Open Data : le gouvernement veut imposer une large anonymisation des décisions de justice
Le bonheur est dans le prétoire
Le 25 avril 2018 à 09h58
8 min
Droit
Droit
Sous couvert de relancer la mise en Open Data des décisions de justice, le gouvernement entend imposer l’occultation de tous les éléments d’identification des parties et des professionnels de justice. Même les copies de jugement délivrées sur support papier feraient l’objet d’une anonymisation.
Mal rédigée, la loi Numérique? C’est en tout cas l’impression que donne la Chancellerie au travers de son projet de loi « de réforme pour la justice », présenté vendredi 20 avril en Conseil des ministres.
Et pour cause. Son article 19 vient réécrire en quasi-totalité les dispositions introduites dans le texte porté par Axelle Lemaire, alors secrétaire d’État au Numérique, en vue de l’ouverture des décisions de justice. Celles-ci n’ont pour l’heure toujours pas été mises en œuvre, faute notamment de décret d’application.
Vers une anonymisation étendue aux magistrats, avocats, greffiers...
En l’état, la loi Numérique prévoit que tous les jugements rendus par les juridictions civiles et administratives, qu’ils soient définitifs ou non, soient « mis à la disposition du public à titre gratuit ». Et ce après avoir fait l’objet « d’une analyse du risque de ré-identification des personnes ».
Le gouvernement d’Édouard Philippe entend dorénavant préciser que ces décisions devront être mises à la disposition du public à titre gratuit, certes, mais « sous forme électronique, dans des conditions de nature à garantir leur authenticité ».
Surtout, l’exécutif veut faire disparaître les fameuses « analyses de risques » – qui avaient fait couler tant d’encre lors des débats parlementaires (voir notre article). En lieu et place, toutefois, il souhaite que « les éléments permettant d’identifier les personnes physiques mentionnées dans [une] décision » soient « occultés » avant toute mise en ligne – à condition que leur divulgation soit « de nature à porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes ou de leur entourage ».
De l’aveu même de la Chancellerie, cela signifie qu’il y aura effacement des nombreux indices relatifs aux individus visés par les jugements (noms, prénoms, numéros de téléphone, adresses, identifiants bancaires, informations cadastrales...), mais aussi à « l'ensemble des professionnels de justice » : magistrats, greffiers, etc. Les mentions portant sur les personnes morales – de type entreprises ou associations – devraient en revanche être maintenues.
Une « mauvaise nouvelle » pour l’Open Data
« C'est une mauvaise nouvelle », soupire un militant de l’Open Data. « L'analyse de risque laissait une large marge d'appréciation aux juridictions. Et elle était faite une fois pour toutes. Là, le texte prévoit explicitement l'anonymisation, notamment pour les noms des magistrats et des avocats. » La récente opposition de la majorité face aux velléités du Sénat sur ce dossier avait d’ailleurs été perçue comme un signal positif.
La différence entre les restrictions réclamées de longue date par la Haute assemblée et le projet de loi de réforme de la justice tient finalement en peu de choses.
Les sénateurs souhaitaient que les modalités de mise en Open Data des décisions de justice « préviennent tout risque de réidentification des juges, des avocats, des parties et de toutes les personnes citées dans les décisions ».
La rapporteure du projet de loi RGPD pour l’Assemblée nationale, Paula Forteza, s’y est opposée la semaine dernière, au motif qu’il serait « impossible » d’empêcher « tout risque de réidentification » des magistrats, des avocats, des parties et de l’ensemble des personnes citées dans les décisions, « sauf à effacer des parties entières des décisions avant leur diffusion au public, ce qui les rendrait illisibles et inexploitables ». Pour la parlementaire LREM, « la prévention de la réidentification doit constituer une obligation de moyens, et non de résultat ».
Or c’est malgré tout une large obligation de résultat qui se profile, puisqu’il devra y avoir occultation de tous « les éléments permettant d’identifier les personnes physiques mentionnées dans [une] décision ». Ce qui n’est d’ailleurs même pas le cas aujourd’hui, le site Légifrance révélant des noms de magistrats et d'avocats notamment. Qu’il faudrait effacer demain si la réforme était votée ?
Dans son étude d’impact, le gouvernement explique qu’il a délibérément choisi de « protéger » les données personnelles de « l'ensemble des professionnels de justice, (...) du fait de la différence de visée et de portée entre la délivrance aux tiers de la copie d'une décision de justice et sa réutilisation dans le cadre de l'Open Data ».
Un caviardage poussé notamment par le Conseil d’État
Les professionnels concernés étaient pourtant très mitigés sur la question, les décisions de justice étant par principe publiques (ce qui implique que le nom des magistrats soit notamment mentionné).
