IT Development vs Free Mobile : violer une licence de logiciel est-il une contrefaçon ?
Il a frit, il est tout contrit ?
Le 06 septembre 2019 à 08h31
7 min
Droit
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Dans quelques jours aura lieu à la Cour de justice de l’Union européenne, une audience opposant IT Development, un éditeur de logiciels, et Free Mobile. Le litige s’intéresse au champ des actions en contrefaçon, avec une question épineuse : s’appliquent-elles en cas de violation supposée d’un contrat logiciel ?
Ce 25 août 2010, tout allait pour le mieux. Les deux sociétés passaient accord sur une licence et un contrat de maintenance sur le progiciel ClickOnSite. Un logiciel de gestion de projet centralisé destiné à permettre à Free Mobile « d'organiser et de suivre en temps réel l'évolution du déploiement de l'ensemble de ses antennes de radiotéléphonie par ses équipes et par ses prestataires techniques extérieurs ».
Le 22 mai 2015, le ciel se gâte. L’éditeur fait opérer une saisie-contrefaçon chez un sous-traitant de Free Mobile. Cet acte d'huissier de justice, utile pour constituer une preuve, débouche sur une action en contrefaçon. IT Development reproche en particulier à son cocontractant d’avoir modifié le progiciel en y créant notamment de nouveaux formulaires.
Il s'arme de l’article 6 de sa licence qui interdit au client de décompiler le logiciel, de le modifier, le corriger, l’adapter, etc. La même disposition autorise certes le client à demander à l’éditeur « des informations nécessaires à l’interopérabilité ou la compatibilité du progiciel avec un autre logiciel ». C'est à cette seule finalité, et en l’absence de réponse dans un délai d'un mois, qu’il peut ensuite procéder aux opérations de décompilation. Pas avant. Pas autrement.
Une procédure jugée d'abord irrecevable
Le 6 janvier 2017, le tribunal de grande instance de Paris déclare toutefois irrecevable cette procédure en contrefaçon, et donc cette action dite « délictuelle ». Selon lui, seule une procédure fondée sur la violation du contrat était envisageable par le biais donc d'une action « contractuelle ».
En clair, il y aurait eu une grosse erreur d'aiguillage de la part d'IT Devlopment.
Qu’à cela ne tienne. L’éditeur fait appel à titre principal sur le terrain de la contrefaçon où il réclame 1,44 million de dommages et intérêts, et à titre subsidiaire, sur celui de la responsabilité contractuelle où il sollicite une réparation de 840 000 euros.
En face, Free Mobile dénonce une procédure abusive. L’opérateur réclame notamment 50 000 euros de dommages et intérêts outre de substantielles compensations pour les frais engagés. Il plaide pour la nullité du procès-verbal de l’huissier. La société soutient encore que le logiciel n’est pas original et conteste la moindre modification non autorisée. Enfin, la clause du contrat de licence serait elle-même contraire au Code de la propriété intellectuelle.
Mais IT Devlopment a surtout soulevé une question préjudicielle épineuse relative justement à l'articulation des procédures. Voilà pourquoi dans son arrêt du 16 octobre 2018, diffusé ci-dessous, la cour d’appel de Paris ne va pas examiner le fond.
Elle va rappeler un principe cardinal du droit, celui du non-cumul des responsabilités délictuelle et contractuelle.
Un principe du XIXe siècle qui implique d’un côté « qu’une personne ne peut voir sa responsabilité contractuelle et sa responsabilité délictuelle engagées par une autre personne pour les mêmes faits ».
Et de l’autre, « que la responsabilité délictuelle est écartée au profit de la responsabilité contractuelle dès lors que, d’une part, les parties sont liées par un contrat valable et que, d’autre part, le dommage subi par l’une des parties résulte de l’inexécution ou de la mauvaise exécution de l’une des obligations du contrat ».
Dans le silence des textes, une question préjudicielle
Cependant, concède-t-elle, aucun texte en France ne dispose expressément que l’action en contrefaçon ne s’applique que lorsque deux parties ne sont pas liées par contrat. Dans le Code de la propriété intellectuelle, une exception formelle existe bien en matière de contrat de licence de marque ou de brevet, mais rien n’est dit pour les autres branches. Que faut-il déduire de ce silence ?
