Changer d’appareil car il n’est pas 5G compatible ou parce que les logiciels ne fonctionnent plus ; passer à la 6G pour permettre de nouveaux usages ; développer des logiciels toujours plus gourmands car l’infrastructure et les appareils le permettent… ces cycles ne sauraient se perpétuer indéfiniment sans se heurter à des limites environnementales, économiques, et socio-culturelles.
Aurait-on franchi le pic de consommation d’objets électroniques ? De nouveaux usages vont-ils rouvrir une ère d’obsolescence rapide des terminaux et des infrastructures ? Deux experts en numérique responsable nous apportent des éclairages et des perspectives.
Dans la seconde partie de notre dossier, d’autres pistes seront explorées. L’IA générative nous poussera-t-elle à renouveler tous nos appareils et infrastructures ? Sera-t-elle bonne pour l’écologie ?
Le numérique : révolution récente, dont l’empreinte écologique est déjà importante
Outre sa consommation d’énergie et son empreinte carbone, le numérique est un gros consommateur de dizaines de métaux, avec la consommation d’énergie fossile, la pollution des milieux et les atteintes à la biodiversité qu’entraînent leur extraction et leur transformation. Certains métaux comme le cuivre présentent des risques critiques d’approvisionnement, d’autres comme le gallium et le germanium présentent des risques géopolitiques.
Dans leur étude sur l’empreinte environnementale du numérique, l’ADEME et l’ARCEP évaluent son empreinte carbone en France à 17 millions de tonnes de CO₂ éq. en 2020, et sa consommation d’énergie finale à 52 TWh, soit environ 3 % de notre empreinte CO₂ et de notre consommation d’énergie finale (ce serait davantage aujourd’hui en 2023).
Dans un scénario tendanciel business-as-usual, l’empreinte carbone pourrait tripler d’ici 2050, et la consommation d’énergie doubler. L’empreinte carbone du numérique augmente d’environ 4 % par an à échelle mondiale, soit 2 - 3 fois plus vite que l’empreinte carbone globale de l’économie.
Derrière ces chiffres simples en apparence, se cache une réalité bien plus complexe, comme en a fait les frais l’ADEME avec sa méthodologie sur l’empreinte carbone des internautes. ADEME et ARCEP reconnaissent d’ailleurs dans leur rapport faire « face à de nombreuses limites du fait de l’accès des données et des incertitudes associées ». Ces chiffres sont importants car ils permettent de donner les tendances passées et à venir. Ils ne demandent dans tous les cas qu'à être améliorées.
D’après l’ADEME et l’ARCEP, en France, l’empreinte carbone du numérique est à 22 % imputable aux data centers et réseaux, à 78 % imputable à la fabrication et l’utilisation des appareils. Dans l’ordre, les smartphones et les téléviseurs pèsent pour 14 % chacun, les ordinateurs portables 12 %, les ordinateurs fixes 10 %, les tablettes 5 %... Les petits objets connectés pèsent pour 4 %, mais c’est une portion qui augmente rapidement, avec l’arrivée de l’IoT et des applications domotiques.
Pour freiner puis réduire l’empreinte du numérique, l’ADEME et l’ARCEP indiquent des leviers relevant à la fois du progrès technologique, de la conception des appareils et logiciels, et des comportements des usagers : allongement de la durée de vie des équipements (par l’éco-conception, la réparation…), limitation du nombre d’équipements (sobriété, reconditionnement, mutualisation…), amélioration des performances énergétiques des équipements et des centres de données, optimisation du codage des sites et des services numériques, ou encore l’utilisation du Wi-Fi plutôt que du réseau mobile, lorsque c’est possible.
La difficulté d’avoir un bilan complet
Pour réaliser un bilan coûts-bénéfices complet du numérique, il faudrait tenir compte des gains d’efficacité énergie-matière apportés par le numérique au reste de l’économie (ex. réduction des déplacements et de la consommation de papier, miniaturisation des appareils électroniques, optimisation des procédés industriels). Ces gains sont évidemment difficiles à mesurer. Cependant, il peut être observé que « l’intensité énergétique de l’économie » (la quantité d’énergie consommée par unité de PIB) ne montre pas de rupture de tendance particulière depuis le milieu des années 90 et l’avènement du numérique, que ce soit dans les pays émergents ou les pays industrialisés.
