[Édito] Pour comprendre le numérique responsable, jouez à Factorio
Les nouveaux temps modernes
Dans Factorio, le joueur est invité à piller les ressources d’une planète pour élaborer des usines toujours plus complexes, et toujours plus polluantes. Bref, pas exactement la vision qu’on se fait d’un numérique responsable. Et pourtant, les mécaniques du jeu constituent une base de réflexion qui, vous allez le voir, permettent de donner du sens à ce qui ne serait sinon qu’une addiction honteuse…
Le 18 novembre à 18h15
11 min
Société numérique
Société
Développé à Prague par une petite équipe indépendante depuis 2012, Factorio s’est rapidement forgé un nom au sein de la communauté des jeux de gestion, jusqu’à devenir l’étendard d’un sous-genre, relativement confidentiel à la sortie du jeu en 2016, le « factory game ». Comprenez : un jeu où vous devez développer une usine de production, sans autre réel autre but que de la faire grandir, grandir et grandir encore.
Une ode aux tapis roulants
Contrairement à votre future usine, le scénario de Factorio a le mérite de la sobriété. Vous incarnez un ingénieur, tombé sur une planète extra-terrestre, et vous devez exploiter les ressources de ladite planète pour construire une usine, elle-même capable de produire une fusée qui vous permettra d’atteindre l’espace, puis de voyager vers d'autres planètes, où vous construirez de nouvelles usines.
Dès les premières secondes du jeu, on se retrouve à miner des ressources pour les transformer, d’abord en matériaux de base, puis en objets intermédiaires, puis enfin en composants électroniques et en pièces plus avancées, qui elles-mêmes permettront de construire de nouveaux appareils encore plus élaborés, et ainsi de suite.
Présenté comme ça, Factorio ressemble un peu à Universal Paperclips, le jeu de l’usine de fabrication de trombones dont vous parlait récemment Sébastien dans un LIDD matinal. Il y a toutefois une différence de taille : dans Factorio, il ne s’agit pas simplement de regarder l’usine tourner et de découvrir quels seront les prochains choix proposés. Il faut la construire, l’usine, et ça n’est pas une mince affaire, dans la mesure où elle prend très vite des dimensions dantesques.
C’est là que réside le charme du jeu, son caractère addictif, et c’est aussi ce qui inquiète parfois mon entourage quand j’en parle avec des étoiles dans les yeux. Le défi se révèle en réalité principalement logistique. Il faut acheminer, en quantités suffisantes, des ressources, de plus en plus variées, au sein de circuits de production de plus en plus complexes.
Pour ce faire, on dispose de convoyeurs, de bras robotisés, de trains – dont le ballet incessant participe grandement au charme visuel du jeu – mais aussi et surtout de circuits logiques qui vont permettre d’automatiser le pilotage de cette logistique, en conditionnant par exemple l’action d’une pompe au niveau de remplissage d’un réservoir en amont ou à l’action d’une usine située en aval. Au passage, ils peuvent aussi servir d’argument, certes un peu fallacieux, pour prolonger une session qui s’éternise : « je ne joue pas, j’apprends à programmer ! ».
De l’abondance à la quête d’efficacité
Quel rapport avec le numérique responsable ? Factorio ne prône en rien la sobriété. En réalité, c’est même tout le contraire, puisque le jeu repose sur le principe d’une croissance permanente de l’activité – qui implique au passage d’exterminer les habitants de la planète, rendus agressifs par votre épais nuage de pollution, mais ça n’est pas le sujet.
Si la mécanique du jeu prend sur vous, il y a toutefois fort à parier que vous passiez d’une logique de « je construis le plus possible pour voir grossir mon usine » à « j’essaie de construire une usine proportionnée à mes besoins, actuels et futurs». Il y a en effet dans Factorio, comme dans tous les titres du genre d’ailleurs, une forme d’élégance dans la construction de systèmes complexes qui consomment beaucoup, certes, mais qui consomment bien, en laissant la place à des évolutions ultérieures.
Les développeurs donnent d’ailleurs toutes les clés pour faciliter ce travail d’optimisation. L’interface du jeu indique par exemple précisément le rendement de chaque appareil, de l’usine au tapis roulant, et l’on peut ainsi s’amuser à calculer précisément la quantité de composants requis pour atteindre un rythme de production donné… ou comment positionner les différents éléments de son système de production nucléaire pour en maximiser l’efficacité.
Venons-en à notre numérique responsable. La tendance n’est pas nouvelle (Frédéric Bordage parle en France de « green IT » depuis maintenant vingt ans, et l’Institut du numérique responsable est installé depuis 2018), mais elle se fait de plus en plus prégnante. En Nouvelle-Aquitaine, elle a récemment donné naissance à un pôle de compétitivité dédié, Enter, tandis qu’à Paris, elle motive l’organisation annuelle d’un GreenTech Forum, récemment couvert par Mathilde sous l’angle des matériaux critiques. Et les institutions ne sont pas en reste. Au printemps, Next analysait par exemple le référentiel de l’écoconception des services numériques conçu par l’Arcep, l’Arcom et l’Ademe pour guider les éditeurs dans cette voie.
