Quand le contrôle parental sert de façade pour espionner son conjoint
Le consentement ? Pourquoi faire ?
En 2022, nous vous proposions une enquête sur un stalkerware – mSpy – qui ciblait particulièrement les hommes souhaitant « contrôler » des femmes. Deux ans plus tard, force est de constater que ces pratiques ont encore le vent en poupe, chez plusieurs éditeurs. Certaines applications de contrôle parental en profitent pour aller jusqu'à vous proposer d’espionner votre conjoint !
Le 18 décembre 2024 à 10h46
13 min
Société numérique
Société
Notre enquête débute sur les réseaux sociaux, TikTok plus précisément, avec une publication identifiée comme une « collaboration commerciale » d’un compte proposant des « astuces tech » (642 000 abonnés) pour une application permettant de « surveiller tout ce qui est fait sur un autre téléphone en accédant à la caméra, en visionnant l’écran. Bref, c’est très pratique ». Il s’agit d’AirDroid Contrôle Parental.
Surveiller, espionner : le choix des mots, le choc des propos
Une semaine plus tard, rebelote (avec deux fois la même publication par ce même compte Tiktok) : « espionner le téléphone de quelqu’un d’autre, c'est possible avec FamiSafe qui permet d’accéder à l’activité d’un autre téléphone ».
Dans les deux cas, le créateur de contenus indique dans sa vidéo – au bout d’une dizaine de secondes tout de même – « que c’est clairement une application de contrôle parental ». On décide de regarder de plus près ces deux applications : que proposent-elles réellement : « contrôle parental », « surveiller », « espionner » ? Les mots ont de l’importance et ne veulent pas dire la même chose.
On rappelle simplement la définition d’espionner selon le Larousse : « surveiller avec malveillance les faits et gestes de quelqu'un, guetter quelqu'un pour surprendre ses secrets au profit d'un tiers ou de soi-même : espionner sa femme ». Pas vraiment compatible avec le fait d’« obtenir le consentement de l'utilisateur ». Mais qu’importe pour mSpy, qui cible large avec les enfants et les conjoints.
Un rappel avant d’entrer dans le vif du sujet : le contrôle parental sur des mineurs est légal. Il permet d’accompagner vos enfants dans l’usage du téléphone (avec des limites, des garde-fous et de la surveillance), mais ce n’est pas un outil magique. Et, surtout (on ne le répètera jamais assez), n’oubliez pas le dialogue et la sensibilisation ! Discutez-en avec votre enfant, expliquez-lui votre démarche, soyez à l’écoute, etc. La CNIL a publié un dossier sur le sujet.
Par contre, surveiller une personne majeure est puni par la loi, qui prévoit jusqu'à « un an d'emprisonnement et 45 000 euros d'amende le fait, au moyen d'un procédé quelconque, volontairement de porter atteinte à l'intimité de la vie privée d'autrui ». Cela comprend aussi bien les messages que la localisation. C’est pourtant ces arguments que mettent en avant certaines sociétés.
Circonstance aggravante, « lorsqu'ils sont commis par le conjoint ou le concubin de la victime ou le partenaire lié à la victime par un pacte civil de solidarité, ces faits sont punis d'une peine de deux ans d'emprisonnement et de 60 000 euros d'amende ».
AirDroid : comment faire « pour savoir si notre partenaire nous trompe » ?
On commence par AirDroid Parental Control, dont la page d’accueil ne met rien d’autre en avant que du contrôle parental. Des témoignages de parents, des exemples avec des enfants (dans les descriptifs et les images, etc.).
Néanmoins, le discours dérive assez vite si on étend un peu nos recherches à des billets de blogs autour du contrôle parental sur le site AirDroid, une société de Sand Studio basée à Singapour. Et il ne faut pas chercher bien loin pour voir un changement radical de discours.
Des motifs surprenants : « soupçons d'infidélité », « curiosité personnelle »
Sur cette page (datée du 4 septembre 2024), AirDroid annonce la couleur : « Comment savoir avec qui il parle sur WhatsApp, est-il possible ? Parfois, nous devons le faire pour nous assurer que nos enfants ne parlent pas à des inconnus ou pour savoir si notre partenaire nous trompe ». Il est question des enfants pour du contrôle parental, mais aussi de son partenaire pour de l’espionnage illégal cette fois-ci.