Du côté de l’ordre judiciaire, le premier président de la Cour de cassation s’est ainsi dit défavorable à l’anonymisation. « Les magistrats n'ont pas à rougir des décisions qu'ils rendent », a expliqué Ronan Guerlot, conseiller référendaire, au Point.
Du côté de l’ordre administratif, le Conseil d’État n’est pas du tout sur la même longueur d’onde. « Compte tenu notamment des possibilités d’exploitation et de croisement des données numériques, il convient de prévoir la possibilité d’occulter non seulement les noms des parties et des tiers, mais aussi ceux des magistrats et des personnels de justice mentionnés au jugement », soutient l’institution dans son avis sur le projet de loi Belloubet.
Quant aux avocats, certains rejettent l’anonymisation (qui pourrait au passage les priver d’une certaine publicité gratuite).
Le gouvernement affirme de son côté que l’option retenue « repose sur un équilibre entre l'accès à la décision – qui est entièrement préservé – et le respect de la vie privée des personnes ».
D’un point de vue technique, il reconnait que les occultations à venir sont « de nature à créer une charge supplémentaire pour les greffes – l'état du parc applicatif des services judiciaires ne permettant pas à ce stade de réaliser cette tâche de manière informatique ». L’étude d’impact n’inclut cependant aucun chiffrage, ni même calendrier de déploiement.
Une anonymisation étendue aux copies de décisions papier
L’exécutif va même jusqu’à soutenir que ces opérations d’anonymisation seront d’une « ampleur limitée », au regard des « possibilités nouvellement introduites de refuser de faire droit à des demandes de [communication de] grands volumes de décisions ».
« L’essentiel des décisions de justice ayant désormais vocation à être diffusé en ligne », le texte gouvernemental prévoit effectivement, dans un second temps, que les juridictions ne seront plus tenues de fournir de copie de décisions en cas de « demandes abusives » (« en particulier par leur nombre ou par leur caractère répétitif ou systématique »).
En dehors de ce cas de figure, les greffes devront dorénavant occulter les « éléments permettant d’identifier les parties et les tiers mentionnés dans la décision » – là aussi « si leur divulgation est de nature à porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes ou de leur entourage ». La copie transmise au demandeur contiendra néanmoins le nom des professionnels de justice impliqués.
« En rapprochant les régimes applicables, [le projet de loi] limite les risques de contournement des mesures de protection de la vie privée des personnes par l'accès direct de tiers à d'importants volumes de décisions brutes auprès des greffes », se justifie le gouvernement. Autrement dit, la Chancellerie craignait que certains petits malins se servent d’une décision « caviardée » en Open Data pour aller réclamer sa version complète auprès du greffe.
« Personne ne pourra finalement avoir copie d’une décision intégrale qui condamne par exemple un homme politique », s’inquiétait toutefois Antoine Dusséaux, cofondateur du site Doctrine.fr, spécialisé dans la diffusion des décisions de justice, à la lecture de ces dispositions (présentes dans l’avant-projet de loi révélé dans nos colonnes il y a plusieurs semaines).
« La publicité des jugements découle de celle des débats judiciaires, poursuivait l’intéressé. Il faut assurer l’accès intégral des citoyens aux décisions. Sans cela, nous n’aurons plus moyen d’y accéder, sans compter qu’aujourd’hui, cet accès est déjà complexe compte tenu des moyens dévolus aux greffiers ».
Le projet de loi de réforme de la justice a été déposé au Sénat (où il sera examiné à une date inconnue pour l’instant). Le gouvernement ayant enclenché la procédure accélérée, le texte ne devrait faire l’objet que d’une seule lecture par assemblée.
Open Data : le gouvernement veut imposer une large anonymisation des décisions de justice
-
Vers une anonymisation étendue aux magistrats, avocats, greffiers...
-
Une « mauvaise nouvelle » pour l’Open Data
-
Un caviardage poussé notamment par le Conseil d’État
-
Une anonymisation étendue aux copies de décisions papier
Commentaires (35)
Vous devez être abonné pour pouvoir commenter.
Déjà abonné ? Se connecter
Abonnez-vousLe 26/04/2018 à 16h34
Le 27/04/2018 à 07h01
bravo pour le point goodwin
Pour le reste, il est inutile de revenir dessus puisqu’il n’y a aucun lien entre ce que tu avances et le fonds de l’article.
Le 27/04/2018 à 07h01
" />
Le 27/04/2018 à 07h51
”(néanmoins je donne un secret de polichinelle; il est courant de faire budgéter le coût prévisible des indemnités voire des sanctions pénales à une entreprise bien avant toute procédure)” L’opendata te permet d’avoir des informations beaucoup plus précises en fonction des paramètres que tu auras.
