IA : Au Parlement européen, des travailleurs du clic appellent à réguler l’entraînement humain
Heho heho on rentre du boulot

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Au Parlement européen, des travailleurs du clic réunis à l'invitation des sociologues Antonio Casilli et Milagros Miceli évoquaient le 21 novembre la réalité de l'entraînement de l'IA et le besoin de régulation.
Le 25 novembre 2024 à 15h10
9 min
IA et algorithmes
IA
« Les travailleurs qui produisent les intelligences artificielles n’ont jamais été invités au Parlement européen dans le cadre des discussions sur le règlement sur l’intelligence artificielle. » C’est sur ce regret que le sociologue Antonio Casilli introduisait un workshop organisé le 21 novembre au Parlement européen, pendant lequel ces travailleurs du clic ont décrit les problématiques spécifiques à leur travail aux parlementaires de l’Union.
Le constat vient avec une précision : si certains travailleurs de la donnée ont déjà été interrogés par le Parlement, c'etait dans le cadre des travaux annonciateurs de la directive sur le travail des plateformes, adoptée en octobre. Mais l’intelligence artificielle soulève des questions spécifiques, que la députée Leïla Chaibi (La Gauche) résumait en ces termes : « L’enjeu, c’est le même que depuis des siècles, c’est celui du rapport du travail au capital. Est-ce que l’intelligence artificielle va encourager les asymétries de pouvoir entre le patron et le travailleur ? Ou est-ce que ça peut-être un outil d’émancipation ? »
Au Parlement européen, précise encore la députée, le management algorithmique intéresse beaucoup, au point d’appeler de futurs travaux réglementaires. Mais le statut de celles et ceux qui se trouvent en début de chaîne, qui entraînent les modèles, est beaucoup moins connu. Ce sont pourtant eux qui annotent les images, traduisent les voix et tagguent les vidéos qui permettent aux modèles d’IA, y compris ceux d’IA générative, de fonctionner.
Ce sont aussi eux qui se font parfois passer pour des machines, comme l’ironise Donatella Delpiano : « la moitié du temps, je suis une humaine, l’autre moitié du temps, je suis un robot ». Italienne, elle explique être devenue data worker à temps partiel faute de trouver un emploi mieux adapté à ses compétences.
« Le plus grand gâchis de capital humain de l’histoire de l’humanité »
Pour éclairer ce débat, les auteurs du projet EnCOre (European Microworkers Communication and Outreach), au nombre desquels les sociologues Milagros Miceli et Antonio Casilli, ont interrogé plus de 800 data workers à travers neuf pays d’Europe de l’Ouest, réalisé 18 focus groupes et 7 interviews exploratoires. Le but : mieux comprendre « qui entraîne les données de l’intelligence artificielle européenne » (c’est le titre du rapport produit en avril 2024), dans un contexte où l’industrie reproduit et amplifie les dépendances économiques historiques entre pays du Nord et du Sud.
Les réseaux les plus classiques d’entraînement des systèmes utilisés dans les pays développés sont donc internationaux : des personnes installées dans de petites villes chinoises entraînent des systèmes utilisés dans les grands hubs technologiques du pays, indique Antonio Casilli. D’autres vivant en Argentine ou au Venezuela entraînent des modèles utilisés aux États-Unis, en Espagne pour des questions de proximités linguistiques, ou en Russie.
En Europe, le sociologue souligne une évolution des forces en présence. Historiquement féminisée, la masse des travailleurs des données est désormais à 58 % masculine en Europe. Elle reste jeune (75 % ont moins de 35 ans), plutôt présente dans les pays d’Europe du Sud (Portugal, Italie, Espagne) et en Allemagne. L’étude n’a pas spécifiquement visé les populations migrantes, précise Milagros Miceli, mais les sociologues n’ont pas tardé à les rencontrer : « certains étaient migrants de première génération, d’autres des enfants d’immigrants. La plupart dépendent de ces emplois pour garder leur visa et rester dans le pays qui les emploie, ce qui les empêche de se plaindre de leurs conditions de travail. »
Sur l’échantillon de travailleurs interrogés à travers l’Europe, 67 % ont des diplômes équivalents à la licence, voire plus. Et Antonio Casilli d’asséner : « C’est probablement le plus grand gâchis de capital humain de l’histoire de l’humanité. » De fait, nombreuses sont les personnes qui se retrouvent dans l’industrie de l’annotation de données d’IA par défaut, comme Donatella Delpiano, faute de trouver emploi mieux adapté à leur formation.
Instabilité extrême de l'emploi
En pratique, cela s’accompagne d’une variété de coûts, que la vénézuélienne Oskarina Fuentes traduit très concrètement. Elle qui travaille pour des plateformes comme Appen ne le fait pas « dans des bureaux avec des ordinateurs dernier cri ». Elle décrit plutôt un travail « chez moi, où je paye mon internet, mon matériel, mon électricité ». Dans une même journée, elle peut facilement « passer de problèmes mathématiques à de l’annotation de photos : c’est très varié ».
Cela dit, elle évoque un salaire très faible, d’à peine quelques centimes de dollars par tâche. « Dans certaines tâches de transactions de l’anglais vers l’espagnol, j’ai même eu à enchérir pour accomplir la tâche au tarif le plus bas », renchérit son collègue espagnol Nachos Barros. Et de souligner le coût mental qu’a le fonctionnement des plateformes de travail du clic, sur lesquels « vous devez chercher en permanence de nouvelles tâches, donc concourir à chaque fois contre d’autres personnes ».
