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Faux artistes et vrais problèmes de Spotify

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Faux artistes et vrais problèmes de Spotify

Spotify vient de signer un important nouvel accord avec Universal, qui a vu les actions des deux entreprises bondir. Cependant, la société est attaquée une nouvelle fois sur le terrain du partage des gains. Fustigée notamment par Björk, la plateforme fait également face à une polémique croissante sur le remplissage de ses propres listes de lecture par de faux artistes.

Le 28 janvier à 09h09

Hier, Spotify et Universal ont annoncé la signature d’un accord pluriannuel portant sur l’enregistrement et la publication de la musique. Le contrat vient lier une nouvelle fois la plus importante major de son secteur et le plus gros acteur du streaming musical.

« Les artistes, les auteurs-compositeurs et les consommateurs bénéficieront d'offres nouvelles et évolutives, de nouveaux paliers d'abonnement payant, d'une offre groupée de contenus musicaux et non musicaux, et d'un catalogue de contenus audios et visuels plus riche », ont ainsi déclaré les deux entreprises dans un communiqué. On ignore si la mention des « nouveaux paliers d'abonnement payant » fait référence à l’offre HD de Spotify, véritable serpent de mer depuis des années.

Si l’entreprise suédoise a toutes les raisons de se réjouir, plusieurs problèmes requièrent actuellement son attention.

Le précieux filon des algorithmes

Rappelons d’abord que Spotify n’était initialement pas accompagné de ses algorithmes. Il s’agissait simplement d’un immense répertoire conçu pour proposer une alternative au piratage galopant dans le domaine musical. Un champ de recherche était fourni, mais la plateforme n’enchainait pas automatiquement sur d’autres morceaux, ne pouvait remplir des listes de lecture par la magie de l’IA et ne recommandait rien. Créé en 2006, le service n’a reçu ses premières recommandations qu’en 2012.

Plus que le répertoire musical (pratiquement équivalent d’une plateforme à une autre), les algorithmes sont devenus le facteur de différenciation. Dans un catalogue composé de dizaines de millions de musiques, il fallait pouvoir mettre en avant des nouveautés et des artistes moins connus. L’ensemble devait participer à la découverte de trésors cachés et Spotify – comme ses concurrents – jouent un rôle.

Spotify est cependant une entreprise, pas un service public. Brasser des milliers d’artistes et pouvoir écouter une infinité de chansons pour 11,12 euros par mois (tarif en France pour un abonnement Premium) a un coût pour les artistes. La lecture d’un titre provoque le paiement de 0,03 à 0,05 centime à la maison de disque, qui s’occupe d’en verser ensuite une partie à l’artiste concerné(e). Un aspect que la chanteuse Bjork a critiqué il y a quelques jours, allant jusqu’à déclarer que « Spotify est probablement la pire chose qui soit arrivée aux musiciens. La culture du streaming a changé toute une société et toute une génération d'artistes ».

En outre, l’activité est peu rentable pour Spotify. Il a ainsi fallu attendre le troisième trimestre 2023 pour voir le Suédois annoncer des bénéfices, à 32 millions d’euros. Un an plus tard, le bénéfice opérationnel est de 454 millions d’euros.

Spotify s’est fait un nom sur le terrain des algorithmes, a licencié, occupe une place importante dans les podcasts et propose depuis plusieurs mois de la lecture. Sur la partie musique cependant, une polémique croissante vient jouer les trouble-fêtes.

Faux artistes, vraies listes poussées sur l'accueil

La journaliste américaine Liz Pelly, interviewée avant hier par Le Monde, a récemment publié un très long article relatant ses découvertes sur un phénomène prenant de l’ampleur sur Spotify : les faux artistes. Selon elle, les listes maison – proposées par Spotify après curation humaine – sont envahies de titres provenant d’artistes ou de groupes qui n’existent pas.

