Le mois dernier, Google a finalement réussi à faire annuler son redressement fiscal de plus d’un milliard d’euros. Retour sur ces cinq jugements rendus par le tribunal administratif de Paris.
Le 12 juillet 2017, le tribunal administratif de Paris a décidé de suivre les conclusions du rapporteur public. Il a prononcé la décharge des impositions réclamées par Bercy sur les épaules de Google, accusé trop rapidement d’avoir évincé plusieurs prélèvements obligatoires en France : la retenue à la source et l’impôt sur les sociétés, la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises, et enfin la TVA et la taxe professionnelle.
La retenue à la source et l’impôt sur les sociétés
S’agissant de la retenue à la source, le fisc a considéré que Google Irlande « exerçait en France une activité professionnelle de vente de publicité par l’intermédiaire d’un établissement stable », à savoir Google France. Montant des sommes concernées ? Tout de même, 366 247 233 euros pour les seules années 2009 et 2010 au titre de la taxe professionnelle. Et 307 793 359 autres euros pour l’impôt sur les sociétés. Une somme rondelette.
L’entreprise a donc été redressée parce que le fisc a détecté dans notre pays la présence d’un établissement stable qui avait bêtement omis de payer l’impôt dû. Plongeons un peu plus dans les détails.
En droit fiscal, la retenue à la source s’applique sur les produits issus de la propriété industrielle (ou commerciale) payés par une entité, exerçant en France, à des personnes qui n’ont pas dans ce pays d’installation permanente. Un mécanisme encadré par l’article 182 B du code général des impôts. L'impôt sur les sociétés vise pour sa part les bénéfices réalisés au cours d'un exercice annuel par les entreprises exploitées en France.
Pour jauger ce contentieux, le tribunal décrit d’abord les flux financiers dans la galaxie Google. Ces riches sommes sont d’abord versées par Google France à Google Ireland Limited, qui les reverse ensuite sous forme de redevances à Google Netherlands Holdings, aux Pays-Bas, laquelle les envoie enfin à Google Ireland Holding. Située aux Bermudes, cette dernière société est propriétaire en Europe des droits incorporels de Google Inc.
Le critère de l'agent indépendant
C’est à l’épreuve de ce dédale qu’ont été éprouvés les articles 2 et 4 de la convention fiscale signée entre la France et l’Irlande, texte d’une valeur juridique supérieure à la loi française. Ces deux articles donnent en effet les critères pour déterminer si une personne résidente de France, contrôlée par une société résidente d’Irlande, dispose ou non dans notre pays d’un établissement stable apte à être soumis à l’impôt.
Si l’on résume ces critères, une personne résidente de France (A), contrôlée par une société résidente d’Irlande (B) ne peut être considérée comme établissement stable que si elle n’est pas un agent indépendant de (B) et si elle dispose du pouvoir d’engager cette société dans ses relations commerciales.
Le tribunal va vérifier l’une et l’autre de ces variables cumulatives – l’agent indépendant et pouvoir d’engager la société irlandaise – dans les activités de Google France. Pour la première, aucune difficulté, elle est remplie. L’analyse des contrats et des activités nouées entre les deux entités montre que Google France n’est ni juridiquement ni économiquement indépendante de Google Ireland Limited, contrairement à ce qu’affirmait l’entreprise installée Rue de Londres à Paris.
Le critère lié au pouvoir d'engager la société
Restait donc le second critère, celui du pouvoir d’engager la société. Ce second volet s’attache tout particulièrement à AdWords, le pétrole de Google. Deux formules existent dans ce service de liens publicitaires payants. « OSO » pour Online Sales Organization et « DSO », acronyme de Direct Sales Organization.
La comparaison est simple. Avec OSO, le client gère ses commandes de publicités, alors qu’avec DSO, l’entreprise fournit conseil et assistance commerciale. Et ce sont les salariés de Google France qui s’y collent. C’est de là que Bercy a déduit que la SARL disposait du pouvoir d’engager cette société irlandaise dans ses relations commerciales. Le deuxième critère étant rempli, elle a été considérée comme établissement stable apte à subir la retenue à la source.
Imparable…Certes, dans son contrat passé avec Google Irlande, Google France n’a qu’un rôle d’assistance marketing. Mais ce n’est pas parce qu’on relègue à un niveau aussi bas une telle intervention qu’elle est en harmonie avec la réalité. Le fisc a eu en particulier la conviction que la SARL est investie dans les faits « du pouvoir de conclure des contrats » au nom de sa cocontractante.