Pire, le droit européen ne permet pas de lever l'incertitude. La directive « Contrefaçon » du 29 avril 2004 explique généreusement qu’elle s’applique « à toute atteinte aux droits de propriété intellectuelle prévue par la législation communautaire ».
Quant à la directive dite « Programmes d'ordinateur » du 23 avril 2009, elle reconnaît à l’auteur le droit exclusif d’autoriser « toute forme de distribution, y compris la location, au public de l'original ou de copies d'un programme d'ordinateur. »
Une question préjudicielle a donc été transmise par la juridiction française à la Cour de justice de l’Union européenne. On la retrouve sur cette page.
Expiration d'une période d'essai, dépassement du nombre d'utilisateurs...
Les interrogations sont simples : « le fait pour un licencié de logiciel de ne pas respecter les termes d’un contrat de licence de logiciel » constitue-t-il une contrefaçon ou bien doit-il obéir au régime de la responsabilité contractuelle de droit commun ?
Les premières audiences seront organisées la semaine prochaine devant la Cour de Luxembourg. Le sujet pourrait créer de profonds bouleversements en cette matière, tant les hypothèses de violations des termes de la licence sont nombreuses, en témoignent les exemples cités par la cour d’appel de Paris :
« Expiration d’une période d’essai, dépassement du nombre d’utilisateurs autorisés ou d’une autre unité de mesure, comme les processeurs pouvant être utilisés pour faire exécuter les instructions du logiciel, ou par modification du code source du logiciel lorsque la licence réserve ce droit au titulaire initial »
Mais quel pourrait être l'intérêt pour un justiciable de s'appuyer sur une action en contrefaçon plutôt qu'une action contractuelle ? Il y a déjà la possibilité de réaliser des saisies-contrefaçons, qui offre à un huissier de larges pouvoirs pour glaner des preuves en amont d’une procédure (comme ici, auprès d'un sous-traitant).
Surtout, la loi du 11 mars 2014 renforçant la lutte contre la contrefaçon a fléché très précisément la détermination des dommages et intérêts. Il est fait en effet obligation pour la juridiction de prendre en considération « distinctement »,
- « Les conséquences économiques négatives de la contrefaçon, dont le manque à gagner et la perte subis par la partie lésée »
- « Le préjudice moral causé à cette dernière »
- « Et les bénéfices réalisés par le contrefacteur, y compris les économies d'investissements intellectuels, matériels et promotionnels que celui-ci a retirées de la contrefaçon ».
Mieux, à titre d'alternative, celle qui se prétend victime peut réclamer une somme forfaitaire si le calcul lui est plus intéressant. L’approche est donc beaucoup plus confortable qu’en matière contractuelle.
Que va-t-il se passer maintenant ? La Cour de justice de l’Union européenne rendra son arrêt dans plusieurs mois, après la vague d'audiences et publication de l’avis de l’avocat général. C’est seulement avec cette réponse européenne que la cour d’appel de Paris poursuivra l’examen de ce dossier et statuera sur ce bras de fer. Procéduralement, si seule la responsabilité contractuelle ne pouvait être recherchée, inutile d’aller si loin : toute la procédure s’écrasera, notamment la saisie-contrefaçon.
IT Development vs Free Mobile : violer une licence de logiciel est-il une contrefaçon ?
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Une procédure jugée d'abord irrecevable
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Dans le silence des textes, une question préjudicielle
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Expiration d'une période d'essai, dépassement du nombre d'utilisateurs...
Commentaires (34)
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Abonnez-vousLe 07/09/2019 à 08h40
Le 07/09/2019 à 10h46
Le 07/09/2019 à 17h55
Le 08/09/2019 à 17h12
Franchement, demander 1,44 millions d’euros pour un pauvre formulaire… Si la justice était vraiment juste, elle demanderait à Free de payer 10€ de pénalités à cette société bidon, et demanderait à cette même société bidon quelques milliers d’euros pour frais et temps perdu.
Faut arrêter la connerie un moment. Y a quand même des affaires bien plus importantes à gérer.
