Capteurs biométriques : l’Intérieur caviarde la quasi-totalité des documents obtenus via la Cada
CADAviardés

Le cahier des charges des capteurs d'empreintes digitales réclamés par le ministère de l'Intérieur ressemblait en tous points à ceux commercialisés par Idemia. Le pionnier et leader français de la biométrie avait d'ailleurs emporté le marché. Les documents relatifs à l'attribution du marché sont cela dit tellement caviardés qu'il est quasiment impossible de savoir pourquoi.
Le 15 novembre 2024 à 16h07
10 min
Sécurité
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Dans un précédent article, nous détaillions ce pourquoi la Commission d'accès aux documents administratifs (Cada) avait émis un avis favorable cet été à notre demande d'accès aux documents relatifs à un marché public de 56 millions d'euros de fourniture de capteurs d'empreintes digitales, en prévision des Jeux olympiques de Paris 2024. Un épisode qui venait se rajouter à la saga de ce contrat, que Next a déjà, plusieurs fois, chroniqué depuis 2021.
Le ministère de l'Intérieur n'ayant pas fait suite à l'avis favorable de la Cada, nous l'avions relancé le 6 septembre dernier, et il nous a finalement transmis, cinq jours plus tard, 15 documents (voir en fin d'article) :
« Vous trouverez ci-joint les rapports d'analyse technique, qui intègrent l'analyse des candidatures et des offres, se rapportant aux lots n° 1 à 5 ainsi que les rapports de présentation correspondants, occultés ou disjoints des informations protégées, notamment par le secret des affaires. »
Mais plutôt que de nous transmettre les fichiers .pdf au format texte, il s'agit de scans (au format image) des versions papier des documents. De plus, leur qualité est volontairement dégradée (et pour certains légèrement décalés, compliquant leur OCRisation), et étrangement effectuée au moyen du logiciel PDFCreator, dans sa version 2.2.2.0, qui daterait de… fin 2015. Et ce, alors que les documents ont pourtant été « signés numériquement » au moyen de Foxit PDF Reader, et que leurs versions papier ne sont donc qu'une version dérivée des documents initiaux.
Les documents sont par ailleurs grandement caviardés, à commencer par l'analyse des offres des candidats (pages 18 à 22, et 26 à 29), de leurs performances économiques (23 et 30), ainsi que les passages détaillant leurs points forts et faibles (24 et 31), qui sont intégralement caviardés, de sorte qu'il faut lire entre les lignes pour tenter de comprendre ce pourquoi telle ou telle proposition a finalement été privilégiée, ou non.

En outre, seuls les noms des entreprises ayant remporté les marchés apparaissent en clair, ceux des entreprises écartées étant, eux aussi, caviardés.
Quatre propositions « jugées irrégulières »
Dans chacun des quatre lots où trois postulants étaient en concurrence, le ministère estima par ailleurs que les réponses adressées par l'un des trois candidats à ses demandes de précisions « n'ont pas satisfait l'administration », la conduisant à constater « l'irrégularité de son offre », ne laissant finalement que deux candidats en lice.
L'un d'entre eux n'a ainsi envoyé l'exemplaire attendu de son capteur d'empreintes digitales mono-doigt (lot n°1) que le jour où le ministère le lui a demandé, le 15 mai 2023, alors qu'il aurait dû l'envoyer « avant la date limite de remise des offres », quatre jours auparavant.
La proposition de l'une des trois entreprises avaient ainsi déposé des offres pour le lot n°3, relatif à la « fourniture de capteurs nomades d’empreintes de doigts et palmaires et prestations associées », fut elle aussi « jugée irrégulière », au motif que les éléments transmis n'étaient, là encore, « pas conformes » à certaines des exigences formulées dans les documents de la consultation.

Le rapport de dépouillement des offres (RDO) précise que l’administration a constaté que l'offre du candidat [nom caviardé] « comportait des points de non conformité à certaines exigences détaillées dans le descriptif des items d’analyse du cadre de réponse technique (CRT) ». Par conséquent, son offre n’a pu être analysée.

Les deux autres sociétés, aux [noms caviardés], avaient de leur côté transmis, dans le temps imparti, les éléments demandés qui avaient satisfait l’administration. Leurs offres ont donc pu être analysées.

