Affaire DCRI contre Wikipedia : interview du juriste Cédric Manara
Protection de l'État et sauvegarde des intermédiaires
Le 08 avril 2013 à 09h11
6 min
Droit
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La Direction centrale du renseignement intérieur (ou DCRI) a réclamé d’urgence de la Wikimedia Foundation la suppression d’un article de la version française de l’encyclopédie libre. L’hébergeur américain n’a pas compris en quoi cette fiche sur une installation militaire française était couverte par le secret. La DCRI a obtenu gain de cause en menaçant Rémi Mathis, président de l’association Wikimedia France, d’une garde à vue et d’une mise en examen. Cédric Manara, professeur de droit à l'EDHEC Business School (LegalEDHEC Research Center), nous livre son analyse.
La fiche contestée par la DCRI
PC INPact : Quel est en France le statut juridique de Wikipédia et des contributions qui y sont déposées ?
Cédric Manara : L'encyclopédie en ligne Wikipédia est certainement la forme la plus avancée des plateformes dont le contenu est créé par les utilisateurs. La plupart des articles qu'elle contient ont été créés de manière collaborative et peuvent être modifiés ou enrichis par l'internaute de passage comme le « wikipédien » aguerri. Toutes ces contributions sont hébergées sur une plateforme dont est responsable la Wikimedia Foundation, une entité de droit floridien.
Le refrain est connu : l'hébergeur n'est pas responsable des contenus qui sont stockés chez lui, sauf dans certaines circonstances. On pourrait néanmoins observer que cette règle a pour origine la directive commerce électronique de 2000, dont le considérant 58 indique qu'elle ne devrait « pas s'appliquer aux services fournis par des prestataires établis dans un pays tiers ». Ceci étant, les juridictions nationales des États membres de l'Union Européenne se sont toutes montrées pragmatiques, et tiennent compte du lieu de l'activité pour faire bénéficier les intermédiaires étrangers du régime de responsabilité allégée. Ainsi en France cela a été jugé à plusieurs reprises à propos de sociétés de droit suisse ou incorporées dans le Delaware, ou encore à l'égard de la Wikimedia Foundation (TGI Paris, 29 octobre 2007).
Par hypothèse, les seuls contenus dont Wikipédia peut avoir à répondre au regard du droit français sont ceux dont il est établi qu'ils visent le public de France. Cela signifie que les articles rédigés dans des langues étrangères plus ou moins exotiques ne sont pas censés pouvoir violer la loi française.
La DCRI s’est abritée derrière l’article 413 - 10 du Code Pénal pour exiger le retrait d’un article, sans aucune forme de motivation (voir l'interview du vice-président de Wikimedia France chez ZDNet). Le peut-elle juridiquement ?
C'est le quotidien des intermédiaires que de recevoir des demandes de retrait de contenus. Ces demandes émanent de particuliers, de titulaires de droits de propriété intellectuelle, d'associations, etc. L'éditeur de Wikipédia en reçoit aussi, et il est plausible que, du fait de son activité, la Direction du Renseignement a déjà notifié à des sites l'existence de contenus dont elle sollicite la disparition. Business as usual, donc !
Par sa révélation et les suites qu'elle a eues pour le représentant en France de Wikimedia, l'affaire provoque l'émoi, et c'est compréhensible (d'autant que seule la Wikimedia Foundation peut être actionnée, en aucun cas l'entité française) ! Mais elle ne fait que mettre, de nouveau, en lumière, la difficulté inhérente au mécanisme de notification. Une personne demande le retrait d'un contenu qu'ELLE estime illicite. Son appréciation personnelle n'est pas nécessairement celle qu'aurait un juge - qui seul peut dire qu'un contenu est effectivement illégal. L'hébergeur ne devant faire disparaître une information que s'il est avéré qu'elle est illégale (quand elle est « manifestement illicite » avait indiqué le Conseil Constitutionnel), il existe une zone d'incertitude quand émetteur et destinataire ont une appréciation différente. Cette situation est fréquente, et on la rencontre de nouveau ici : selon l'un, il y a révélation d'une ou plusieurs informations qui ont « un caractère de secret de la défense nationale » (donc violation de l'article 413 - 10), et pour l'autre il n'y a pas de divulgation de telles informations puisque la fiche Wikipédia litigieuse ne ferait que reprendre des éléments venant de la bouche même d'un officiel et diffusés dans une vidéo légalement réalisée.
Cet article 413 - 10 prévoit une importante sanction pénale. Mais l'article 6.I.3 de la loi pour la confiance dans l'économie numérique prévoit que Wikimedia ne peut voir sa responsabilité pénale engagée si elle n'a pas effectivement connaissance de l'activité ou de l'information illicite. Autrement dit, entre la protection de l'État et la sauvegarde des intermédiaires, c'est la seconde qui l'emporte...
L’article a été visiblement remis en ligne. L’hébergeur est-il tenu de placer des verrous pour empêcher la réapparition d’un contenu une première fois dénoncé ?