Le 25/04/2018 à 10h08
Dans ce cas là autant prévoir un “droit à l’oubli” genre 5 ans après la fin de la peine prononcé les données sont rendues anonymes si vraiment on souhaite préserver un certain anonymat (ce qui peut se comprendre).
Le 25/04/2018 à 10h14
En clair on a plus de moyen de savoir qui a été jugé au nom du peuple français.
Il y a pas un peu de paranoïa à la chancellerie?
Le 25/04/2018 à 10h43
Non, le jugement existe toujours, mais il ne sera tout simplement pas disponible en open data.
On peut discuter de l’étendue de l’anonymisation, mais force est de constater que les données des jugements peuvent être extrêmement sensibles et méritent une protection, en particulier lorsque l’intérêt public n’est pas si importante que ça et que les risques d’atteinte à la vie privée sont importants.
Le 25/04/2018 à 10h47
Il me semblait qu’à part quelques rares exceptions, les décisions de justices étaient publiques.
Personnellement je lis régulièrement des compte rendus nominatifs comme sur le site épris de justice
Le 25/04/2018 à 10h52
Extrément sensible me parait une expression trop forte. On est en démocratie et la justice est publique avec des débats contradictoires. L’accusée a l’occassion de se défendre et de rétablir son honneur devant tous.
Si c’est le sensible, le juge peut ordonner un huit-clos.
Le 25/04/2018 à 11h04
C’est exact.
Il faut cependant distinguer la publicité du jugement au moment de celui-ci et l’intérêt qu’aurait le public à accéder à l’entièreté du jugement beaucoup plus tard.
Il y a un intérêt pour la société et la justice même à ce qu’elle soit publique lorsqu’elle est rendue. Par contre, lorsqu’il s’agit d’aller fouiner des dizaines d’années plus tard sans réel motif, le contenu potentiellement extrêmement personnel et donc sensible pour les parties (d’un côté ou de l’autre) du jugement s’y oppose.
Je ne défends pas particulièrement les mesures prises par le gouvernement, mais il y a bien un équilibre à trouver.
Le 25/04/2018 à 11h08
Sauf que pour tous les cas médiatisés (affaire Gregory, acquités d’Outreau, …) ces informations sont toujours disponibles.
Ca sous entends que certaines décisions peuvent être publique et d’autres non mais que seule la presse peut décider ?
Le 25/04/2018 à 11h31
L’intérêt d’aujourd’hui est le même que celui de demain.
Il n’y a pas sensibilité ou personnel.
La justice est publique et doit rester publique, cela fait partie du principe de séparation des pouvoirs. Cela permet notamment au juge de “rendre des comptes” au peuple.
Si on commence à anonymiser les décisions, le public ne saura plus pour qui la décision est rendue, ni pourquoi, ni comment. A ce niveau, on pourra alors présenter n’importe quoi comme décision de justice, notamment le pire.
On se retrouverait ainsi avec un gouvernement:
et qui pourrait se servir de la justice à son aise soulevant des décisions invérifiables par le public.
Si le but de Macron est de détruire la démocratie française, cette proposition ne fait que confirmer ce point
Le 25/04/2018 à 11h36
On pourrait s’attarder sur le traitement pitoyable que fait la presse de la justice publique. C’est bien souvent malheureusement une page spectacle ou people avant que la publicité soit une garantie du fait que la justice est bien rendue.
On peut d’ailleurs souligner le fait que de nombreux journalistes exercent cette “surveillance” en assistant au procès, tout en anonymisant les parties dans leur compte-rendu.
Les affaires médiatisées sont une chose, les dossiers et les jugements relatifs à cette affaire en sont une autre et il ne faut pas les confondre. Et en effet, seule la presse décide des affaires qu’elle couvre, et Il y a des cas dans lesquels le traitement médiatique rend inefficace toute protection de la sphère privée.
L’intérêt public à contrôler que la justice fasse bien son travail est fondamental mais s’exerce par le fait que le procès et le jugement soi publique. Quand des années plus tard il faut refaire un petit article sur une affaire, il ne s’agit plus du même intérêt.
Le 25/04/2018 à 11h49
La justice publique répond à un intérêt public au moment du procès ou du verdict. Le peuple peut à ce moment contrôler que justice est rendue correctement (bien qu’il ne le fait généralement pas). D’ailleurs, une bonne partie de la procédure n’est pas publique. Puis, avec le temps, cet intérêt public diminue.
L’anonymisation des décisions mises en open data ne gêne en rien le fait que la justice est rendue publiquement… Par contre, après, l’intérêt est différent et bien moindre face à la sensibilité des données contenues dans la décision. Le dossier existera toujours (non anonyme), et j’ai l’impression que beaucoup l’oublient. Mais ceux qui souhaitent le consulter sans aucun motif légitime auront accès à une version anonymisée.