Et la société n’en reste pas là : « Bien qu'il ne soit généralement pas considéré comme approprié de surveiller les messages privés d'une autre personne sans son consentement, les gens peuvent avoir différentes raisons de vouloir savoir avec qui il parle sur WhatsApp ».
Et dans la liste des raisons, l’entreprise y va franchement : « soupçons d'infidélité », « préoccupations en matière de sécurité » pour les parents, « surveillance du lieu de travail » et… même une « curiosité personnelle » pour les individus « curieux de savoir avec qui leurs amis ou connaissances parlent sur WhatsApp, sans avoir de raison particulière de vouloir le savoir ». Ambiance…
Surveiller vos enfants ou… « vos partenaires »
Trois « solutions » sont mises en avant et la deuxième ne surprendra personne : « En utilisant une application de surveillance de WhatsApp […] Bien qu'il existe de nombreuses applications disponibles, nous recommandons l'utilisation de Contrôle parental AirDroid pour sa gamme complète de fonctionnalités ».
La conclusion de cet « article » ne laisse pas de place au doute quant à la cible (spoiler : ce ne sont pas que les enfants) : « si vous souhaitez vérifier efficacement avec qui il parle sur WhatsApp, nous vous recommandons d'utiliser le Contrôle parental AirDroid. AirDroid possède des fonctionnalités complètes qui permettent de surveiller efficacement l'activité de vos enfants ou de vos partenaires sur WhatsApp ».
« Comment savoir avec qui ma femme parle »
On reste sur la même page d’AirDroid, mais on descend dans la FAQ : « Comment puis-je savoir avec qui mon petit ami parle sur WhatsApp ? Vous pouvez savoir avec qui votre petit ami parle sur WhatsApp en accédant à son téléphone ou à son compte WhatsApp et en consultant ses discussions et ses messages ».
Histoire de contenter les deux camps, et peut-être de s’assurer d’un meilleur référencement, la FAQ propose aussi une question/réponse sur : « Comment savoir avec qui ma femme parle sur WhatsApp ? Vous pouvez savoir avec qui votre femme parlent sur WhatsApp en accédant à son téléphone ou à son compte WhatsApp et en vérifiant ses conversations et ses messages ». Pour rappel, nous sommes dans un billet de blog classé dans la catégorie Contrôle Parental.
Un message de « prévention » est ajouté : « cela peut violer sa vie privée et sa confiance, et causer des problèmes dans le mariage. Soyez prudent en le faisant », dans le premier cas (« avec qui ma femme parle »). Et, « cela peut constituer une violation de sa vie privée et de sa confiance et causer des problèmes dans votre relation », dans le second (« avec qui mon petit ami parle »).
Quand un « logiciel espion est un bon moyen » de…
Sur la FAQ d’une autre page – Comment lire les SMS d'un autre portable à distance ? –, AirDroid va droit au but (fautes de frappe incluses dans la citation) : « Comment recevoir les messages texte de ma femme gratuitement ? Installer une application gratuite contenant un logiciel espion est un bon moyen de lire à distance les messages du téléphone de votre femme. Vous devez installer l'application sur le son téléphone portable et accéder à ses communications depuis votre appareil ou votre ordinateur ». Le message de « prévention » passe aux oubliettes dans la réponse.
Toujours avec des liens vers l’application de contrôle parental, on trouve bon nombre d’autres « articles » aussi nauséabonds sur le site AirDroid. Un exemple dans l’article « Comment tracer un téléphone gratuitement en ligne » : « les parents qui veulent surveiller leurs enfants, les gens qui ont récemment perdu leur téléphone ou les partenaires qui veulent savoir où se trouve leur amant ou leur compagnon peuvent utiliser des fonctionnalités, des sites Web ou des applications tierces pertinents pour résoudre les problèmes qu'ils se rencontrent ». Trois méthodes sont mises en avant : Google Maps, Localiser mon appareil et bien évidemment « l'application AirDroid Parental Control ». Un dernier exemple sur cette page.