Le 09/09/2019 à 22h33
Mieux expliqué que moi et plus précis. Merci à toi ;)
Le 10/09/2019 à 10h56
Le 06/09/2019 à 08h42
Ça c’est la plaie des développements confiés à un prestataire : on n’est pas propriétaire du logiciel qu’on a pourtant intégralement financé…
Le 06/09/2019 à 08h48
ça parait pourtant simple sur le papier: il y a contrat entre les deux partie, c’est du contractuel.
IT dev cherche à mettre ça sous le coup de la contrefaçon uniquement pour pouvoir faire intervenir l’huissier et glaner plus de D/I.
C’est même plus légal à ce point là, c’est économique.
Le 06/09/2019 à 08h52
Ma société est quasi-systématiquement propriétaire des développements sous-traités: c’est écrit explicitement dans le contrat. Je ne suis pas juriste, je ne sais pas dire avec une totale certitude si cette clause est légale, mais à ma connaissance, on n’a jamais eu de problème à la faire appliquer, donc je suppose que oui " />
Le 06/09/2019 à 08h56
là j’ai surtout du mal à comprendre le préjudice, soit l’info est manquante, soit j’ai mal compris :
est-ce que l’adaptation concerne une partie dépendant d’une licence (free paie pour 10 utilisateur, mais a fait une modif pour pouvoir en avoir 200) ?
est-ce que c’est un ajout pur et simple que le logiciel de base ne fait pas ? et que IT Devlopment ne propose pas ou ne veut pas faire ?
dans le premier cas une action en justice me semble légitime
dans le second beaucoup moins
premier cas
j’achète une voiture de XX cv, je la débride à YY cv, à minima la garantie saute ce qui est défendable
second cas
j’achète une voiture, le constructeur ne la propose pas dans la couleur que je souhaite => je la fait repeindre, le constructeur n’a pas son mot à dire (selon moi hein, je crois bien que Ferrari a blacklisté un client à cause d’une peinture ce qui me semble absurde)
j’ai raté un truc ?
Le 06/09/2019 à 09h00
Ce sous titre " />
Le 06/09/2019 à 09h12
Juste concernant la voiture, si c’est une LOA, je doute que tu aies le droit de la repeindre.
Le 06/09/2019 à 09h12
Tu achètes ton progiciel sous licence Libre, tu n’as pas ce genre d’emmerde!!
Le 06/09/2019 à 09h13
Là tu es dans le cas où quand tu achètes la voiture tu signes un truc qui t’oblige à passer par le constructeur pour la repeindre. (éventuellement 10 fois le prix)
Et on se demande pourquoi certains défendent le logiciel libre " />
Le 06/09/2019 à 09h17
Le 06/09/2019 à 10h29
C’est surtout, je pense, que ce qu’il est reproché au sous-traitant (avoir crée de nouveaux formulaires) est normalement quelque chose que l’éditeur facture au prix fort… d’où manque à gagner.
Le 06/09/2019 à 10h38
Le 06/09/2019 à 10h39
Effectivement, tu peux ajouter la clause qui rend le client propriétaire des développements. Mais c’est en général beaucoup plus cher (puisque le client n’est plus captif).
Le 06/09/2019 à 10h45
Y font chier ces ayants droits avec leurs problèmes de contrefaçon…
Le 06/09/2019 à 11h44
Le 06/09/2019 à 12h17
Je comprends pas, c’est pas déjà plié depuis longtemps cette question ? Utilisation du soft en dehors de la licence => licence non respectée => contrat invalidé => utilisation du logiciel sans licence valide => ergo, contrefaçon. Non ?
Le 06/09/2019 à 12h22
Le 06/09/2019 à 13h16
Le 06/09/2019 à 13h18
Bon pour ceux qui se posent la question, quelques rappels de base.
Tout usage fait sans une telle autorisation est constitutif de contrefaçon.
-> Dès lors, à mon sens la logique d’analyse est très simple.
Si Free n’a pas respecté le contrat, il est de facto contrefacteur du logiciel SAUF à démontrer que l’usage dénoncé par l’éditeur relevait des exceptions autorisées.
Et ce même s’il arrive à prouver que les clauses du contrat de licence étaient abusives, donc inapplicables.