Ces productions seraient celles d’entreprises spécialisées dans la création de musiques d’ambiance. Des productions pas nécessairement humaines, pouvant avoir été créées, dans une optique simple : fournir une « nappe sonore » que l’on peut écouter sans y prêter attention.

Ce qui n’a presque l’air de rien répond en fait à une demande très importante de la part des abonnés. Un grand nombre de personnes cherchent en effet à écouter un certain type de son pour accompagner une activité. Un complément sonore, en quelque sorte, pour toutes sorties d’activités : un travail réclamant de la concentration, un réveil en douceur ou au contraire énergique, etc. On peut rapidement trouver un type de son correspondant à l’humeur.

Ces musiques, largement popularisées par la chaine YouTube Lofi Girl, intéressent fortement Spotify. Depuis plusieurs années, la société suédoise propose ses propres listes. Y figurer peut représenter un immense tremplin pour les artistes, car ces listes sont présentes sur l’écran d’accueil (« featured »), pouvant agripper le regard des personnes abonnées.

Or, la journaliste a remarqué que certaines de ces listes (comme « Ambient Relaxation ») sont remplies en majeure partie (voire intégralement) par de faux artistes. Pourquoi Spotify pousserait de telles créations ? Selon Liz Pelly, parce que cela coûte bien moins cher à l’entreprise.

L’arrivée du Perfect Fit Content

La journaliste décrit comment la prise de conscience est apparue chez Spotify. D’un côté, le pouvoir de recommander un type de musique selon l’humeur ou pour accompagner d’une activité. De l’autre, la réalisation que cet accompagnement n’est écouté que d’une oreille. « En conséquence, le raisonnement semblait être le suivant : pourquoi payer des redevances à plein tarif si les utilisateurs n'écoutent qu'à moitié ? », indique Liz Pelly.

Pour réduire la facture envers les maisons de disque, Spotify aurait créé le programme interne Perfect Fit Content (PFC) dès 2016. Plusieurs médias abordaient déjà le problème, sans lui donner un nom, à l’instar de Music Business Worldwide. L’objectif du programme serait depuis de créer une banque grandissante de son que Spotify pourrait proposer, répondant à la demande des abonnés sans pour autant reverser des redevances aux majors. Moins de redevances, donc une plus grande partie de l’abonnement gardée pour ses propres bénéfices.

La journaliste précise dans son compte-rendu – ainsi que dans un livre à paraitre en mars, Mood Machine – que son enquête a commencé en 2022 quand elle a visité les locaux du média suédois Dagens Nyheter. Elle s’intéressait à leur propre enquête sur les pratiques de Spotify, car la problématique des faux artistes existait depuis des années. Elle s’étonnait que le sujet ne soit pas plus abordé en dehors de la presse suédoise.

« Arrêter un train qui partait déjà »

Pour sa propre enquête, en complément de celle de Dagens Nyheter, elle dit avoir interrogé plus d’une centaine de personnes, dont d’anciens employés de Spotify et des artistes travaillant pour fournir cette « musique de fond », comparée d’ailleurs aux orchestres présent dans certaines réceptions.

Un joueur de jazz lui a notamment indiqué travailler sur ce type de musique, sans connaitre toutefois l’ampleur du phénomène. Il a ainsi expliqué produire des « morceaux anonymes pour une société de production qui les distribuerait sur Spotify ». Il fallait surtout que la musique soit la plus simple possible, en s’appuyant sur des listes déjà existantes et rassembler des musiciens si nécessaires pour enregistrer les titres, en une seule fois idéalement.

Les anciens employés ont évoqué une tendance croissante apparue il y a plusieurs années. « Certains d'entre nous n'étaient vraiment pas satisfaits de ce qui se passait... Nous n'aimions pas que ces deux types qui écrivent normalement des chansons pop remplacent des tas d'artistes. Ce n'est pas juste. Mais c'était comme essayer d'arrêter un train qui partait déjà », a indiqué l’un d’eux.