Ne pas céder à la facilité
D’aucuns se souviennent des tentatives hasardeuses de comparaison entre le poids environnemental lié à l’envoi d’un email et celui d’une ampoule allumée pendant une heure… le numérique responsable est une notion difficile à appréhender parce que l’impact des activités associées est difficile à mesurer et surtout attribuer avec précision.
Il faut en effet composer avec une infinité d’externalités : quand je consulte Next sur mon smartphone, j’injecte dans l’équation les équipements réseau de mon opérateur, le serveur qui héberge le site, l’électricité qui a servi à recharger mon appareil, mais aussi le transport lié à sa livraison depuis l’Asie, l’énergie consommée par l’usine dans laquelle il a été fabriqué, jusqu’au fonctionnement des mines dont ont été extraits les métaux critiques qui le composent…
Bref, face à cette complexité, il est assez facile de céder aux charmes de l’abondance et de simplement exploiter les ressources mises à notre disposition, sans nécessairement chercher à les optimiser… C’est encore plus vrai dans le monde numérique, où la ressource est de plus en plus souvent déportée, et donc de moins en moins tangible. Aujourd’hui, j’ai une petite idée de la consommation électrique de mon ordinateur, mais je serais bien incapable d’évaluer ce que représente, d’un point de vue environnemental, l’utilisation d’un service de cloud gaming ou la génération d’une image via un prompt IA.
D’une certaine façon, il en va de même pour les concepteurs de services numérique : les serveurs sont déportés, quand ils ne sont pas mutualisés, et la ressource ne s’appréhende finalement que sous la simple notion du prix, là où les logiques « on premise » impliquaient de prendre en compte des critères de place, d’achat de composants ou d’approvisionnement énergétique.
Les simulations d’usines ont à ce niveau un atout certain. Les ressources qu’on y manipule sont de nature tangible. Elles occupent de la place dans l’espace, et les choix d’agencement ou de conception auxquels le joueur procède ont un impact direct sur la fluidité de la chaîne de production, et donc sur la satisfaction qui tient lieu de récompense.
Problème : développer un logiciel ou un service numérique n’est pas un jeu, même si l’on peut prendre du plaisir à l’exercice. Et l’objectif d’efficacité, compris ici comme une juste adéquation entre les ressources mises en œuvre et la finalité poursuivie, se retrouve bien souvent relégué à l’arrière-plan.
Efficacité vs mise à l’échelle
L’un des premiers conseils qu’on peut donner à un joueur qui découvre Factorio, c’est de toujours voir plus grand qu’il n’y parait au premier abord. Votre usine permet de produire cent plaques de fer par seconde ? Dans dix heures, il vous en faudra dix, vingt, trente fois plus. On apprend ainsi rapidement à réserver des espaces libres pour de futures extensions, ou à intégrer dans les plans de son usine des emplacements dédiés à de futurs outils logistiques, comme les trains. Dans le jeu, cette contrainte n’entrave pas la recherche d’efficacité. Au contraire, elle la sous-tend.
Dans le monde logiciel, c’est un peu différent. « Les développeurs d’aujourd’hui sont impatients de réussir. Ils commencent à planifier pour un milliard d’utilisateurs avant même d’écrire leur première ligne de code. Tout ce qu’on leur a appris jusqu’à présent tourne autour de la mise à l’échelle », estime par exemple Avery Pennarunun. Pour cet ingénieur, ancien de Google parti fonder le projet de VPN Tailscale, la plupart des concepteurs de services cherchent à voir trop loin, trop grand, et choisissent de ce fait des technologies bien trop complexes pour leurs besoins réels. Et l’empilement successif de ces services trop complexes nourrirait lui-même le phénomène, conduisant à une forme de « sur-complexité » aux accents autoréalisateurs…
Keep it simple, stupid
Le culte de la performance joue les catalyseurs. Passer à l’échelle – le fameux scale cher aux startups – ne suffit pas : il faut aussi montrer qu’on va vite. Idéalement, plus vite que ses concurrents, plus vite que le marché. Le phénomène n’est d’ailleurs pas propre aux mondes de l’entreprise ou du logiciel. Il concerne la sphère tech au sens large, grand public compris. Pour vendre, il faut entretenir la flamme et pour entretenir cette flamme, il faut des nouveautés, donc des performances supplémentaires, même si l’usage de ces dernières n’a pas encore été démontré.
Et puis il y a l’IA, objet d’une course à l’armement intense qui a catapulté NVIDIA comme premier vendeur de pelles de la planète. Dans ce domaine, peut-être encore plus que dans tous les autres évoqués ici, on ne proportionne pas les moyens à une finalité précise : on investit massivement pour développer les outils les plus puissants possibles. À tel point que les marchés en viennent à s’alarmer quand un article suggère que peut-être, la prochaine itération de ChatGPT pourrait ne pas représenter un saut aussi qualitatif que la précédente.
