Merdification, brain rot : les mots de l’année questionnent nos usages numériques
Brrrraaaaiiiiiiiin 🧟
L’expression « brain rot » n’a rien de neuf, mais son utilisation croissante l’a fait désigner comme mot de l’année à l’université d’Oxford. Selon l’établissement, le choix de ce mot rend compte d’une évolution dans la perception de la consommation des contenus en ligne.
Le 03 décembre à 14h33
6 min
Société numérique
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Comme l’explique l’université, l’expression est vieille, beaucoup plus qu’on ne le pense. Sa première utilisation avérée date en effet de… 1854. « Alors que l'Angleterre s'efforce de guérir la pourriture des pommes de terre, personne ne s'efforcera-t-il de guérir la pourriture du cerveau – qui prévaut de manière beaucoup plus large et fatale ? », s’inquiétait ainsi Henry David Thoreau dans son livre Walden.
170 ans plus tard, le sens profond de l’expression n’a pas bougé. Le dictionnaire d’Oxford en donne la définition suivante : « Détérioration supposée de l'état mental ou intellectuel d'une personne, notamment considérée comme le résultat d'une surconsommation de contenu (aujourd'hui particulièrement en ligne) considéré comme insignifiant ou non stimulant ».
De là, l’expression a gagné l’ensemble de la population, la définition s’élargissant à tout matériel pouvant conduire à cette détérioration. L’usage en est devenu commun, au point que le mot a gagné l’élection avec plus de 37 000 votes.
Sus aux réseaux sociaux !
Si l’expression est connue depuis longtemps, elle n’est largement utilisée que depuis quelques années, et tout particulièrement la dernière écoulée. L’université d’Oxford note un bond de 230 % dans la fréquence d’utilisation entre 2023 et 2024.
Le sens de l’expression a légèrement évolué pour s’accrocher de manière tenace à la vie numérique. La « pourriture du cerveau » est revenue en force dans les réseaux sociaux, comme un signal d’alerte face à des plateformes comme TikTok, et plus généralement tout service présentant un mur infini de contenus. On peut alors enchainer les courtes vidéos pendant des heures. Des préoccupations concernant avant tout les générations Z et Alpha.
Mais pourquoi parler de pourriture (ou pourrissement) ? À cause d’une consommation excessive de « contenus de faible qualité et de faible valeur » trouvés sur les réseaux sociaux et plus généralement sur internet. Il faut encore s’entendre sur ce que l’on estime être « de faible qualité ». Au sens où on l’entend aujourd’hui, il désigne tout contenu n’entrainant aucune stimulation cérébrale. On se contente alors d’absorber passivement des contenus entrainant des réactions émotionnelles immédiates, sans informations ni réflexion.
L’université d’Oxford ajoute que l’expression a entrainé une nouvelle famille de mots et d’expressions filles. En référence notamment à la série de vidéos Skibidi Toilet d’Alexey Gerasimov, le mot « skibidi » est resté pour signifier l’absurdité. De même, « only in Ohio » servait à désigner les comportements supposément étranges des habitants de cet État américain. L’expression est aujourd’hui résumée au simple « Ohio » pour désigner « quelque chose d'embarrassant ou d'étrange ».
Pourrissement et merdification
L’université ajoute que « brain rot » est désormais utilisé pour désigner à la fois la cause et l’effet du phénomène. On s’en sert ainsi autant pour le contenu lui-même que pour son impact négatif.
« Je trouve fascinant que l'expression "pourriture du cerveau" ait été adoptée par la génération Z et la génération Alpha, ces communautés largement responsables de l'utilisation et de la création du contenu numérique auquel l'expression fait référence. Ces communautés ont amplifié l'expression par le biais des médias sociaux, l'endroit même où l'on dit qu'il y a un "pourrissement du cerveau". Cela démontre une conscience de soi quelque peu insolente chez les jeunes générations quant à l'impact néfaste des médias sociaux dont elles ont hérité », relève Casper Grathwohl, président d’Oxford Languages.
