socle de proposer une alternative à la verticalité, et se retrouvent aujourd'hui utilisé pour la renforcer, est cuisant. C'est pour cela que je me languis régulièrement de cette culture informatique manquante dans la population (que les gens ramène malheureusement toujours & immédiatement à la seule composante technologique).
Très intéressante cette lecture du vide institutionnel ainsi créé par un espace échappant aux règles habituelles rempli non pas d'une nouvelle organisation utopique mais d'un appel d'air vers des organisations lugubres que les institutions empêchaient.
Cela rejoint une intuition de danger dont je n'arrivais pas à remplir le détail sur cette croyance délétère commune à toutes les utopies concernant le vide qu'il faudrait créer (notamment par du dégagisme ou de l'appel frénétique à de la révolution sans proposer concrètement de logiciel) afin d'aboutir à un supposé meilleur monde.
On peut le constater tous les jours : tous les espaces refusant une organisation institutionnelles avec du droit écrits (droits & obligations, responsabilité, désintéressement, etc.) appliqué se transforment en endroits à la censure arbitraire, à la tentation sectaire de gourous tout-puissants, potentiellement polarisés, et ne prévoient ni permettent aucun recours ou aucune défense à des quidams qui auront été attaqués, diminués dans leurs droits ou exclus.
La liste est encore longue.
Encore une fois : Merci pour toutes ces lumières.
Le 03/11/2025 à 12h22
Le 03/11/2025 à 22h53
Signé : un fier citoyen d'un pays régicide
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