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« Si c’est gratuit, c’est vous le produit » : une expression qui remonte aux années 70

Data braqueurs

« Si c’est gratuit, c’est vous le produit » : une expression qui remonte aux années 70

Clarote & AI4Media / Better Images of AI / Power/Profit / CC-BY 4.0

Bien connue des professionnels du Net de l'informatique, l'expression remonte en fait aux débuts des années 1970, aux prémices de l'intelligence artificielle et à la dénonciation de la télévision dite « commerciale » bien que, elle aussi, « gratuite ». Il y était déjà question du fait que la surcharge informationnelle « consommait » ceux qui la recevaient.

Le 21 janvier à 11h30

La notion avait été popularisée, en France, par la célèbre déclaration de Patrick Le Lay, en 2004 alors qu'il était PDG du groupe TF1. Au sujet du « temps de cerveau humain disponible » que la chaîne vendait à ses annonceurs, il avait déclaré :

« Pour qu'un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c'est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible. »

Elle est également devenue le modèle économique d'une bonne partie des contenus proposés sur le web : « si c'est gratuit, c'est vous le produit ». Une reformulation d'un commentaire publié sur le weblog communautaire MetaFilter en 2010 : « Si vous ne payez pas, c’est que vous n’êtes pas un consommateur, mais un produit à vendre », qu'avait notamment plussoyé Tim O'Reilly sur Twitter.

L'information consomme ses receveurs

Le slogan, et ses nombreuses variantes, remontent aux débuts des années 1970. En 1971, Herbert Simon, professeur d'informatique et de psychologie, membre du Panel sur l'évaluation technologique de l'Académie nationale des sciences des États-Unis, fut invité à expliquer (.pdf) comment « Concevoir des organisations pour un monde riche en informations, pauvre en communications et dépassé en problèmes ».

Celui qui allait, en 1975, se voir décerner le prix Alan Turing pour « ses contributions fondamentales à l'intelligence artificielle » puis, en 1978, le prix Nobel d'économie « pour ses recherches pionnières sur le processus de prise de décision au sein des organisations économiques » y posait les bases de l'« économie de l'attention » :

« Dans un monde riche en informations, l'abondance d'informations entraîne la pénurie d'une autre ressource : la rareté devient ce que consomme l'information. Ce que l'information consomme est assez évident : c'est l'attention de ses receveurs. Donc une abondance d'informations crée une rareté de l'attention et le besoin de répartir efficacement cette attention parmi la surabondance des sources d'informations qui peuvent la consommer. »

Cherchant à comprendre comment cette « rareté de l'attention » pouvait faire face à la « surcharge d'informations » auxquels humains et organisations étaient confrontés, il tentait de jeter les bases d'une « science du traitement de l'information », reposant notamment sur l'intelligence artificielle.

Il soulignait alors que « la question de savoir si un ordinateur contribuera à résoudre le problème de la surcharge d'informations ou s'il l'aggravera dépend de la répartition de sa propre attention entre quatre catégories d'activités : écouter, stocker, penser et parler. Un principe général de conception peut être formulé comme suit » :

« Un sous-système de traitement de l'information (un ordinateur ou une nouvelle unité organisationnelle) ne réduira la demande nette d'attention du reste de l'organisation que s'il absorbe plus d'informations précédemment reçues par d'autres qu'il n'en produit, c'est-à-dire s'il écoute et réfléchit plus qu'il ne parle. »

Le consommateur consommé

Le site Quote Investigator, spécialisé dans l'histoire des citations, remonte pour sa part à une vidéo de 7 minutes des artistes Richard Serra et Carlota Fay Schoolman datant de 1973, « Television Delivers People ». Sur fonds de musique d'ascenseur, elle critiquait les médias de masse en avançant que « le produit de la télévision commerciale, c'est l'audience », extraits :

« La télévision livre les gens à un annonceur.
C'est le consommateur qui est consommé.
Vous êtes le produit de la télévision.
Vous êtes livré à l'annonceur qui est le client.
Il vous consomme.
Vous êtes le produit fini livré en masse à l'annonceur.
Vous êtes consommé.
Vous êtes le produit de la télévision.
La télévision livre des gens.
 »

Les règles ont changé… Soyez payés pour surfer sur le web

En 1999, une compagnie publicitaire, AllAdvantage.com, se fit connaître en payant les internautes pour naviguer sur le web, 50 centimes de l'heure, avec un maximum de 20 dollars par mois, avec pour slogan : « les règles ont changé… Soyez payés pour surfer sur le web ».