Une « suspicion d'offre anormalement basse »
L'administration a par ailleurs « été conduite à déclencher une procédure contradictoire pour suspicion d'offre anormalement basse », à savoir une offre « dont le prix est manifestement sous-évalué et de nature à compromettre la bonne exécution du marché ».
L’administration lui avait alors demandé de lui fournir « toutes précisions et justifications utiles afin de démontrer que son offre était économiquement viable et garantissait la bonne exécution de l'accord-cadre au regard de l’ensemble des exigences formulées dans le dossier de la consultation. »

La réponse, caviardée dans le document transmis par le ministère, avait cela dit « satisfait l'administration ».
À la recherche du nombre de caractères, et de lignes
Les documents transmis par le ministère explicitent ensuite les parties rappelant la méthode d'analyse des offres, les (sous-)critères de choix techniques et échelles de pondération, ou encore les « typologies génériques d'appréciation ».

Par contre, les cinq pages d'analyse du critère « valeur technique » de l'offre d'Idemia Identity & Security sont intégralement caviardées, tout comme la page d' « analyse de la performance économique », la demi-page consacrée à ses « principaux points forts », les 3 ou 4 lignes de « principaux points faibles », ainsi que les notes qui lui avaient été attribuées, tant pour ce qui est des critères techniques que relatifs au prix proposé.

S'il en va de même pour l'analyse de l'offre de la seconde société retenue à candidater, et dont le nom (en 5 lettres) a, lui aussi, été caviardé, on notera cela dit que, dans la synthèse de l'offre, les « principaux points forts » font 5 à 6 fois moins de lignes que les « principaux points faibles », contrairement à ceux d'Idemia.

Ce pourquoi Idemia s'est vu attribuer le marché, l'administration indiquant par ailleurs qu'elle « souhaite également retenir la prestation supplémentaire éventuelle (PSE) » proposée par la société, mais dont le détail n'est pas précisé.
Les documents ayant été caviardés, il nous est difficile de pouvoir mesurer jusqu'où le cahier des charges aurait été écrit pour privilégier l'offre d'Idemia, comme pouvaient le laisser supposer les nombreuses similitudes avec les caractéristiques des capteurs MTop (cf notre article).
Il n'en reste pas moins que l'offre d'un des trois concurrents avait été invalidée avant même d'avoir été examinée, et que l'autre postulant semblait donc avoir cumulé plus de défauts que de qualités, à l'exact inverse d'Idemia.
Des marchés attribués aux montants maximums autorisés
L'analyse des autres documents montre que, pour les quatre autres lots, les paragraphes consacrés aux « principaux points forts » des candidats finalement retenus étaient systématiquement plus longs, et les « principaux points faibles » plus courts que ceux du postulant perdant.
Reste que les documents ne permettant pas non plus de comprendre pourquoi les marchés avaient tous été attribués, non pas aux montants initialement estimés par l'administration, mais à leurs montants maximums autorisés.
Idemia avait ainsi emporté les marchés de capteurs d'empreintes digitales mono-doigt pour 150 000 € (vs 45 000 €), multi-doigts (4,5 M€ vs 2M€) et de capteurs nomades d'empreintes digitales doigts et palmaires (42,5M€ vs 21 M€), l'Imprimerie nationale le lot de lecteurs de documents standards et scanners à plat pour 700k€ (vs 241k€), et Thales celui des lecteurs de documents d'identité sécurisée, de séjour et de voyage pour 5M€ (vs 2,3M€).