AirDroid passe en mode chevalier blanc…
Comble de l’ironie, AirDroid propose aussi un article intitulé « comment Empêcher Quelqu'un de Dupliquer Votre Téléphone ? » L’entreprise explique que, « au-delà des cybercriminels, des employeurs, des partenaires ou des membres de la famille peuvent également dupliquer l'écran de votre appareil à l'aide d'applications de surveillance ». L’application parle en connaissance de cause…
Et elle ne s’arrête pas en si bon chemin : « Nous savons tous que des intrusions sérieuses peuvent entraîner des violations de la vie privée significatives, car elles peuvent obtenir et révéler vos images privées, mots de passe et autres informations ».
« Il est vital de savoir si quelqu'un duplique votre téléphone sans autorisation », affirme AirDroid qui donne des « astuces » pour « savoir si votre téléphone a été dupliqué » et comment l’empêcher. Un bel exemple de double discours…
Alexandra Furet, rédactrice aux multiples casquettes
La plupart des articles sont écrits par une certaine Alexandra Furet, présentée comme la « rédactrice en chef d'AirDroid ». Voici sa bio officielle sur AirDroid : « Cela fait dix ans qu'elle écrit des articles professionnels sur les smartphones, les ordinateurs, l'Internet et la technologie. Grâce à une décennie d'expérience d'écriture en matière de technologie et son attitude prudente, elle garantit la précision et l’approfondissement de son contenu ».
Elle est très active, avec jusqu’à plusieurs contenus par jour. C’est d’autant plus impressionnant qu’on la retrouve aussi dans la liste des « auteurs et intervenants » d’editorial tALentA (de Vilafranca del Penedès en Espagne), si l’on en croit la photo de profil. Elle change toutefois de nom pour devenir Helena Molina.
Vous l’aurez certainement deviné, il s’agit d’une même photo provenant d’une banque d’images, celle de Freepik en l’occurrence.
« Suivre l'emplacement de votre conjoint ou enfant à leur insu »
AirDroid n’est pas le seul à mettre en avant sa solution de contrôle parental pour espionner des adultes et des membres de sa famille. FamiSafe de Wondershare (une société asiatique) n’est pas en reste. Dans cet article intitulé « comment suivre le téléphone par Google Earth », l’entreprise annonce la couleur. Le mari ou la femme passe même avant les enfants :
« Êtes-vous déjà demandé pourquoi votre mari ou votre femme revient si tard ? Avez-vous pensé pourquoi votre enfant revient de l'école si tard ? Ce sont les questions communes que presque chaque personne fait face au moins une fois dans toute leur vie. Dans ce monde de l'informatisation rapide, il existe des outils de suivi GPS incroyables qui vous aideront à suivre l'emplacement de votre conjoint ou enfant à leur insu ».
À l’insu de son conjoint donc, FamiSafe ne prend même plus aucune précaution de langage dans cet article. Google Earth est la première « solution » proposée, mais n’est pas la seule mise en avant, on retrouve aussi la « Meilleure application de suivi GPS - FamiSafe ».
L’article est signé Caroline Laurent, avec une image de profil provenant cette fois encore de la banque d’image Freepik. On ne va pas refaire toute l’histoire, vous avez compris le principe.
« Si vous faites face à des problèmes de confiance … »
mSpy, dont nous parlions il y a deux ans, continue lui aussi de franchir allègrement la ligne jaune pour vanter la possibilité d’espionner. C’est notamment le cas dans la section « des commentaire rééls de la part de clients satisfaits de mSpy ».
Un certain Jimmy T fait le retour suivant : « Si vous êtes comme moi, vous voulez sans doute savoir si vous pouvez faire confiance à votre petit ami. C'est là que mSpy entre en jeu. mSpy est une application téléphonique qui vous permet de suivre ses appels et ses messages, même s'il les efface. Grâce à mSpy, j'ai pu découvrir la vérité sur ma relation et surprendre mon petit ami en train de me tromper. Si vous faites face à des problèmes de confiance dans votre relation, je vous recommande vivement d'essayer mSpy ».