Intéressant également, l’expression appartient au même champ lexical qu’une autre fraichement élue, cette fois par le dictionnaire australien Macquarie : « enshittification », traduit chez nous en « merdification ». Elle renvoie à l’idée de « détérioration progressive d'un service ou d'un produit, en particulier d'une plateforme en ligne, provoquée par une réduction de la qualité du service fourni résultant de la recherche de profit ».
The Guardian évoquait l’augmentation des contenus faux, de radicalisation ou de mauvaise qualité comme partie intégrante du processus, créant le lien avec brain rot. Dans les deux cas, l’idée est la même : une dégradation de la qualité générale, entrainant un impact négatif sur la population.
Un impact réel ?
Les conséquences véritables du brain rot restent à préciser. On peut parler de perte d’intelligence, de sens critique, de créativité, d’originalité entrainée par une habitude de consommation de contenus ne réclamant aucune analyse ni mémorisation. Peuvent alors s'ensuivre une sensation de déconnexion de la « vie réelle », la perte du gout de l’effort, une chute de la capacité à se concentrer et ainsi de suite.
L’expression interroge autant les pratiques que le regard que l’on y porte. Comme l’a signalé l’université d’Oxford, le pourrissement du cerveau désigne à la fois une cause et un effet, témoignant d’une réflexion sur nos propres usages. En outre, le sens profond n’a pas changé d’un iota en 170 ans. Les inquiétudes sur la consommation des contenus par nos voisins ont toujours existé.
Enfin, et c’est important de le noter, le brain rot n’est pas une pathologie reconnue. En revanche, l’expression invite à la réflexion sur nos usages. Ainsi, pour l’autrice Daphné B., le brain rot pointe davantage vers « l’obsolescence programmée du langage » qu’une réelle maladie, mettant en lumière « un nouveau rapport à la perte », en lien avec le fameux FOMO (fear of missing out, la peur de rater quelque chose).
Merdification, brain rot : les mots de l’année questionnent nos usages numériques
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Sus aux réseaux sociaux !
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Pourrissement et merdification
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Un impact réel ?
Commentaires (25)
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Abonnez-vousLe 03/12/2024 à 15h19
Modifié le 03/12/2024 à 19h51
(perso j'emploie le néologisme "zombification")
Le 03/12/2024 à 15h37
Le 03/12/2024 à 15h54
Le 03/12/2024 à 17h05
Modifié le 03/12/2024 à 16h40
Quant il s'agit de revenir à une alimentation plus saine (des contenus un peu plus exigent), c'est compliqué.
Le 03/12/2024 à 20h30
Le 03/12/2024 à 21h12
Même mes flux RSS sont devenus un enfer, puisque que les sites d'information doivent désormais multiplier les articles autour d'un sujet pour faire du SEO et des pages vues.
Résultat, soit on diminue le nombre de sources (perte d'objectivité, informations manquées...), soit on perd du temps à trier le grain de l'ivraie. Il reste donc entre les deux le fameux algorithme qui se propose de faire le tri pour nous. Vraiment sympa, ce petit algorithme 🙄
Modifié le 03/12/2024 à 21h48
On s'enfermait déjà dans nos bulles de filtre : si tu étais gauchiste, tu lisais Rock & Folk, Télérama au CDI, si tu étais de droite, c'était Diapason et Le Figearo (en caricaturant bien sûr...!).. Pourtant, je n'ai pas l'impression que les gens étaient plus stupides.
C'est plus la qualité du contenu qu'il faudrait remettre en cause et aussi s'interroger sur le modèle "gratuit" bon quoique parfois même quand tu paies, ce n'est guère mieux mdr.
Le 04/12/2024 à 11h48
La merdification ne touche pas que le cerveau ... les entreprises également via leurs dérives boursières. Dernier exemple en date : Intel
Le 04/12/2024 à 12h46
Le 04/12/2024 à 14h09
1. proposer un produit correct et gratuit (ou pas-cher).
2. gagner des PDM, fidéliser les clients.
3. merdifier le produit, et proposer la version démerdifiée contre paiement.