Les exemples foisonnent dans le jugement : son enquête a montré que les salariés sont investis dans les « discussions » avec les annonceurs, les « prises de commandes », les « opérations d’après-vente » outre dans la gestion de la facturation et du recouvrement. Bercy a même chaluté les réseaux sociaux pour glaner le témoignage de plusieurs salariés qui « déclarent, tantôt assurer "la gestion d’un portefeuille de grands comptes et la création de propositions commerciales", tantôt gérer un portefeuille stratégique en partenariat avec les principales agences média" ou "s’occuper de négocier les contrats avec les clients ou agences" ». Google France avait aussi passé une petite annonce pour embaucher un juriste d’affaires chargé de la « négociation, rédaction (…) de contrats commerciaux en France et en Europe ».
Autres indices : les contrats publicitaires souscrits par un client français sont toujours réputés conclus par Google Ireland. Le fisc a cependant relevé que les noms des salariés de Google France apparaissaient souvent en tête de ces documents commerciaux (« Sales Rep », « Account Manager », etc.).
Mais ces éléments, aussi lourds soient-ils, ont été jugés insuffisants par le tribunal administratif pour remettre en cause « la qualité de cocontractant de la seule société irlandaise », qui seule fixe les clauses de ces contrats. Les juges se sont attachés à accentuer un critère beaucoup plus mécanique : la mise en ligne effective des annonces publicitaires. Cette opération n’intervient qu’après validation de Google Ireland Limited, non de la seule initiative de Google France.
Or, cette validation « conditionne en droit l’effectivité du contrat souscrit par l’annonceur ». L’allégation de l’administration selon laquelle la société Google Ireland Limited serait nécessairement et systématiquement engagée par le contrat issu des discussions entre annonceurs et salariés de la SARL Google France tombe en miettes.
Le vain argument de la lutte contre la contrefaçon
En quête du Graal, à s’en époumoner le Code général des Impôts, la direction générale des finances publiques a bien tenté de se raccrocher à d’autres crochets. Google France a conclu avec plusieurs de ses clients « des transactions visant à mettre un terme à des actions judiciaires intentées à son encontre en matière de responsabilité ou de contrefaçon ». N’est-ce pas la preuve irréfutable que Google France engage Google Irlande ? Non répond le TA de Paris : c’est insuffisant pour caractériser une quelconque délégation de pouvoir au profit de la SARL.
Conclusion : si Google France est bien un agent dépendant, elle ne peut être regardée comme disposant du pouvoir d'engager Google Ireland Limited sur les activités publicitaires. « C’est [donc] à tort que [Bercy] a estimé que la société Google Ireland Limited exerçait, par l’intermédiaire de l’établissement stable qu’aurait constitué la SARL Google France, une activité en France ».
La cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises pour l’année 2010
Le troisième jugement concerne la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises pour l’année 2010. La logique est un peu la même que dans le premier jugement. Pour le fisc, Google Ireland Limited se livrait à une activité professionnelle non salariée, passible de la contribution. Elle aurait dû ainsi payer pas moins de 4 210 438 euros.
Cette fois, toute la question a été de savoir si l’entreprise irlandaise disposait dans notre pays d’immobilisations corporelles (immeubles, infrastructures, etc.) pour les besoins de cette activité, sachant que l’immeuble de Google France n’entre pas dans ce périmètre puisque dédié à ses activités purement marketing.
Bercy a repéré justement plusieurs infrastructures informatiques sur le site parisien de la SARL Google France, à savoir des routeurs et des backbones évalués à 9,2 millions d’euros. Les services ont aussi déniché un local sécurisé en région parisienne, outre d’imposants travaux « aux fins de mise à disposition d’une baie informatique et de fibre optique, lesquels concerneraient le raccordement du réseau Google à des centres de données hébergeant des serveurs ».
Mise en cause, Google France a rétorqué à l’oreille du tribunal que ces équipements auxiliaires avaient « pour seule fonction d’améliorer le routage des informations produites par les serveurs étrangers ». Ni plus ni moins. Dans tous les cas, ces immobilisations n’avaient pas pour objet de permettre les prestations de services d’enchères publicitaires aux clients. La société a enfin produit deux constats d’huissiers datant de 2007 et 2011 pour attester que Google.fr était hébergé sur quatre serveurs installés aux États-Unis.
Bien lui en a pris : le tribunal en a déduit que Google Ireland Limited ne pouvait être regardée comme ayant disposé en France « d’une quelconque immobilisation corporelle placée sous son contrôle, utilisable matériellement pour la réalisation des prestations de publicité litigieuses ». De là, la société n’a donc pas réalisé d’activité professionnelle non salariée soumise à contribution.
