L’ordre des avocats du Barreau de Paris s’apprête à poursuivre la start-up Doctrine en justice. En cause, des pratiques dites de « typosquattage » assimilées à de l’usurpation d’identité.
L’affaire avait été révélée par Le Monde, en juin dernier. « Les greffes des juridictions françaises ont reçu, des mois durant, des milliers de courriels émanant d’expéditeurs fictifs, se faisant passer pour des avocats ou des universitaires, grâce à des adresses Internet approximatives », rapportaient alors nos confrères.
Le tour de passe-passe était (presque) vieux comme le monde : changer une simple lettre pour tromper le destinataire du mail (« @avocatlime.fr » au lieu d’ « @avocatline.fr », par exemple). L’objectif de ces initiatives s'apparentant à du hameçonnage ? Obtenir la copie de décisions de justice, ce qui n’est bien souvent pas une mince affaire lorsqu’on n’est pas un professionnel du droit.
Au fil de son enquête, Le Monde avait surtout découvert que plusieurs des noms de domaine utilisés par les expéditeurs de ces courriels avaient été déposés « par une firme britannique nommée Legal Nemesis Limited ». Problème : parmi les quatre actionnaires de la société, figuraient les trois co-fondateurs de la start-up Doctrine – moteur de recherche dédié à la jurisprudence, qui se présente souvent comme le « Google du droit ».
Doctrine reconnait des « dérapages » concernant « quelques douzaines » d’emails
Auprès de nos confrères, Doctrine avait reconnu que quatre noms de domaine litigieux (en « .fr ») avaient été créés « à la demande d’un stagiaire » ayant depuis « quitté l’entreprise ».
Le 17 septembre dernier, dans une interview au Monde du droit, le cofondateur de la start-up Nicolas Bustamante était revenu plus largement sur cet épisode, jugé « regrettable » :
« Il y a pu avoir un excès de zèle, voire des dérapages, avec des envois d’emails dont l’adresse pouvait créer une certaine confusion avec des cabinets d’avocats. J’ai décidé de mener une vérification minutieuse et en réalité, il s’agissait de quelques douzaines de demandes au total, envoyées sur une période de quelques jours l’an dernier. Je peux vous assurer cela a totalement été stoppé depuis. (...) Nous avons également contacté les cabinets concernés pour leur présenter nos excuses et apporter des précisions. »
Le responsable annonçait au passage avoir élaboré un « code de bonne conduite interne », fixant « les engagements que doivent respecter tous les membres de l’équipe et leur mise en œuvre pratique » (voir ici).
Le Conseil de l’ordre du barreau de Paris décide de lancer des poursuites
Le barreau de Paris (qui regroupe près de 30 000 avocats) a toutefois décidé de ne pas s’en arrêter là. Hier, Frenchweb et Les Échos rapportaient que l’institution s’apprêtait à mener une action à l'encontre de Doctrine, sur le fondement de l’usurpation d’identité.
Contacté, le barreau nous a confirmé l’information, tout en refusant de communiquer le moindre détail supplémentaire.
Nous avons néanmoins pu apprendre d’une source proche du dossier que lors de la dernière réunion du Conseil de l’ordre, mardi 25 septembre, l’un des quarante-deux avocats siégeant au sein de l’institution avait présenté un rapport – fruit d’une enquête sur les « dérapages » de Doctrine.
Le Conseil de l'ordre, après en avoir voté à la majorité, a ainsi donné mandat au bâtonnier d’agir en justice, au nom et pour le compte du barreau de Paris. Selon nos informations, les poursuites reposeraient sur le délit d’usurpation d’identité (passible de 15 000 euros d’amende, montant en principe multiplié par cinq pour les personnes morales), mais aussi sur d’autres infractions liées au typosquattage.
Doctrine se plaint du difficile accès aux décisions de justice
Joint par nos soins, Nicolas Bustamante affirme n’avoir reçu pour l’instant « aucune communication officielle » de la part du barreau de Paris. Le cofondateur de Doctrine trouve au passage « étonnant et dommage » d’apprendre ceci « par voie de presse ».
L’intéressé nous rappelle surtout que l’accès aux décisions de justice, bien que prévu par la loi, reste « difficile » à mettre en œuvre en pratique : « En 2018, en France, quand on fait des demandes de décisions auprès des greffes, elles sont bien souvent rejetées. Refus, après refus, après refus, après refus... Ça a créé une frustration terrible dans notre organisation, ce qui a mené à cet excès de zèle complet. »
« Il s'agissait uniquement de quelques dizaines d'emails qui ont été envoyés l'an dernier sur une période de dix jours. Je suis consterné qu'on puisse lire autre chose », insiste-t-il.