Personne ne vient dire que dorénavant, les décisions seront rendues à huis clos sans que personne ne sache qui est jugé, qui est plaignant, ni qui juge…
Ce qui est fondamental est que l’open data des décisions judiciaires présente des avantages mais également des risques pour les parties comme pour les juges. Je ne prétend pas que la solution du gouvernement est bonne, mais je lutte contre les opinions tranchées au scalpel.
Je laisse de côté le couplet sur Macron sans pertinence.
Le 25/04/2018 à 12h06
Ce que je ne comprends pas bien, c’est l’urgence de tout casser. Ce gouvernement et cette Assemblée ne pourraient-ils pas prendre un peu de recul pour des dispositifs législatifs de cette importance ?
Le 25/04/2018 à 12h24
Le 25/04/2018 à 14h06
Xavier, je n’ai pas la même lecture que toi s’agissant de l’identité des parties. A en croire l’étude d’impact le principe est la délivrance de copie sans masquer les noms et, en cas d’atteinte à la vie privée, la pseudonymisation peut être décidée (et non plus l’anonymisation qui implique l’impossibilité de retrouver l’identité):
Le 25/04/2018 à 14h16
Le 25/04/2018 à 14h24
Le 25/04/2018 à 14h38
Le 25/04/2018 à 15h16
Merci pour ces informations détaillées
Pour ma culture personnelle, est ce qu’un bailleur peut par exemple demander au greffe une copie des jugements à l’encontre de son futur locataire ?
Le 25/04/2018 à 15h22
Le 25/04/2018 à 15h23
Je serais quand-même très surpris qu’on puisse se pointer dans un tribunal et demander les compte-rendus de justice concernant un nom. La possibilité d’obtenir son propre casier judiciaire est déjà limitée pour éviter qu’un employeur ne le demande à un employé.
Edit: grillé.
Le 25/04/2018 à 15h35
Les jugements civils des divorces, tutelles et assistance éducative sont privées et non communicables durant 75 ou 10 0 ans ( mineur) en dehors des parties concernés. Même chose pour les jugements pénaux concernant des mineurs.
Il n’y a donc que les jugements au pénal des personnes majeures et les jugements civils “hors famille” qui sont disponibles en non anonymisé.
Ca limite grandement la consitution de base de données personnelles.
Le 25/04/2018 à 15h47
Le 25/04/2018 à 17h32
Le 25/04/2018 à 18h39
Le 25/04/2018 à 18h42
Ha si seulement on avait une autorité chargée contrôler la mise en place des bases de données et de sanctionner les gens en cas d’abus…
…OH WAIT!!!
Le 25/04/2018 à 19h35
Le 26/04/2018 à 05h41
Qu’est ce que ça peut foutre que le peuple soit au courant que Marc Dupaire ai joué du poing le jour de ses 19 ans parce qu’il était un peu bourré. On va pas lui traîner cette information pendant des décennies….
Le 26/04/2018 à 07h32
On a quand même une petite collision entre données personnelles et open data là…
Si une analyse des masses de données permet de reconstituer l’emploi du temps d’un avocat sur 10ans, ça ne concerne plus la justice mais l’individu.
Je l’ai vécu des années, avec un cas beaucoup moins intrusif, car en temps que technicien du cinéma tous les employeurs allaient consulter l’imdb pour avoir notre CV en ligne. Bien géré, c’était souvent un avantage, mais il était parfois désagréable d’être exposé à tout un chacun par des données qu’on ne maîtrise pas totalement. (en principe on ne parle pas de TOUS ses projets à un employeur, ne serait-ce que par concision/clarté)
Là ça concerne des données avec un réel intérêt de publication, mais ça étend, d’une certaine façon, la surveillance généralisée, de manière directe (pour les personnes jugées) ou indirecte (pour les parties civiles, les professionnels…).
Mais si vous me demandez de quelle manière idéal on peut concilier information nécessaire et la protection des individus… je sais pô " />
Le 26/04/2018 à 07h33
les juridictions ne seront plus tenues de fournir de copie de décisions en cas de « demandes abusives » (« en particulier par leur nombre ou par leur caractère répétitif ou systématique »).
Ça c’est l’article “NextInpact”
Bientôt dans toute loi concernant le milieu de la culture ou de la transparence
Le 26/04/2018 à 09h34
Le 26/04/2018 à 15h43
" />
Le 26/04/2018 à 16h19
Mois ce qui me fait le plus peur, c’est la finalité du projet. OpenData des décisions –> calcul du coup à l’avance pour savoir s’il est rentable d’intenté un procès et/ou calcul à l’avance pour savoir si commettre un acte illégal est rentable.