Oskarina Fuentes relève par ailleurs l’absence de contrats en bonne et due forme, « à part pour les obligations de confidentialité », ainsi que divers problèmes de paiement. Plusieurs des plateformes qu’elle a utilisées ont ainsi présenté des problèmes d’actualisation des tâches accomplies, entrainant des retenues du salaire des tâches accomplies pendant un mois entier. Dans l’un des cas, où une plateforme lui retient le paiement de trois mois de travail, « la seule manière de discuter se fait via tickets ».
Retenu au Liban par la guerre, Yasser Al Rayes, diplômé d’ingénierie et réfugié de Syrie, soulève via visioconférence la question de la finalité des machines qu’il participe lui aussi à entraîner. Citant les programmes Where’s Daddy et Lavender, utilisés par Israël contre Gaza pour identifier des dirigeants du Hamas puis les bombarder alors qu’ils sont rentrés chez leur famille, il déclare : « Il est terrible que ces technologies conçues pour faciliter la vie des gens se voient attribuer de telles responsabilités militaires. »
Emplois non reconnus
Citant les résultats de l’étude EnCOre, Milagros Miceli décrit les coûts extrêmement hauts des emplois de travail de la donnée en termes de santé mentale – que ce soit à cause des rejets arbitraires de certaines plateformes, des dépendances des personnes migrantes à ces emplois, des contenus problématiques auxquels modérateurs et annotateurs peuvent se retrouver confrontés, aussi. « La dépression et la précarité sont des sujets récurrents », souligne-t-elle, « d’autant plus qu’une partie des populations concernées par ces emplois, notamment les femmes et les personnes migrantes, sont plus facilement exclues des circuits qui pourraient leur apporter de l’aide. »
L’expertise acquise malgré ces conditions n’est pas plus reconnue sur le marché du travail, à en croire les témoins présents au Parlement européen. « Ça ne l’est pas parce que ce milieu n’est ni régulé, ni professionnalisé », estime Nachos Barros. Donatella Delpiano mentionne aussi un enjeu d’éclatement de la chaîne de fabrication de l’IA : « Si vous mettez sur votre CV que vous avez entraîné les données d’une Big Tech, que vous savez comment elles sont structurées, et que vous leur en parlez en entretien d’embauche, leurs propres employés ne sauront pas reconnaître les tâches dont vous parlez. »
Le plus souvent, précise Oskarina Fuentes, les obligations de confidentialité « empêchent de dire pour quel géant numérique on travaille. Je peux expliquer que je travaille pour Appen, mais je n’ai pas le droit de dire sur les données de quelle Big Tech ». Cette culture du secret est « très récurrente dans ces entreprises », souligne Milagros Miceli, qui précise que certains travailleurs du clic sont forcés d’écrire « employé de call center » plutôt que « modérateur » sur leurs CV.
À la tribune, Donatella Delpiano décrit bientôt le travail du clic comme le « prolétariat absolu » de la chaîne de fabrication de l’intelligence artificielle. Depuis le Liban attaqué, Yasser Al Rayes ajoute que les ressortissants syriens comme lui ne profitent pas tellement des initiatives collectives qui se créent peu à peu, à cause des sanctions prises par les États-Unis contre la Syrie.
Tous appellent à une meilleure prise en compte de leur travail et à une régulation de l’industrie du travail des données. Ne serait-ce que parce que l’Union Européenne pourrait servir d’exemple.
En attendant de potentielles évolutions réglementaires, Antonio Casilli souligne l’existence de textes déjà susceptibles d’être utilisés dans le cadre de telles activités mondialisées. « C’est le cas de la directive sur le devoir des entreprises en matière de durabilité. Elle peut sembler éloignée du sujet, mais elle oblige les entreprises à veiller à ce que les droits de l'homme soient respectés tout au long de la chaîne d’approvisionnement. »
IA : Au Parlement européen, des travailleurs du clic appellent à réguler l’entraînement humain
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« Le plus grand gâchis de capital humain de l’histoire de l’humanité »
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Instabilité extrême de l'emploi
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Emplois non reconnus
Commentaires (2)
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Abonnez-vousModifié le 25/11/2024 à 15h19
Il n'y a pas ce qu'on appelle le code du travail ?
Modulo : "que la [vénézuélienne Oskarina Fuentes ...]"
N'est-ce pas plutot les instances vénézuélienne que faudrait interppeler ?
Si je ne me trompe. Je crois qu'en France s'il un de subordinnation et de dépendance fiancière (qqch comme ça ; je mescuse pas avance n'atant pas juriste) est établi le travail est reconnu defacto comme salarié et non plus comme "travailleurs indépendant" de la structure.
J'ai retrouvé ça :
https://www.pezet-avocats.fr/fr/actualites-juridiques/id-38-jurisprudence-uber-decryptage-contournement-legislation-sociale
Le 26/11/2024 à 11h56
C'est elle qui a porté le projet d'adoption de la présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes, voté en avril :
https://leilachaibi.fr/lutte-uberisation/
https://linsoumission.fr/2024/04/24/uber-lfi-victoire-travailleurs/