Stéphan Peccini, consultant expert en numérique responsable, va plus loin : « un bilan complet du numérique devrait également intégrer son empreinte environnementale indirecte, qu’elle soit positive par l’optimisation de services existants ou par la substitution de tout ou partie d’un service métier par un service numérique moins émetteur, ou qu’elle soit négative, notamment par l’incitation publicitaire à la consommation, devenue quasi-permanente, et par l’accélération d’activités ou de systèmes économiques insoutenables. À ce jour, il est impossible de chiffrer ces impacts. Il est évident que si l’impact positif était significatif, les industries, entreprises, administrations, etc. communiqueraient dessus ».
Un exemple emblématique récent est l’emploi de l’IA par l’industrie pétrolière, pour analyser des données sismiques permettant d’identifier de nouveaux sites de forage, optimiser les stratégies d'exploration, ou prévoir les défaillances des équipements grâce à la surveillance des conditions environnantes.
Benjamin Lang, également expert du domaine, abonde dans ce sens : « lorsqu’on optimise un système économique non-régulé consommant déjà trop de ressources, sans réguler les usages et sans plafonner la consommation de ressources, on emploie le plus souvent les gains d’efficacité pour consommer encore plus de ressources ».
La question des usages est l’éléphant dans la pièce. Les capacités des réseaux fixes et mobiles sont toujours plus importantes pour faire passer plus de données, qui ouvrent la voie à de nouveaux usages consommateurs de ressources. On peut prendre en exemple le streaming vidéo et les réseaux sociaux avec de courtes vidéos ayant le vent en poupe, TikTok en tête.
Pour le GDS EcoInfo du CNRS, le message est clair : « On ne pourra pas maîtriser la consommation énergétique des réseaux mobiles sans imposer une forme de limitation dans les usages ». Avant d’en arriver là, il faudra établir une liste des besoins (essentiels, utiles, conforts…), sans oublier qu’un usage essentiel pour certains ne l’est pas forcément pour d’autres, et vice-versa. Un exemple : transmettre un flux HD depuis une ambulance n’est pas la même chose que regarder une série en HD sur son smartphone.
Quelques bonnes nouvelles pour la planète (donc pour l’humanité)
L’état des lieux de l’ADEME et de l’ARCEP en 2020 est-il déjà obsolète ? Fin 2022, les ventes mondiales de téléviseurs étaient redescendues à leur niveau de 2018. Les ventes mondiales de smartphones ont franchi un pic en 2018 avec environ 1,56 milliard d’unités vendues. En 2023 elles devraient s’établir à 1,34 milliard d’unités, soit une chute d’environ 14 % en 5 ans. Du côté des PC portables et fixes, après une explosion des ventes en 2020 et 2021 du fait des confinements, c’est la dégringolade : au quatrième trimestre 2021, 90 millions d’unités furent expédiés. Au premier trimestre 2023, seuls 54 millions d’unités furent expédiés, soit une chute de 40 % en un an et demi.
Dans un pays comme la France, la durée de vie moyenne d’un smartphone était d’un an et demi en 2013. Il est de deux ans et demi aujourd’hui, et le son de cloche global des utilisateurs, en France comme ailleurs, est la volonté de garder son smartphone le plus longtemps possible, 4 - 5 ans voire plus. Avec 7 milliards de smartphones dans le monde, le taux d’équipement est proche de 100 %, et les envies de changer d’appareil se font de plus en plus rares (ex. « pourquoi pas s’il sort des appareils avec une batterie qui tiendrait plus longtemps »). L’obsolescence logicielle et infrastructurelle des terminaux semble reculer, ainsi que les effets de mode. Le reconditionnement, la seconde main et la protection contre la casse sont en progrès.
Vers l’année 2015, certains observateurs annonçaient la mort prochaine des smartphones pour 2025 voire 2020, notamment en raison de l’avènement de l’IA, des objets connectés portatifs, de la réalité virtuelle et de la réalité augmentée ; il allait bientôt falloir tout jeter et racheter encore plus de choses à la place.
Nous n’en prenons guère le chemin pour le moment. En 2018, Gartner anticipait un doublement du marché des wearables d’ici 2021 (montres connectées notamment), or en 2022 il n’en était toujours rien, et il demeure incertain à ce jour que les consommateurs en soient friands. Le flop du Métavers, malgré des milliards dépensés en investissement, indique également que le monde de Ready Player One ne semble pas pour tout de suite.