L’application affiche par contre un discours bien rodé dans sa Foire aux questions : « L’application de surveillance mSpy est un logiciel de contrôle parental totalement légal. Par conséquent, son installation et son utilisation sur le smartphone d’un mineur sont autorisées par la loi. Cependant, vous devez obtenir le consentement de l'utilisateur si vous envisagez de l'installer sur le téléphone d'un adulte ». On retrouve le même genre d’avertissement chez toutes les applications du genre, après des explications sur comment espionner son conjoint sans vergogne.
« Ce qui se fait de mieux sur le marché pour espionner »…
Autre question, autre ambiance : « Est-ce que mSpy est le meilleur logiciel espion téléphone ? Le logiciel d’espionnage mSpy est actuellement ce qui se fait de mieux sur le marché pour espionner un téléphone. Il offre une gamme complète de fonctionnalités de surveillance efficaces, automatiques et extrêmement précises ».
Sur une autre page, mSpy met en avant la liste des applications supportées : « Nous parlons de WhatsApp, Instagram, Facebook Messenger, Snapchat, et même Tinder »… Tinder où l’age minimum est de 18 ans, on sort donc forcément du cadre du contrôle parental sur un mineur. Mais après tout aucun souci, puisqu’il suffit d’obtenir le consentement de la personne à surveiller. Le reste, mSpy s’en lave visiblement les mains, et nous ne sommes qu’au début de notre enquête.
Il y a bien d’autres exemples. ClevGuard (une société basée à Londres) y va aussi de son billet de blog pour expliquer « Comment lire les messages WhatsApp de ma copine sans qu'elle le sache ? ». Et, comme par hasard, KidsGuard de ClevGuard est présenté comme la solution idéale : « Une fois installé sur le téléphone cible, il est 100% indétectable et enregistre secrètement la moindre activité de votre petite amie sur WhatsApp ».
Billet de blog vs site : deux salles, deux ambiances
Garder une page de présentation des applications de contrôle parental « propre », mais l’assortir de billet de blog nauséabond sur la surveillance et l’espionnage de son conjoint ou de proches semble être une pratique qui a le vent dans le dos.
Nous avons contacté la DGCCRF afin de savoir si elle est compétente pour traiter ces genres de cas. Le cas échéant, des contrôles ont-ils déjà été menés ou le seront-ils à l’avenir ? Avec quelles conséquences possibles (sanctions, mises en demeure, fermeture de l’application…) ?
L’Autorité de la concurrence n’a pas souhaité nous répondre pour le moment. Dans la seconde partie de notre enquête, nous verrons comment des applications détournent les liens sponsorisés Google pour cibler des recherches bien précises.
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Le cas présent n'est qu'un business géré par des personnes qui s'en fichent royalement de suivre la loi française. Si sanction il y a, elle n'aura peu ou pas d'impact sur l'activité de cette/ces entreprise(s).
Le 18/12/2024 à 12h31
Après, les commentaires sont bien réels vu qu'on les a sous les yeux mais il ne disent rien sur la réalité des "clients".
Le 18/12/2024 à 12h59
Vive la connerie humaine, source intarissable de business.
Le 18/12/2024 à 13h16
Ou c'est moi qui suis à l'envers ?
#mondeDeZinzin
Le 20/12/2024 à 13h54
L’article 323-1 ne s'applique pas ? 3 ans et 100 000€ pour accès et maintien frauduleux dans un système de traitement automatisé de données
Ou alors c'est plus compliqué à prouver ?
Je suis informaticien, pas juriste, mais déformation professionnelle, ce second article fait partie du peu de droit de la première année d'études en informatique...
Et dans les faits, il y a eu des condamnations pour l'un ou l'autre motif ?
Le 23/12/2024 à 12h16
Ça me paraît tout de même aberrant qu'autant d'entreprises puissent éditer autant de solutions de surveillance.
Google devrait prêter bien plus attention aux applications de contrôle parental et tout ce qui touche à la surveillance.