Le lot n°6 de fourniture de solutions de prises d'images faciales n'avait, lui, pas été attribué, au motif qu' « aucune offre ou demande de participation n'a été reçue ou elles ont toutes été rejetées ». Aucun des documents transmis par le ministère suite à notre demande Cada ne porte cela dit sur ce lot-là, nous empêchant donc de savoir si des offres avaient bien été proposées, puis finalement rejetées, ou pas.
En outre, le ministère n'a pas non plus donné suite à nos autres demandes de transmissions des dossiers, rapports, études (dont les études d'impact), procès-verbaux et comptes rendus de réunions afférents à cet appel d'offres, non plus que sur les échanges et correspondances qui ont pu être réalisés à ce sujet avec les soumissionnaires, la CNIL, l'ANSSI ou toute autre entité concernant ce marché (études d'impact, courriels, conseils…).
Un différend d'interprétation de la doctrine de la Cada
Dans un autre e-mail lui aussi transmis ce 11 septembre 2024, la sous-direction de l'achat et du suivi de l'exécution des marchés du ministère de l'Intérieur nous répond que, « concernant les actes administratifs et décisions administratives liées à ce dispositif : cette formulation est trop vague pour déterminer les documents objet de la demande, qui est donc sans objet ».
De plus, aucun dossier, rapport, étude (y compris d'impact), procès-verbaux ni comptes-rendus de réunions relatifs à ce marché n'aurait été produit, pas plus qu'il n'y aurait eu d'échanges ou de correspondances à son sujet, « ce qui rend cette demande sans objet ». En outre, et « comme il ressort tant de la jurisprudence administrative que de la doctrine de la CADA » :
« L'offre technique du titulaire, les manuels techniques, ainsi que l'ensemble des pièces composant l'offre tels que formulés dans cette demande, font partie intégrante de l'offre technique et financière du titulaire, qui est protégée par le secret des affaires, et n’est donc pas communicable. »
Dans sa réponse, le ministère nous rétorque que « par ailleurs, en votre qualité de tiers par rapport à la consultation, vous ne pouvez connaître, ni les appréciations techniques et financières ainsi que les notes et le classement des candidats évincés, ni ceux de l'attributaire (avis n° 20161692 du 26 mai 2016) », ce pourquoi ces informations, y compris les noms des entreprises évincées ou écartées pour irrégularité, « sont donc occultées dans les documents précités ».
Dans l'avis dont il est question, la Cada précise en effet que « les notes et classements des entreprises non retenues ne sont communicables qu'à celles-ci, chacune en ce qui la concerne », comme l'avait d'ailleurs souligné l'avis favorable de la CADA en réponse à notre demande d'accès.
Mais contrairement à l'interprétation que semble en faire le ministère, la commission y soulignait aussi que « les notes, classements et éventuelles appréciations de l'entreprise lauréate du marché sont librement communicables », comme elle nous l'avait également rappelé en juillet dernier. Ce qui, en l'espèce, n'a pas été respecté.
Étrangement, le ministère se fait quasi-menaçant, usant d'une formulation que nous serions les seuls à avoir reçus :
« Je vous rappelle également qu’aux termes du dernier alinéa de l’article L. 311 - 2 du code des relations entre le public et l'administration, je ne suis pas tenu "de donner suite aux demandes abusives, en particulier par leur nombre ou leur caractère répétitif ou systématique" ».
Le courriel précise enfin, en guise de conclusion, que « vous disposez d'un délai de deux mois pour saisir le tribunal administratif de Paris à compter de la réception de la présente réponse ».
La Cada ayant donc, dans son avis n° 20161692 du 26 mai 2016, souligné que « les notes, classements et éventuelles appréciations de l'entreprise lauréate du marché sont librement communicables », nous avons demandé à Maître Alexis Fitzjean Ó Cobhthaigh, avocat au Barreau de Paris, de saisir le tribunal administratif, pour qu'il enjoigne au « ministre de nous communiquer l’ensemble des documents administratifs, non occultés », dont nous demandions la communication.
Le fichier .zip de 12,8Mo contenant les 15 documents .pdf transmis par le ministère de l'Intérieur, suivi de la requête déposée au tribunal administratif :
Capteurs biométriques : l’Intérieur caviarde la quasi-totalité des documents obtenus via la Cada
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Quatre propositions « jugées irrégulières »
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Une « suspicion d'offre anormalement basse »
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À la recherche du nombre de caractères, et de lignes
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Des marchés attribués aux montants maximums autorisés
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Un différend d'interprétation de la doctrine de la Cada
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J'en suis s'il le faut !
Le 15/11/2024 à 17h39
Il serait p-ê temps de le rendre à minima justifiable auprès d'une autorité ("je ne donne pas cette information, elle est couverte par le secret des affaires, comme l'a statué/confirmé/validé telle autorité indépendante").
Le 15/11/2024 à 23h28
Le 15/11/2024 à 19h23
Courage à vous !
Modifié le 15/11/2024 à 21h15
Exemples
Modifié le 15/11/2024 à 22h05
HATVP-IDEMIA
Mais on trouve parfois des perles sur le répertoire de la HATVP.
Le 16/11/2024 à 10h39
Mais bon, le document a été fourni. Il n'est pas précisé qu'il doit être complètement lisible...
Le 16/11/2024 à 13h08
Le 16/11/2024 à 14h19
Le 18/11/2024 à 09h19
Le 18/11/2024 à 10h08
En tout cas, oui, il y a porosité entre divers ministères régaliens et la boîte :
"Le directeur adjoint à la DGSE (ancien gendarme et sous-préfet) Laurent Pellegrin a été nommé (juin 2020) vice-président France de la division identité d’Idémia." (technopolice/canard enchainé)
Et comme dirait l'autre, ce n'est pas parce qu'il faut communiquer un document, qu'on doit communiquer son contenu. Bravo, NEXT de ne pas laisser tomber.
Le 18/11/2024 à 13h42
Que les évaluations et réponses des candidats non retenus ne soit pas publiables, est normale pour protéger l'administration de procédure judiciaire par contre la méthode d'évaluation doit l'être.
Pour le candidat retenu il devrait y avoir transparence ...