Les utilisateurs ne s’en aperçoivent pas

« En 2023, plusieurs centaines de listes de lecture étaient contrôlées par l'équipe responsable du PFC. Plus de 150 d'entre elles, dont "Ambient Relaxation", "Deep Focus", "100% Lounge", "Bossa Nova Dinner", "Cocktail Jazz", "Deep Sleep", "Morning Stretch" et "Detox", étaient presque entièrement composées de PFC », écrit Liz Pelly.

Selon les anciens employés interrogés, l’attitude générale chez Spotify a consisté à augmenter petit à petit la présence des contenus PFC dans les listes en surveillant les réactions. Il semble que personne n’ait vraiment remarqué la différence, au fur et à mesure que de vraies artistes étaient remplacés par ces productions « génériques ». Auprès du personnel, Spotify aurait argué que ces musiques étaient de toute façon utilisées en fond et qu’il y avait peu d’artistes adaptés. Le deuxième argument n’a pas semblé faire mouche.

Cependant, même si les utilisateurs ne s’en aperçoivent pas, ils ne sont pas non plus au courant. Que Spotify cherche à produire des listes de titres moins onéreuses se comprend, mais présenter ces créations comme celles d’artistes existants est un autre problème.

Nous avons posé la question à Spotify et mettrons à jour cette actualité en cas de réponse. L’entreprise s’est déjà exprimée auprès de Harpers Magazine : elle ne cherche pas à augmenter les activités de type PFC. Cependant, selon des messages Slack internes consultés par Liz Pelly, les fournisseurs PFC seraient activement priorisés pour l’ensemble des listes de lecture de type « chill ».

Une participation visible à l’investiture de Donald Trump

Si l’on savait déjà que plusieurs grands noms de la tech américaine avaient généreusement participé à l’investiture du nouveau président, c’est aussi le cas de Spotify. La société a ainsi versé 1,7 million de couronnes suédois (environ 150 000 euros) pour l’évènement, à la grande colère de l'association United Musicians and Allied Workers.

Cette participation, en provenance d’une société européenne, a été remarquée et provoque une autre série de questions, en parallèle de celles sur les faux artistes. À Bloomberg, qui s’interrogeait sur ce versement, l’entreprise a répondu : « Spotify organise depuis longtemps des événements à Washington D.C. et dans d’autres capitales du monde entier, réunissant des dirigeants politiques, des personnalités des médias et des pairs du secteur de tout le spectre politique ».

Spotify aurait également organisé un « brunch de la victoire », le jour précédant l’évènement, pour célébrer notamment le rôle qu’avaient joué les podcasts dans l’élection. Étaient conviés notamment Ben Shapiro, Tim Pool et surtout Joe Rogan. Si ce dernier n’est pas venu, c’est à son micro que Mark Zuckerberg vantait récemment les mérites de « l’énergie masculine ». Joe Rogan, avec qui Spotify avait signé un juteux contrat de 250 millions de dollars en février dernier pour assurer une présence prioritaire sur la plateforme de streaming.

Commentaires (20)

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Et en plus les PFC sont très mauvais pour la couche d'ozone :)
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De l'autre côté, Deezer semble prendre une autre voie pour justement mieux rémunérer les artistes, et exclure les contenus générés par IA :
- https://newsroom-deezer.com/fr/2025/01/deezer-et-la-sacem-pour-une-remuneration-plus-equitable/
- https://newsroom-deezer.com/fr/2025/01/deezer-deploie-un-outil-de-pointe-dans-la-detection-de-musique-generee-par-ia-2/