Durant les confinements de 2020 et 2021, les géants de la tech ont engagé des investissements et des recrutements majeurs sur la base de l’hypothèse d’un « monde d’après » de plus en plus virtuel, dans le prolongement de « l’économie du confinement ». Ce n’est pas ce qui s’est produit : les gens veulent encore sortir, pratiquer du sport, passer du temps avec leurs amis et leur famille « en présentiel ». Bien que la « désocialisation numérique » soit une idée reçue (le numérique peut au contraire renforcer et enrichir les liens), il y a un équilibre à rechercher.
C’est là qu’il convient de rappeler que pour le numérique comme pour tout secteur d’activité, la croissance fait face à des limites environnementales, des limites économiques (ex. en France le pouvoir d’achat a stagné de 2007 à 2017, puis diminué), mais aussi des limites socio-culturelles et biologiques indépassables : il n’y aura jamais plus de 24 heures dans une journée, et il faut bien consacrer un minimum de temps au sommeil, au travail, aux repas, aux tâches ménagères, aux loisirs non-numériques, et aux activités non-marchandes (temps en famille, bénévolat, promenade etc.).
Certains rêvent de croissance future en empiétant davantage sur la sphère non-marchande voire sur le temps de sommeil, mais cela n’apparaît ni souhaitable, ni souhaité par les individus.
Dans la seconde partie de notre dossier, nous reviendrons sur l’IA générative avec une question en tête : pourrait-elle relancer une course folle ?
Commentaires (21)
#1
et:
Il semblerait que l'éléphant dans la pièce soit la durée de vie des appareils.
La source pour l'"idée reçue" parle de l'utilisateur de Facebook sur un ordinateur personnel et de la figure du « geek » se coupant du monde extérieur en passant ses jours et nuits à jouer en ligne, des figures de l'imaginaire des années 2000 aujourd'hui plutôt datées.
Lié au numérique ou pas, il y a bien une pandémie de solitude et de désocialisation presque partout dans le monde.
Je ne sais pas si cette pandémie de solitude est lié au numérique, mais il est difficile de ne pas voir l'impact assez catastrophique du smartphone sur les relations sociales de presque tout le monde.
#1.1
Dernier en date: duo lingo
Est-il logique et rationnel d'inciter et récompenser l'apprentissage d'une langue entre 22h et minuit ou avant 8h du matin? Je crois que non.
#2
Comparer les ventes d'un dernier trimestre de l'année avec un premier, c'est casse gueule, même si je ne doute pas d'une baisse globale des ventes sur ce marché.
Car historiquement il y a un vrai bond en termes de volume au dernier trimestre de l'année par rapport aux trois autres trimestres.
#2.1
90 millions d’unités et 53 millions d'unités sur une année glissante.
#2.2
Tant qu'à comparer autant prendre ce chiffre-là : 65 millions d'unités expédiées pour Q4 23.
#2.3
#2.4
« Un phénomène qui souligne la lenteur de la reprise du marché du PC dans un contexte de faible demande et de dépendance des consommateurs à l'égard des promotions, analyse IDC. Car de manière plus globale, les ventes mondiales d'ordinateurs personnels ont connu ces dernières années des baisses consécutives inédites, en rupture avec les tendances historiques observées depuis 1995, souligne l'entreprise. »
« En dépit de ce constat morose, IDC avance un motif d'espoir: les contractions du marché semblent avoir atteint leur point le plus fort et une croissance peut être attendue en 2024 à la faveur des prochaines avancées technologiques qui devraient créer des opportunités de vente pour les constructeurs de PC. »
#2.5
#3
Il y a plein de questions mais pas vraiment de réponses.
Et dommage de nous avoir annoncé 2 experts pour une si petite contribution à l'intérêt limité.
Le premier disant, on n'a pas d'infos qui chiffrent les impacts positifs ou négatifs du numérique mais qui finit par dire que si le bilan était positif, on nous le dirait (entreprises, administrations,...). C'est un peu léger comme démonstration pour un expert !
Le second enfonce des portes ouvertes : si on optimise un système qui consomme beaucoup de ressources, il en consommera encore plus.