Alors que beaucoup spéculent sur une potentielle bulle de l’IA, ce genre de rattrapage est sans doute sain. Il n’empêche qu’en matière d’IA ou de supercalcul, c’est toujours la performance qui prime, dans les benchmarks comme dans le traitement médiatique associé. La quête de performances en elle-même n’est d’ailleurs pas un problème. Au contraire, pourvu qu’on la mesure selon le bon indicateur, qui n’est pas nécessairement le temps mis à réaliser un calcul complexe. Un exemple ? À Bordeaux, un petit éditeur de logiciels baptisé Denergium, issu de dix années de recherche au sein d’Inria, travaille à la conception d’une solution dédiée à l’optimisation des centres de données, basée non sur le « time to solution » mais sur le « energy to solution ». Autrement dit, faire de l’efficacité énergétique la priorité, devant la puissance de calcul brute.
Les victimes consentantes de Factorio, dont je fais partie, sont capables de passer des heures à optimiser le tracé de leurs tapis roulants pour améliorer la distribution des ressources au sein de leur base. Peut-être pourrions-nous le faire aussi dans d’autres pans de notre vie numérique ?
[Édito] Pour comprendre le numérique responsable, jouez à Factorio
-
Une ode aux tapis roulants
-
De l’abondance à la quête d’efficacité
-
Ne pas céder à la facilité
-
Efficacité vs mise à l’échelle
-
Keep it simple, stupid
Commentaires (4)
Vous devez être abonné pour pouvoir commenter.
Déjà abonné ? Se connecter
Abonnez-vousModifié le 18/11/2024 à 18h48
Comme Satisfactory où je m'étais construit un réseau de métro pour rejoindre toutes mes installations avec quelques wagons de ressources.
Mais surtout, Dyson Sphere Program qui était excellent ! (pas retouché depuis un an, mais le jeu a beaucoup évolué depuis il me semble)
En ce qui concerne le parallèle du numérique, je donnerais un retour d'expérience plutôt simple du monde professionnel qui m semble faire écho avec l'édito.
Avant, quand on avait tout on-premise, l'infra ça coûtait cher, mais c'était le problème de l'infra. Les serveurs physique, ça faisait partie du budget du projet, c'était installé et on en parlait plus (le fait que ça consomme du jus, les projets s'en foutaient). Les switchs, les baies, le reste, on s'en fout, c'est la DSI qui paye.
Par la suite, y'a eu le Cloud magique qui a transformé la charge IT du CAPEX à l'OPEX. Sauf que certains ont gardé le vieux modèle et qu'en réalité, le Cloud provider restait payé par la DSI. Résultat, les projets métier ignoraient toujours le coût de leur IT et prenaient des décisions en conséquence. Le silicium ça coûte pas cher, on gonfle la VM, ça coûtera moins cher que d'optimiser l'appli. Et de toute façon, une fois l'appli passée en RUN, c'est plus le problème du projet.
Puis, à un moment, on s'est dit que ça serait 'achement bien de faire prendre conscience aux projets métier du coût de l'infra et qu'il faudrait aussi démanteler ce qui ne sert plus. On a inventé l'idée du FinOps, on a créé des dashboard pour dire que la qualif utilisée une fois tous les 36 du mois qui tourne H24, ça représente le coût de 3 ETP. Ou potentiellement 2x ton salaire annuel. Mais ils s'en foutaient toujours autant.
Puis, on a fini par décider que le coût infra build ET run entrait dans le budget opérationnel des directions métier. D'un coup, les infras à 30k€ mensuels qu'on gardait "parce que ça peut servir", ça devenait un sujet important à traiter parce qu'à côté de ça, c'était des ETP qui sortaient sinon.
Ce que j'en ai retenu de mon expérience dans plusieurs entreprises en tant que presta, c'est qu'au longtemps que c'est le problème "des autres", il n'y aura pas de prise de conscience. Quand bien même "les autres" sont financés par le même chiffre d'affaire que celui qu finance "son" projet.
Bref, c'est comme dire que "les autres" n'avaient qu'à écoper le Titanic.
Et si vous voulez faire un parallèle hors IT : regardez une copropriété. Des dégradations à réparer ? S'pas grave, c'est la copro qui paye. C'est financé par les charges ? S'pas grave, c'est récupéré sur les locataires (par contre les proprios occupants comme moi...). Tout ça pour dire que du moment que ça touche pas son propre compte en banque, généralement c'est "pas mon problème".
Aujourd'hui à 20h36
Aujourd'hui à 19h41
Je n'aurais jamais imaginé qu'un article sur Factorio serait publié ici en allégorie du paradoxe de Jevons.
Et tant qu'à faire : le 2.0 est sortie il n'y a pas longtemps, en parallèle de leur DLC Space Age, et a revu nombre de mécanique de jeu et d'expérience utilisateur.
Si certains ne savent pas ce que c'est de tout détruire au prétexte d'améliorer les choses : il n'est jamais trop tard pour s'y mettre !
Aujourd'hui à 19h52