4. espérer que les clients acceptent de passer à la formule payante.
Et ce n'est sans dote pas un hasard si la merdification se généralise: tout le monde a intérêt a le faire en mm temps pour récolter le pognon tout en évitant la migration vers le produit correct/gratuit d'un concurrent.
Modifié le 04/12/2024 à 12h06
- D'une part une communauté ne peut être tenu responsable de quoi que ce soit, intrinsèquement, ce sont des individus (des personnes physiques ou morales au regards de la loi) qui sont responsable de leur actes. Évidemment, car reste intéressant de chercher a catégoriser des individus ayant statistiquement des éléments en commun et de constater à l'échelle d'un groupe qu'il y a une responsabilité présente.
- Du coup, peut être que si ça semble paradoxal que la Gen Z et α rejettent et créent en même temps ce phénomène, c'est peut-être que ça n'est pas la bonne grille de lecture. Qu'en est-il de regarder plutôt par consommateur vs créateur de contenu ? Peut-être que ce sont les consommateurs de ces réseaux qui se plaignent de la pourriture du contenu, alors que les créateur de contenu en sont les auteurs ?
Le 04/12/2024 à 13h07
Le 04/12/2024 à 14h58
Je suis le seul ?
Le 04/12/2024 à 15h24
Le 04/12/2024 à 15h37
Le 04/12/2024 à 13h02
Le 04/12/2024 à 14h35
Le 04/12/2024 à 14h38
Le loft n'avait pas la prétention de nous apprendre la vie, là où Tiktok donne une vision simpliste et de courte vue à toute une génération qui ne consulte pas d'autres sources d'infos, et il décourage toute forme d'effort intellectuel de plus de 30 secondes sur un même sujet.
De midi à ma porte, Tiktok est beaucoup plus dangereux.
Le 04/12/2024 à 17h01
Au moins, les djingles de la TV d'info en continu sont collectifs même s'ils sont répétitifs. C'est plus facile de s'y soustraire. Pour autant, il y a quelques pépites sur TikTok, pour peu qu'on dresse l'algorithme à montrer des vidéos intéressantes
https://www.tiktok.com/tag/vulgarisation
https://www.tiktok.com/tag/booktok
Le 05/12/2024 à 19h35
Hannah Arendt (1906-1975)
Le 06/12/2024 à 09h40
Modifié le 07/12/2024 à 00h59
Avec les conditions de la vie moderne, ce hiatus s'accroît constamment ; il y a de plus en plus de temps libéré à remplir avec les loisirs, mais ce gigantesque accroissement de temps vide ne change pas la nature du temps. Les loisirs, tout comme le travail et le sommeil, font irrévocablement partie du procès biologique de la vie. Et la vie biologique est toujours, au travail ou au repos, engagée dans la consommation ou dans la réception passive de la distraction, un métabolisme qui se nourrit des choses en la dévorant. Les commodités qu'offre l'industrie des loisirs ne sont pas des « choses », des objets culturels, dont l'excellence se mesure à leur capacité de soutenir le processus vital et de devenir des appartenances permanentes du monde, et on ne doit pas les juger d'après ces critères ; ce ne sont pas davantage des valeurs qui existent pour être utilisées et échangées ; ce sont des biens de consommation, destinés à être usés jusqu'à épuisement, juste comme n'importe quel autre bien de consommation. […]
L'industrie du loisir est confrontée à des appétits gargantuesques et, puisque la consommation fait disparaître ses marchandises, elle doit sans cesse fournir de nouveaux articles. Dans ces situations, ceux qui produisent pour les mass média pillent le domaine entier de la culture passée et présente, dans l’espoir de trouver le matériau approprié. Ce matériau, qui plus est, ne peut pas être présenté tel quel, il faut le modifier pour qu’il soit facile à consommer".
Hannah Arendt, La crise de la culture, 1963
https://www.philo52.com/articles.php?lng&pg=954
Le 07/12/2024 à 01h08
Hannah Arendt - 1906-1975 - La Crise de la culture