Ce n'est pas l'article en lui-même qui est illégal, c'est - peut-être - une ou plusieurs informations qu'il contient. On pourrait se demander si la version qui est de retour en ligne est identique à celle qui a attiré les foudres de la DCRI ou s'il s'agit d'une version modifiée (et si le fil de discussion autour de l'article, dont l'URL est différente, a lui-même été l'objet d'une notification).
Il faudrait une injonction judiciaire pour que la Wikimedia Foundation soit tenue d'effectuer une surveillance ciblée afin d'éviter que le contenu illicite réapparaisse. Sans une telle décision, elle n'a pas d'obligation en ce sens. À supposer qu'un juge soit saisi et décide que Wikimedia doit effectivement prendre des mesures pour empêcher la réapparition du contenu, on voit mal le juge français se dire compétent pour étendre la mesure aux traductions que l'article a reçues en russe, finnois, turc...
Au-delà de cette affaire particulière, que vous inspire ce précédent ?
Il est de la nature même d'un réseau décentralisé de poser un défi à la sécurité nationale ! Une fois qu'une information y est mise en ligne, elle a vocation à circuler et à être reprise, du fait de l'architecture distribuée d'internet. Si la Grande Muette s'est, pour une fois, montrée un tout petit peu bavarde dans une vidéo diffusée en ligne, il n'existe pas de moyen de rattraper l'information et de la rendre de nouveau secrète !
Wikipedia sert de nouveau de révélateur - on se souvient par exemple des tentatives de filtrage de la pochette d'un album de Scorpions en Grande-Bretagne- pour rappeler que les modes de réponse des États ne peuvent qu'évoluer.
Merci Cédric Manara.
Commentaires (55)
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Le 08/04/2013 à 10h28
Le 08/04/2013 à 10h31
Toujours aussi con à la DCRI. Effet Streisand incoming. " />
Le 08/04/2013 à 13h06
Le 08/04/2013 à 13h21
Je remets mon intervention :
PC INpact
Epic fail : Vous êtes tous passé à coté de la question. Les questions de sécurité militaire ne sont pas du ressort de la DCRI mais de la DPSD.
La DPSD est la Direction de la Protection et de la Sécurité de la Défense. voir République FrançaiseUne des missions :
“La DPSD contrôle les mesures de protection du secret de la défense nationale prises par les organismes du ministère et par les entreprises liées par contrat avec la défense. Il s’agit de la protection des informations, du matériel et des installations sensibles.
Elle contribue aussi à la protection du patrimoine scientifique et technique et participe à l’élaboration de la réglementation afférente.”
Je crois qu’on ne peut être plus clair. Le général qui en est à la tête de la DPSD a du bien se marrer avec cette affaire ! (ceci étant, il a autre chose à faire en ce moment)
La DCRI est-elle compétence pour intervenir à la place de la DPSD ?
JM
Le 08/04/2013 à 13h21
il y a moins à lire dans ses bandes-dessinées " />
Le 08/04/2013 à 13h27
Le 08/04/2013 à 14h00
Le 08/04/2013 à 14h03
Le 08/04/2013 à 22h13
Ce n’est pas l’article en lui-même qui est illégal, c’est - peut-être - une ou plusieurs informations qu’il contient.
Oui, bien sur… les fameuses informations illégales.
Un peu comme les fameux octets soumis aux droits d’auteur.
Vivement la création d’une police de l’information, pour surveiller tout-ca. " />
Le 08/04/2013 à 09h27
Ha merci pour cette interview c’est très intéressant, ça change de l’avis des apprenti-juristes des commentaires " />
Le 08/04/2013 à 09h32
pour rappeler que les modes de réponse des États ne peuvent qu’évoluer.
Le braquage continu de nos libertés au nom du rideau de fumée qu’est notre “sécurité nationale” est la justification parfaitement circulaire de l’existence de la violence institutionnalisée à nos dépends par une caste politique et son armée d’inquisiteurs modernes en bottes plus ou moins bariolées.
Le 08/04/2013 à 09h37
Il eut été intéressant de compléter l’interview par des questions sur les méthodes employées (intimidation d’une personne n’ayant à priori aucun lien avec l’infraction présumée)
Le 08/04/2013 à 09h38
Le 08/04/2013 à 09h43
Le 08/04/2013 à 09h48
Le 08/04/2013 à 09h48
Il est de la nature même d’un réseau décentralisé de poser un défi à la sécurité nationale !
Tout est dit.
Mais une fois qu’on l’a dit, on fait quoi ?
1ere étape : redéfinir les concepts et leurs périmètres, semblerait logique.
Le 08/04/2013 à 09h50
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Le 08/04/2013 à 11h01
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Une personne demande le retrait d’un contenu qu’ELLE estime illicite. Son appréciation personnelle n’est pas nécessairement celle qu’aurait un juge - qui seul peut dire qu’un contenu est effectivement illégal.
Ca fait plaisir de lire cela " />
Le 08/04/2013 à 11h05
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