La barre où elle affichait des publicités aurait été l'une des premières à associer tracking et ciblage publicitaires des internautes. L'entreprise aurait également été la première à se doter d'un Chief Privacy Officer. Pourtant, elle succomba à l'explosion de la bulle Internet, après avoir reversé plus de 160 millions de dollars à ses utilisateurs.

Little Brother s'approprie votre identité et votre vie

Cette même année 1999, l'autrice libertarienne Claire Wolfe publia un article intitulé « Little Brother Is Watching You : The Menace of Corporate America ». Il se penchait sur les marchés électroniques de données personnelles, les systèmes biométriques, les boîtes noires dans les voitures et autres technologies utilisées pour suivre les personnes à la trace.

« Si le gouvernement américain est Big Brother, les entreprises américaines sont Little Brother » et « s'approprient votre identité et votre vie », écrivait-elle, accusant tout à trac :

  • General Motors d'installer des « boîtes noires » dans les voitures pour enregistrer les données relatives aux accidents,
  • Intel d'introduire une puce informatique « transmettant secrètement des données sur l'utilisateur de l'ordinateur aux propriétaires de sites web »,
  • les banques de « vendre secrètement les numéros de compte et même les numéros de sécurité sociale de leurs clients »,
  • Microsoft de développer un code transmettant des informations sur les utilisateurs de ses logiciels,
  • les banques et entreprises de haute technologie de généraliser le recours aux cartes à puce, scanners d'empreintes digitales ou rétiniens, et autres technologies d'identification biométrique.

« Pourquoi – si toutes ces activités de traçage, de stockage de données et d'identification sont bienveillantes, comme le prétendent invariablement les entreprises et les médias – les entreprises tiennent-elles tant à vous cacher leurs projets à votre égard ? », s'interrogeait-elle :

« Peut-être parce que vous n'êtes plus le client. Vous êtes simplement une "ressource" à gérer pour le profit. Le client est désormais quelqu'un d'autre – et généralement quelqu'un qui n'a pas vos intérêts à cœur. […]
Qui est le client ? Pas vous, dont la vie est réduite à des données vendables, consultables et analysables par quelqu'un d'autre. Le client est toute personne qui souhaite posséder une partie de votre vie. »

« Vous n'êtes pas le client, vous êtes le produit »

En juin 2001, un contributeur du newsgroup Usenet rec.arts.tv.interactive posta un message intitulé « Vous n'êtes pas le client, vous êtes le produit ». Il y écrivait que « les clients de la télévision ne sont pas ceux qui la regardent » et que « les téléspectateurs ne sont pas les clients, ils sont le produit » :

« Les clients de la télévision sont les annonceurs, qui paient pour les audiences que les chaînes de télévision créent en diffusant différents programmes. Nous, les téléspectateurs, sommes achetés et vendus chaque fois que nous regardons la télévision. Ce n'est pas répréhensible, d'ailleurs. C'est en fait une garantie que nous, le public, obtiendrons ce que nous voulons, car c'est la seule façon pour les chaînes d'attirer notre attention. Elle rend la télévision amorale, en ce sens qu'elle ne se soucie pas de la manière dont elle capte notre attention tant qu'elle la capte. »

La surveillance est devenue le « modèle d'affaires d'Internet »

En 2014, le cryptographe et vulgarisateur Bruce Schneier déclarait de son côté, dans la foulée des révélations Snowden, que la surveillance était devenue le « modèle d'affaires d'Internet ». Au point que «  la NSA s'est réveillée et s'est dit : "Les entreprises espionnent l'internet, achetons-en une copie" » :

« Nous construisons des systèmes qui espionnent les gens en échange de services. Les entreprises appellent cela du marketing. [...] C'est ainsi que l'on se retrouve dans des situations étranges où des dissidents syriens utilisent Facebook pour s'organiser et où le gouvernement utilise Facebook pour arrêter ses citoyens. »

« Fondamentalement, nous avons atteint l'âge d'or de la surveillance parce que nous sommes tous surveillés de manière omniprésente », précisait-il : « je pense que c'est sur cette question que nous serons jugés lorsque nos petits-enfants liront l'histoire des premiers jours de l'Internet ».