La taxe professionnelle et la TVA
Le quatrième jugement concernait cette fois la taxe professionnelle pour 2009. Montant du redressement : 1 885 930 euros.
Le moteur de la décision est encore similaire. D’un côté le fisc pointe l’existence des mêmes immobilisations corporelles rattachées à Google Irlande, de l’autre cette dernière lui explique que cela n’a rien à voir avec son système Adwords. Les infrastructures présentes en France n’ont que pour objet « d’améliorer le routage des informations produites par les serveurs étrangers » sans permettre « en tant que telles, les prestations de services d’enchères publicitaires aux clients ». Le tribunal a suivi là encore l’entreprise.
Le dernier jugement intéressait la TVA sur la période 2005 à 2010. Les sommes en jeu sont encore plus conséquentes : 434 636 456 euros ! Comme dans les autres décisions, la question principale fut de savoir si Google disposait d’un rattachement en France pour ses prestations de service visées par le redressement fiscal. Bercy est revenu à la charge avec les fruits de ses vérifications fiscales relevant l’intervention des salariés de Google France dans le système AdWords sous la modalité Direct Sales Organization (DSO).
Inspiré du droit communautaire, le tribunal va dire et redire que les salariés de Google n’intervenaient dans les prestations de publicités facturées par Google Irlande « qu’au travers des fonctions de prévente et d’après-vente », pas plus. Dans tous les cas, ils « ne sont pas à même de procéder eux-mêmes directement à la mise en ligne des annonces publicitaires », qui relève d’une décision de Google Ireland Limited. Faute de moyens matériels et de moyens humains aptes « à rendre possibles, de manière autonome, les prestations de publicité litigieuses », les juges en ont déduit que le redressement de TVA ne pouvait être qu’annulé.
L'appel ou la négociation, avant une possible future directive
Rappelons que ce dossier n’est pas enterré. Si on en croit le ministre de l'Action et des comptes publics, l’État ferait appel. Dans les Échos, Gérald Darmanin a ouvert une piste de sortie, celle de la négociation avec l’entreprise « si Google est prêt à entrer dans une démarche sincère auprès du gouvernement français pour régulariser sa situation dans le cadre d'un accord transactionnel intelligent pour l'entreprise, mais aussi pour les deniers publics, notre porte est ouverte ». Dans quelques semaines, une proposition franco-allemande compte poser les premières briques d’une future directive sur l'harmonisation fiscale pour régler la question des grandes entreprises du numérique.
En attendant de connaître la suite de l'épisode, on pourra télécharger l’ensemble des jugements sur cette page du tribunal administratif de Paris.
Commentaires (26)
#1
C’est à l’épreuve de ce dédale qu’ont été éprouvés les articles 2 et 4 de la convention fiscale signée entre la France et l’Irlande
On a surtout éprouvé la réalité des failles du système fiscal international. " />
M’enfin j’avais peu de doute. Les structures juridiques et financières des grands groupes sont à l’épreuve des tribunaux. Seules des pressions politiques/publiques peuvent amener ces groupes à payer l’ardoise.
Pour Google en particulier, tous les contrats sont estampillés/signés “made in Ireland”.
#2
“la convention fiscale signée entre la France et l’Irlande, texte d’une valeur juridique supérieure à la loi française”
sérieux?
#3
bah, heu… Ca serait curieux que l’état irlandais se soumette à la législation française, ou réciproquement. " />
T’en a plein d’autres si tu veux:
https://www.impots.gouv.fr/portail/les-conventions-internationales
#4
#5
Il me semble que dans la priorité tu as :
1-constitutions, lois fondamentales, grandes déclarations et trucs machins
2-traités internationaux
3-lois
4-ordonnances
5-décrets, arrêtés, etc.
6-décision de justice
7-décision administrative ou/et locale, du style arrêté municipal/préfectoral
#6
#7
pourquoi pas? c’est bien plus logique si ce à quoi s’engage la France vis à vis d’autres Etats souverains ne peut pas être modifié unilatéralement.
#8
#9
Article INtéressant. J’imagine que la situation des multinationales du CAC40 (Orange, Total, Engie, Carrefour, Bouygues, etc) est semblable en Afrique, aux Amériques, en Asie, etc.
#10
Oui et non, cf les malta files où on retrouve des sociétés enregistrées sur l’ile à la fiscalité très avantageuse par Total et Bouygues entre autres.
C’est légal ceci dit.