Nicolas Bustamante soutient également avoir « contacté il y a trois mois madame le bâtonnier à plusieurs reprises », jusque début septembre, mais dit n’avoir « jamais eu de réponse ». « Je continue à penser qu'il doit y avoir un dialogue avec les instances représentatives sur ce sujet plus global de l'accès aux données juridiques et judiciaires, en Open Data, et qui concerne des milliers de clients de Doctrine (dont des avocats, qui ont besoin de cette matière pour travailler au quotidien). »
Un avocat proche du dossier nous glisse : « On n'est pas contre le big data, on n'est pas contre l'open data, on n'est pas contre les legaltechs... La seule chose à laquelle on s'oppose, c'est à cet hameçonnage, mené dans un contexte illicite. En l'espèce, leur typosquatting s'est fait de manière très habile, très structurée, avec une société écran basée à Londres, etc. »
Alors que la mise en ligne des décisions de justice (prévue par la loi Numérique de 2016) continue de rencontrer de nombreuses difficultés, ce professionnel du droit poursuit : « Si on fait cette procédure, ce n'est pas qu'on est has been ou d'arrière-garde. C'est parce qu'on considère qu'on ne peut pas utiliser ni notre marque, ni notre savoir, ni notre nom d'avocat sans notre accord préalable. »
Commentaires (48)
Les mecs ils usurpent des noms de cabinets d’avocats et accusent le stagiaire puis viennent se plaindre qu’ils ont du mal à enfreindre la Loi pour accéder aux décisions de Justice non pseudonymisées… Vive la tartuffe nation, même pris la main dans le sac, toutes les excuses sont bonnes et le problème c’est les autres qui veulent pas dialoguer…
Je savais bien que ça ne pouvait être que de la faute du stagiaire (tuyau à refiler à Zuckerberg).
Je ne vais pas excuser doctrine, mais là, comme ça, j’ai l’intuition que peut-être, le comportement de la partie en face n’est pas blanc blanc non plus… “Si on fait cette procédure, ce n’est pas qu’on est has been ou
d’arrière-garde. C’est parce qu’on considère qu’on ne peut pas utiliser
ni notre marque, ni notre savoir, ni notre nom d’avocat sans notre
accord préalable”
=> là, comme ça, au débotté et sans connaître le dossier plus que ça, je trouve que oui, c’est très “has been” de considérer qu’on ne peut utiliser marque, savoir ou NOM d’AVOCAT sans notre accord”. Ca mériterait que je creuse la chose (mais je manque fort de temps, ça ne va pas m’empêcher de dormir non plus, hein…)
C’est bien disruptif, mais juste un peu trop…
Et si tu n’es pas abonné au Monde, voila un résumé de l’article :
https://www.frenchweb.fr/le-barreau-de-paris-attaque-doctrine-en-justice/336790
En tant que patron d’entreprise ou indépendant, est-ce que accepterais qu’un tiers fasse une démarche en usurpant ton identité ? C’est ce point le motif de la plainte.
Vrai qu’ils ont totalement franchit la ligne et ça m’étonne de la part d’une start-up juridique… qui se veut d’ailleurs respectable.
Le problème de l’accès aux décisions de justice est bien réel, de la à enfreindre la loi et se faire passer pour tel ou tel avocat, y’a un pas qu’ils n’auraient clairement pas dû franchir.
Ils agissent un peu en braconniers là..
Hum je pense pas qu’il défende la pratique d’usurpation qui est illégal et mérite jugement, mais plutôt l’inaccessibilité de ces avis pseudonymisé qui a conduit à cet écart (sans pour autant le justifier).
Du coup certes ils ont fait de la merde mais les mecs en face n’ont pas été extrêmement collaboratif en amont, c’est pareil je n’ai que cette info pour juger donc ça vaut ce que ça vaut.
Je me suis fait la même remarque.
D’un côté leur pratique est répugnante (et l’excuse du stagiaire via société écran semble assez osée, mais bon, la justice tranchera), mais d’un autre côté j’ai l’impression de lire en filigrane que seule une certaine corporation aurait accès à ces documents théoriquement publics, ce qui serait aussi assez répugnant.
Ah le coup du stagiaire ça marche encore comme excuse ???
Ce qui n’est pas clair, c’est qu’est-ce qui les a motivé à faire du typo-squatting? Ça laisse penser qu’il est plus facile d’obtenir les décisions si on est avocat (on qu’on y ressemble), ce qui implique une non-égalité dans le traitement des demandes.