Le consommateur devient le producteur de son propre profil

Dans un essai intitulé « Le profilage des populations », lui aussi publié en 2014, les chercheurs Armand Mattelart et André Vitalis soulignaient que la surveillance organisée par des entreprises privées avait en fait « une longue histoire, qui commence réellement à la fin du XXe siècle avec l'émancipation du capitalisme, qui requiert de connaître le consommateur » :

« On voit alors apparaître les grandes agences de pub américaines et britanniques, avec des modes d'observation des consommateurs qui vont permettre de prévoir vos ventes, votre production. Progressivement, le consommateur devient le producteur de son propre profil. Il renseigne les publicitaires et le marketing sur ses tendances à travers ses comportements. L'observation est devenue le modèle économique des technologies : Facebook, Amazon, etc. »

Nous avons moins de valeur que les prédictions de nos agissements

En 2015, la chercheuse Shoshana Zuboff popularisa la notion de « capitalisme de surveillance », consistant à extraire les données personnelles des internautes, afin de prédire (voire) modifier les comportements humains, puis de vendre aux annonceurs ces prédictions sur le comportement des utilisateurs :

« Cette nouvelle forme de marché part du principe que servir les besoins réels des individus est moins lucratif, donc moins important, que vendre des prédictions de leur comportement. Google a découvert que nous avions moins de valeur que les pronostics que d’autres font de nos agissements. »

Elle soulignait que Google avait déposé, dès 2003, un brevet intitulé « Générer des informations utilisateur à des fins de publicité ciblée », et visant « à établir les informations de profils d’utilisateurs et à utiliser ces dernières pour la diffusion d’annonces publicitaires » :

« Nous ne sommes plus les sujets de la réalisation de la valeur. Nous ne sommes pas non plus, comme d'aucuns l'ont affirmé, le “produit” que vend Google. Nous sommes les objets dont la matière est extraite, expropriée, puis injectée dans les usines d'intelligence artificielle de Google qui fabriquent les produits prédictifs vendus aux clients réels : les entreprises qui paient pour jouer sur les nouveaux marchés comportementaux. »

Binge-watching, doomscrolling et « économie de l'intention »

Les compilations en DVD puis les chaînes à péages et sites de vidéos à la demande ont depuis introduit le binge-watching (ou binge-viewing, marathon-viewing, voire « visionnage boulimique » selon la Commission d'enrichissement de la langue française), consistant à enchaîner tous les épisodes d'une même série, parfois jusqu'au bout de la nuit.

L'économie de l'attention s'est également illustrée avec le doomscrolling (ou « défilement morbide » pour le Grand dictionnaire terminologique du Québec) consistant à faire défiler son écran, en mode « scroll infini, sans pagination » et sans fin, sur les réseaux sociaux et sites web.

L'apparition des chatbots basés sur l'IA générative ouvrirait par ailleurs la voie à une  « économie de l'intention », poussant la logique décrite par Shoshana Zuboff un cran plus loin, et au sujet de laquelle nous reviendrons dans un second article.