L'exemple (qui n'est peut-être pas de lui) sur l'énergie pétrolière et l'optimisation de la recherche de nouveaux gisements et celle de la maintenance des équipements par l'IA est criant mais cela n'apporte rien au sujet.
C'est dommage parce que le sujet est intéressant.
Autres remarques plus ponctuelles :.
Je n'ai gardé que la courbe mondiale, c'est la plus représentative d'autant plus que l'on a mondialisé notre production (c'est-à-dire déplacée vers la Chine).
Il y a un point tous les 10 ans (jusqu'en 2010) sur cette courbe et on voit quand même une inflexion après 1990, ça pourrait bien correspondre au milieu des années 90 cité. La pente de ce segment 1990-2000 et 1,7 fois plus forte que celle des 10 années précédentes. Ça me semble significatif. Et la pente entre 2000 et 2010 est elle aussi plus forte ( de 23 %) que celle de 1980 à 1990 ce qui signifie que la baisse de la quantité d'énergie consommée continue mais une seule courbe ne peut pas donner la raison de la baisse.
Quand on a un phénomène singulier comme celui du COVID, il faut neutraliser son effet pour que les chiffres veulent dire quelque chose, soit en ignorant ces chiffres qui sont des points aberrants, soit en les lissant si on a des données pendant assez longtemps après. Ici, dans les 2 cas, on ne peut appliquer cette neutralisation puisque l'on est trop près du point aberrant et que l'on n'a donc pas de données significatives après ce point : les ventes de 2022 et 2023 sont encore impactées par le pic de ventes lié aux confinements et au télétravail. Rendez-vous dans quelques années pour savoir ce qu'il en est.
#3.1
To be continued
#3.2
C'est bien parce que le sujet numérique et environnement est important mais rarement abordé correctement que j'ai été déçu.
On verra après le second article, je changerai peut-être d'avis s'il y a plus de réponses. De toute façon, je le commenterai probablement.
#3.5
My bad, à la relecture je comprends mieux.
Là où nous nous rejoignons parfaitement, c'est sur la nécessité de traiter sérieusement de ces sujets à l'avenir, c'est une volonté forte chez nous, et on y mettra l'énergie et les ajustements qu'il faudra pour être à la hauteur.
#3.3
Je te trouve un peu dur pour le coup. Un spécialiste ou expert d’un domaine, peut, pour un sous domaine donné, manquer d’informations substantielles : cette reconnaissance d’impuissance à pouvoir délivrer un constat pragmatique sur la question est plutôt à mettre à son actif quand on voit et entend le nombre de pseudo experts qui compensent leur impuissance par des élucubrations pseudo savantes avec une assurance de margoulin. De plus il est parfois tout aussi intéressant de savoir (et faire savoir) que l’on n’a pas encore d’éléments fiables de mesure : c’est en soi une information importante à considérer.
#3.6
Quand je ne sais pas ou que je n'ai pas assez d'information, je le dis simplement en évitant d'en tirer des conclusions. S'il s'était arrêté à dire je ne sais pas, c'était mieux.
#3.4
Concernant la remarque sur les experts, je vais spoiler un peu la suite : oui, ils alimentent aussi le sujet de la deuxième partie sur l’IA générative, avec d’autres intervenants
#3.7
Tu as raison, mais je suis cependant déçu de ne pas avoir de réponses alors que j'avais l'impression qu'il allait y en avoir.
#3.8
La force de NextInpact était de recontextualiser correctement les éléments afin de produire un article que je considère comme "journalistique / scientifique" et avec une forte valeur ajoutée qui relevait d'une analyse technique/sourcée/chiffrée et pas juste une "revue générale / réflexion philosophique" car cela risque de créer un effet "blog" (ne pas devenir une simple "revue des liens du web/d'autres journaux"). En tout cas c''est ce que j'en attend (et attention cependant je ne dis pas que l'article présent n'a pas été travaillé)
#3.9
Edit: modifié après explication pour mettre du texte en hypertexte
#3.10
Philippe Bihouix a beaucoup traité des enjeux posés par ce paradoxe de Jevons.
#3.11
#3.12
Le prix du pétrole étant largement piloté par l'offre et la demande (à tel point que les producteurs décident de produire moins pour qu'il augmente), il est asse peu lié au coût de production actuellement.