J’ai bien conscience d’extrapoler, mais si c’est le cas, ce serait anormal (sans justifier l’usurpation pour autant)
Les décisions ne sont pas d’office préparées en deux exemplaires, non-anonymisées et anonymisées. Ça serait beaucoup plus simple pour tout le monde, non ?
Il eu fallu qu’ils fassent comme Google ou Facebook, demander les données très gentiment…
Pris la main dans le sac et il ose se faire passer pour des victimes. GG
Apparemment, “l’usurpation” concerne une dizaine de demandes selon Doctrine.fr.
Si cela est juste, le préjudice subit de “l’usurpation” est nulle.
Même avec 1000 ou 10000 demandes, le préjudice serait toujours nul.
Ça ne serait pas étonnant que l’assignation du bâtonnier ne donne rien.
Oui, mais les greffes ne seront pas parties à la procédure.
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Et le stagiaire il a payé les noms de domaine avec sa carte bleue perso…
… des milliers de courriels émanant d’expéditeurs fictifs, se faisant passer pour
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des avocats ou des universitaires, grâce à des adresses Internet approximatives »,
petit-à-petit Internet est en-train de devenir “n’importe-quoi” !
entre ….“ça”, et les “Fake News” = pfff !!!
A lire les arguments des 2 parties, mon sentiment, et j’ai bien conscience que c’est très superficiel, que je n’ai pas creusé le sujet :
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* doctrine demande des décisions de justice, ce qu’elle a le droit de faire, mais les greffes mettent de la mauvaise volonté
* se sentant lésé, doctrine tente une autre approche, via typo squatting
Sachant qu’il est interdit de se faire justice soi-même, ce que fait doctrine est doublement répréhensible. Mais si les données sont légalement ouvertes, la position de la partie adverse n’est pas bien correcte non plus.
Encore une fois, je n’ai lu que les liens présentés ici, je n’irais sûrement pas en cassation avec juste ça
Il y a une subtile différence entre les décisions de justice et les dossiers médicaux: les premières sont supposées être publiques (modulo pseudonymat), les seconds très strictement confidentiels.
Oui il est normal que les avocats aient accès aux décisions concernant leurs clients, personne n’a dit le contraire. Par contre ils ne devraient en théorie pas être privilégiés. Après, théorie, pratique, moyens pour mettre en œuvre la loi dans les institutions publiques… ça n’étonnera personne qui connait un peu le domaine.
Où tout simplement le stagiaire à constater que dans le contrat de l’abonnement de l’accès internet ou bien dans le contrat de l’hébergement de la société, il y avait la possibilité de faire créer des NDD supplémentaires sans coût. (Genre abonnement pour herbagement avec espace et 5 ndd et seulement 1 avait été créé jusqu’à là ?)
C’est pas ça qu’on appelle une situation Ubuesque ?
On le sera toujours, même après mise en open data effective des décisions de justice. Si on veut pouvoir les faire exécuter, il faudra bien qu’elles ne soient pas anonymes !
Du reste, sur la mise en open data, c’est assez révélateur du côté déconnant du législateur actuel.
Je pense qu’il n’y avait pas d’urgence. Il serait plus logique de réfléchir aux problématiques puis de trouver des solutions (anonymisation, pseudonymisation, comment, quels moyens, …) que de voter une belle déclaration d’intention et de laisser les autres se démerder de la patate chaude.
Non, la situation ubuesque, c’est lorsque tu dois faire A => B mais que pour prouver A, tu dois avoir B => A
Ma vision de la justice n’est pas compatible avec le fait de rendre les gens dépendants d’une corporation pour se défendre. Pour reprendre ton exemple, quelqu’un qui irait aux prudhommes sans avocat devrait avoir le même accès à ces documents que quelqu’un avec avocat.
Ma vision de la santé n’est pas compatible avec le fait de rendre les gens dépendants d’une corporation pour se soigner.
Et pourtant, seuls les médecins ont accès aux dossiers médicaux, et ils sont les seuls habilités à prescrire beaucoup de médicaments ou des examens coûteux. Non pas parce qu’ils ont œuvré pendant des siècles pour ça, mais parce que pour être compétent dans le domaine, il faut plusieurs années d’études.
Et le même raisonnement s’applique aux avocats. Les 6 ans d’études et les spécialités presque obligatoires ne sont pas là pour faire joli.
Notre société est basée sur la coopération entre des corps de métiers spécialisés depuis plus de 10 000 ans. Avocat est l’un des métiers les plus spécialisés en dehors des sciences. Ne pas se servir d’une telle expertise est un suicide judiciaire.