Commentaires (11)

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Un point que j'apprécie à utiliser les ia comme moteur de recherche : c'est (pour l'instant) épuré et ça va à l'essentiel, ça n'essaie pas de pousser (du moins en apparence) vers une conso ou une autre
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https://kagi.com/
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Ne t'inquiètes pas, OpenAI a déjà dans les carton le fait de mettre de la pub dans ChatGPT !
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Bel article, merci !
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Heureusement qu'il reste des choses gratuites dont on n'est pas le produit. C'est notamment le cas de beaucoup de communs numériques (Wikipédia, OpenStreetMap, etc.)
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OSM peut-être utilisé pour entraîner de l'IA sur les relevés orthohotographique.
Donc c'est le travail des contributeurs est un peu pompé.
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Tout ça me rappelle le jour où j'ai reçu un courrier postal de Google, dans une belle enveloppe portant fièrement leur logo, me proposant leurs services publicitaires tarifés.
Je me suis dit que j'étais devenu le client. :D
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On a un soucis : on a trop fait rentrer "si c'est gratuit c'est toi le produit" dans la tête des gens !

Maintenant, dans les assos du milieu, on fait au contraire gaffe à debunk cette phrase : c'est le cas seulement pour des organismes lucratifs (ou dans le système capitaliste). Ce n'est pas nécessairement vrai pour des associations non lucratives ou (certaines) coopératives qui vivent des dons ou du soutien des utilisateurs, sans les revendre.

Si d'un côté on dit « si c'est gratuit, c'est toi le produit », comment être crédible de l'autre côté à recommander Signal (gratuit) plutôt que Telegram (abonnement payant) ?

Comme être crédible à recommander les Framatrucs (gratuits) plutôt que l'abonnement Google One (payant) ?

On s'est rendu compte que le mantra "si c'est gratuit c'est toi le produit" peut se retourner contre ses propres promoteurs.
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Si on s'intéresse de plus près à ce qui est effectivement vendu et à notre place dans les rapports de production, on devrait plutôt dire : « si c'est “gratuit”, c'est toi qui produis ». Le produit, c'est pas nous, c'est de l'espace publicitaire, c'est ça qui est vendu. Et il a de la valeur parce que la publicité est ciblée grâce au profilage précis et prédictif. Les profils sont produits par le travail des employé·es des entreprises du capitalisme de surveillance, et ils utilisent pour ça comme matière première nos données. Mais le travail d'extraction de nos données, c'est bien nous qui le réalisons, en utilisant leurs plateformes. On est à la fois le gisement et les prolos qui le minent, à l'aide des outils fournis par les capitalistes qui exploitent notre travaille et qu'on utilise avec enthousiasme parce qu'ils ont l'air chouette et qu'on nous met des likes ^^.

Mais attention, à ne pas comprendre cette implication comme une vérité générale. Les communs etc c'est du vrai gratuit (sans guillemets !), et ça ne nous exploite pas. Consulter Wikipédia, c'est vraiment gratuit :).

Je développais ce point de vue dans cette conf : Si c'est “gratuit”, c'est toi qui produis à Pas Sage En Seine 2024, et pour celleux qui préfèrent le format texte on en avait parlé dans le mensuel Alternative libertaire (n°297, septembre 2019) : Économie de la donnée : Si c’est gratuit, c’est toi qui produis ?.
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Concernant la télévision, il est impératif de préserver un service public de l'audio-visuel et de lui permettre un financement pérenne (peu dépendant de la publicité). C'est également valable pour internet (concernant les services non-marchands) ainsi que pour la radio.

Et sinon, souvenez-vous, la télévision c'est l'opium du peuple :
youtube.com YouTube .

Concernant l'économie de l'attention, à ce sujet voici une série de Arte : "Dopamine".
arte.tv Arte .
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Très bon article comme d'hab.

La barre où elle affichait des publicités aurait été l'une des premières à associer tracking et ciblage publicitaires des internautes.
Alors les 1er barres de tracking publicitaire c'était en 95 avec AOL et Yahoo dans la foulée on a eut les moteurs de recherche qui utilisait le PPC ou des enchères pour le référencement de site en 96 avec par exemple (Yahoo! Advertising, Yahoo! Search Marketing). Puis 99 et 2001 ce fut l'explosion des solution avec d'un côté les liens sponsorisés et le tracking de plus en plus avancée.

Maintenant la récupération des données utilisateurs pour le ciblage ça ne date pas d'hier.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Courtier_en_données

https://en.wikipedia.org/wiki/Advertising_network

« Si c’est gratuit, c’est vous le produit » : une expression qui remonte aux années 70

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