#11
Pour ceux que ça intéresse, voici un article qui parle de la hiérarchie des normes dans l’État de droit, extrait :
« Pour Kelsen, toute norme juridique tire sa validité de sa conformité à une norme supérieure. Derrière le terme “hiérarchie des normes”, l’idée d’une pyramide. En haut, à la pointe : la Constitution. Tout en bas, à la base du triangle, circulaires et directives produites par l’administration. Entre les deux, les traités internationaux, les lois, la jurisprudence et tous les autres pans qui construisent notre ordre juridique.
Dans l’histoire du droit, cette hiérarchie prévaut réellement depuis 1958. C’est en effet avec la Cinquième République, régime présidentiel, que le législateur perd explicitement la primauté. Avant 1958, la Constitution et les traités internationaux étaient présumés supérieurs aux lois votées par le Parlement… mais c’était surtout vrai sur le papier. Dans les faits, on dit que le législateur demeurait souverain, dans la mesure où aucun juge n’avait le pouvoir d’invoquer la Constitution pour contester la légalité d’une loi. Concrètement, impossible de contester une loi qui serait venue contredire les grands principes édictés par la Constitution. »
Macron et l’Etat de droit : au fait, c’est quoi “la hiérarchie des normes” ? - franceculture.fr - 24/08/2017
#12
D’après le tribunal administratif de Paris, Google France ne fait pas de vente, mais fait de la “pré-vente” et de “l’après-vente”… ce foutage de gueule intégral, les juges ont touché combien de % du redressement prévu en pot-de-vin? " />
#13
Rien du tout et c’est bien ça le pire, si encore ils étaient corrompu ça pourrait être “acceptable”, mais non, là c’est encore pire que de la bête corruption de juge c’est de la bêtise/corruption de législateur.
Beaucoup de loi voté sont souvent retoqué ou annulé par ce plus haute instance il est clair qu’à l’assemblé on n’est pas très malin niveau subtilité législative et au niveau européen c’est corruption/copinage/futur reclassement à tous les étages.
#14
Il semble que l’UE a manqué la mise en orbite des politiques d’harmonisation des règles fiscales et sociales.
Je note que EM cherche à sauvegarder ce qui reste de l’UE mais dans quel but?
La défiance des citoyens européens à l’égard des institutions n’a jamais été aussi forte.
les marges de manœuvre démocratiques sont très faibles. Au premier référendum, n’importe quel des Etats membres risque de remettre en cause l’UE.
Reste le passage en force possible pour en finir avec les Etats souverains et ses démocraties jugées encore trop nationalistes par Bruxelles.
Reste alors la question: Faut-il une UE au service des citoyens européens ou des citoyens européens au service de l’UE?
#15
Reste alors la question: Faut-il une UE des lobbys au service des citoyens européens ou des citoyens européens au service de l’UE des lobbys ?
" />
Désolé, c’est trolldi " />
#16
Les juges se sont attachés à accentuer un critère beaucoup plus mécanique : la mise en ligne effective des annonces publicitaires. Cette opération n’intervient qu’après validation de Google Ireland Limited, non de la seule initiative de Google France.
Donc on peut vendre ce qu’on veut en France, y compris conclure des contrats, on ne sera pas considéré comme établissement stable tant qu’une “validation” sera effectuée par un établissement localisé ailleurs (ici en Irlande), en gros on met un bot humain en Irlande qui valide automatiquement les contrats et on est tranquille…
(je suis une quiche en droit donc j’ai p’tet tout compris de travers)
#17
#18
on appelle ça le marché commun (institué en 1957 par le Traité de Rome). Ceci-dit, effectivement : qu’un groupe multinational pose sa filiale en Irlande ou au Luxembourg pour vendre ses produits/services dans toute l’Europe en payant ses impôts principalement dans un de ces États à la fiscalité avantageuse pose un problème croissant aux États à la fiscalité plus ordinaire. Mais ce n’est pas nouveau, l’Europe fiscale et l’Europe de la défense sont de vieux sujets de discussion qui n’ont jamais trouvé de solution adéquate.
#19
#20
+1,
A noter que la convention en question date d’avant l’entrée de l’Irlande dans l’UE (CEE à l’époque)
#21
#22
“plein de pays protectionniste …” : encore faut-il préciser que la Chine, les États-unis sont des États fédéraux à taille continentale. Ce qui n’est pas le cas du Royaume-uni, sa situation est difficilement comparable aux 2 premiers. Quant au Brexit, il est encore loin d’être opérationnel (s’il l’est un jour).
#23
#24
#25
#26