C’est la beauté (ou pas) du droit de la propriété intellectuelle non réadapté au monde moderne.
En revanche, s’il peut prouver que les clauses étaient abusives, peut-être le tribunal aurait il le pouvoir d’imposer d’une manière ou d’une autre la prise en compte rétroactive d’un contrat plus adapté, vidant du coup la contrefaçon de son fait générateur ? (100% question, aucune idée)
En tous les cas, c’est une belle illustration de la complexité (et à mon sens de l’inadéquation) du modèle de PI classique appliqué au logiciel.
(Et de l’intelligence basique consistant à ne JAMAIS utiliser de logiciel non open source, sauf à avoir vraiment les couilles dans l’étau chauffé au fer blanc).
Le 06/09/2019 à 13h21
“L’éditeur fait appel à titre principal sur le terrain de la contrefaçon où il réclame 1,44 million de dommages et intérêts, et à titre subsidiaire, sur celui de la responsabilité contractuelle où il sollicite une réparation de 840 000 euros.
[… La cour d’appel rappelle] un principe cardinal du droit, celui du non-cumul des responsabilités délictuelle et contractuelle”
Elle en a pas profité pour lui en rappeler un autre: pas de demande nouvelle en appel, celle sur la responsabilité contractuelle étant irrecevable pour ne pas avoir été formulée en première instance ?
Le 06/09/2019 à 14h45
modification interdite = une “classe” d’infraction que je peux comprendre (t’as pas le droit, tu le fais quand même et te fais chopper => tu casque, logique)
ma question portait plus sur la pertinence du préjudice subi (donc des dommages et intérêts) :
est-ce que les modifications permettaient de ne pas payer le prestataire pour quelque chose qu’il propose/facture, ou bien est-ce juste un ajout introuvable même en payant ?
Le 06/09/2019 à 14h50
là ce que l’histoire ne dit pas c’est si le “constructeur” propose une prestation “peinture” (free a-t-il démonté la voiture (ce qui est interdit par contrat) pour la peindre et éviter de payer, ou bien est-ce que c’était obligatoire pour repeindre, et que le constructeur ne propose pas la possibilité de repeindre dans la couleur voulue par free)
Le 06/09/2019 à 15h28
Faut arrêter avec les analogies avec les voitures et l’informatique, ça foire à chaque fois.
C’est simple:
Le 06/09/2019 à 16h02
ça me va :)
je ne savais pas si les éléments étaient vraiment manquants ou si je n’avais pas su les lire
(je pense qu’on est d’accord sur le fait que free n’a pas respecté le contrat de ne pas décompiler, avec les données qu’on a en tout cas)
Le 06/09/2019 à 18h54
La licence mentionne la “décompilation du code-source” " />.
En tout cas, Free soutient que “les modifications effectuées ne concernent que la base de données propre à l’opérateur licencié”.
La base de donnée fait-elle partie du logiciel ? Elle en est peut-être son produit, dans ce cas est-ce que ce ne sont pas des données appartenant à l’utilisateur ? Mais si elle découle d’un modèle présent dans le logiciel, c’est plus difficile à dire.
Imaginons une version limitée d’Excel interdisant de modifier les formules. Si je crée un document à partir d’un modèle intégré, puis je l’ouvre dans LibreOffice pour modifier les formules, avant de le rouvrir dans Excel, est-ce une violation de la licence ?
Le 06/09/2019 à 19h09
Il me semble que les schémas de BDD ne sont pas brevetable en France, mais je peux me tromper.
Le 06/09/2019 à 19h25
Le 06/09/2019 à 19h46
Les formulaires sont peut-être créés par le vendeur sous forme d’entrées dans la base de donnée, en suivant le cahier des charges du client. Il considère peut-être que ça fait partie de son application, comme s’il avait réalisé des développements spécifiques dans le code source (et il vend peut-être une prestation pour effectuer des modifications si nécessaire).
A l’inverse, le client peut au contraire penser qu’il ne s’agit pas du logiciel en tant que tel, mais d’une forme de fichiers de configuration, dont il a certes payé l’écriture initiale, mais qu’il est libre de modifier ensuite.
Le 06/09/2019 à 20h48