Spotify va finir comme X à ce rythme : suivre un processus d'emmerdification, mettant en avant les contenus les plus radicaux (rien que le contrat signé avec Joe Rogan laisse perplexe quant à la ligne suivie).
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Avec la fausse randomisation des listes de lecture ça m'énervait déjà, là je crois que c'est la goutte d'eau qui va me faire partir chez deezer, et tant pis si l'app n'est pas intégrée à la voiture. Le Bluetooth va chauffer et tant pis.
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le gros problème de Deezer, pour moi en tous cas, est l'absence d'un équivalent (utilisable, pas leur truc sorti à la va-vite au bout de plusieurs années de demande) à Spotify connect
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D'un autre côté je peu aussi comprendre, pour avoir écouté Deep Focus assez régulièrement, je n'y prête effectivement pas attention, c'est juste un fond pendant ma lecture du soir avant de dormir, généralement 1h 1h30. Tout ce que je demande à la playlist, c'est un rythme calme et pas de paroles.
Du coup est-ce vraiment viable pour Spotify de payer des royalties aux artistes pour ce genre d'écoute passive ?
Cela doit représenter un nombre d'écoute assez important. Leur démarche de créer du contenu adapté à cette demande ne me choque pas plus que ça.

Au final, est-ce que le vrai problème ne serait pas plutôt d'avoir tenté de faire ça à l'insu des utilisateurs ?
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Si c'est d'ailleurs ce que dit la news :
Que Spotify cherche à produire des listes de titres moins onéreuses se comprend, mais présenter ces créations comme celles d’artistes existants est un autre problème.
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J'ai à peu près le même cas d'usage, musique calme sans paroles pour la lecture avant dodo. La playlist en random et m'en fous.
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"Spotify s’est fait un nom sur le terrain des algorithmes, a licencié, occupe une place importante dans les podcasts et propose depuis plusieurs mois de la lecture."

Je ne suis pas certaine de comprendre. Comment doit s'entendre "a licencié" ? Merci.
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viré des gens.
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En remplaçant "a licencié", ça sonne bizarre non ? "Spotify s’est fait un nom sur le terrain des algorithmes, en virant des gens, occupe une place importante dans les podcasts et propose depuis plusieurs mois de la lecture.".

Edit : le lien de patch ci-dessous a clarifié le contexte.
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Viré des gens.
https://www.challenges.fr/entreprise/tech-numerique/spotify-va-de-nouveau-supprimer-des-emplois-1-500-postes-concernes_876124
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Merci pour le contexte. Du coup, je comprends mieux. C'est l'insertion en plein milieu de la phrase, qui fait pas naturel (pour moi) qui m'a fait douter. J'ai pensé au sens de licence.
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J'avoue que le don de Spotify pour l'investiture de Donald Trump a comme un petit goût de poignard dans le dos venant d'une entreprise européenne.
La conclusion de l'article avec les trois personnes citées est tout aussi compliquée, je n'avais pas eu connaissance de ces initiatives et contrats actés par Spotify.
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Il faudrait voir les lois en Suède, mais pour moi une entreprise qui fait un don à un élu, c'est de la corruption.
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Il faut plutôt regarder les lois des USA à ce sujet et c'est autorisé.
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J'avais bien fait d'arrêter mon abonnement il y a 6 mois... "trop cher mon fils"...
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Déjà que la répartition entre les artistes est limite, mais si en plus Spotify agrandit la part de son gâteau sans que les utilisateurs le sachent...

Et évidemment après on va augmenter les prix "parce que les artistes, quand même, il faut qu'ils vivent", accompagné de chiffres alarmants sur la baisse de revenus du secteur (aka ce qui part chez eux directement...).
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11,12 euros par mois […] paiement de 0,03 à 0,05 centime à la maison de disque
(déjà, c'est 3 à 5 centimes, signalé)

Ça fait 9 lectures par jour, ça me semble très très très peu…
Spotify a d'autres sources de revenus ?
Sinon, c'est sûr que ça ne peut pas être rentable.
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Non c'est de 0.003€ à 0.005 €, donc 0.3 centimes
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Ah oui tiens, j'étais allé voir la source, mais j'ai dû louper un zéro 😅
Du coup, ça donne 90 lectures par jour, c'est plus raisonnable.

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