Un ingénieur alerte contre des pratiques sexistes, Meta cherche à le faire démissionner
Représailles sur allié
Spécialiste de l’intelligence artificielle, l’ingénieur Jeffrey Smith porte plainte contre Meta pour son traitement différencié des femmes et des hommes, ainsi que pour les représailles qu’il aurait subies après avoir dénoncé ces problématiques. Un enjeu généralisé dans l’industrie technologique.
Le 19 juin à 14h26
8 min
Droit
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Meta est poursuivi en justice pour sa gestion des comportements sexistes dans le cadre du travail. Selon la plainte obtenue par Ars Technica, l’entreprise est accusée d’embaucher et de promouvoir régulièrement des hommes moins qualifiés que des femmes candidates aux postes concernés.
La plainte a été déposée à New-York par Jeffrey Smith, un ingénieur employé par Meta depuis 2018. Au sein de l’entreprise, Jeffrey Smith a occupé divers postes de management dans les laboratoires de l'entreprise dédiés à l’intelligence artificielle et à la réalité virtuelle et augmentée : AI Platform/PyTorch, FAIR (Fundamental AI Research) et Reality Labs.
Il indique avoir reçu de très bonnes évaluations tout au long de ses six années de travail chez Meta et s’être trouvé sur le point de recevoir une nouvelle promotion lorsqu’il a commencé à s’inquiéter ouvertement des problématiques de misogynie sur son lieu de travail. Il aurait alors reçu sa première évaluation négative, bientôt suivie de la suggestion de démissionner.
Traitements différenciés récurrents
Smith a commencé à formuler des critiques à partir de l’été 2023, indique sa plainte, juste après que Meta réorganise son équipe dédiée à la recherche et développement en réalité augmentée. L’ingénieur déclare qu’une employée qualifiée (employée A) a été privée de ses responsabilités sans explication, responsabilités qui ont été partagées entre lui et un autre homme, moins qualifié pour le poste. Smith indique s’en être plaint à son supérieur.
Dans sa plainte, Smith ajoute par ailleurs avoir vu une autre collègue (employée B), jusqu’ici toujours très bien évaluée dans son travail, rencontrer de brusques difficultés. Smith déclare que son supérieur direct, le chercheur Ran Rubin, pratiquerait en réalité un management différencié selon le genre de ses subordonnés : il alternerait entre une tendance beaucoup plus critique envers le travail de son employée B que de ses collègues masculins, et le refus net d’évaluer le travail de l’employée B pendant de longs laps de temps.
Jeffrey Smith déclare avoir signalé ces comportements à ses supérieurs directs et aux équipes de ressources humaines, mais n’avoir constaté aucune réaction concrète. À l’été 2023, il indique avoir spécifiquement déclaré ses inquiétudes relatives à Ran Rubin lors de son propre entretien de performance. « Les commentaires de M. Rubin sur chacune [des femmes critiquées] n'étaient fondés sur aucune preuve, et toutes avaient une grande expérience et n'avaient fait l'objet d'aucune plainte », indique le document.
Du point de vue des gestions des ressources humaines, Jeffrey Smith décrit globalement une logique de traitements préférentiels systématiques des hommes en matière de promotions et d’évaluation, au détriment des femmes. À l’inverse, il regrette l’absence de développement de carrière offert à ses collègues féminines, et la persistance de critiques accrues en défaveur de ces employées, dont certaines ont aussi été écartées de réunions décisives.
Représailles de Meta
Jeffrey Smith explique avoir tenté d’agir à son niveau en donnant de plus grandes responsabilités à sa collègue A en août 2023. Tout de suite après, Meta a, selon lui, opéré des représailles. Smith déclare ainsi avoir reçu sa première évaluation négative de sa carrière, ce qui a eu pour effet de l’« intimider ». « Il s'est inquiété de ne pas pouvoir faire part de ses commentaires honnêtes à ses pairs ou à la direction de Meta sans mettre en péril son rôle au sein de l’entreprise », et a donc suspendu un temps ses plaintes relatives aux comportements misogynes constatés en interne, indique sa plainte.
En octobre 2023, cela dit, Jeffrey Smith a recommencé à prendre la parole. En novembre, quand bien même le manager de l’employée B avait été changé, celle-ci a donné sa démission pour raisons de santé mentale. Smith s’est ouvertement inquiété de la propension de cadres de Meta à « éloigner les femmes en les traitant de manière inégalitaire ».
Dans une réunion de managers tous hommes, il a par ailleurs insisté pour que la question de la diversité soit abordée. L’ingénieur déclare ensuite avoir soumis plusieurs autres plaintes écrites au sujet du traitement injuste d’autres collègues femmes qu'il avait constaté et discuté avec elles. Il donne l'exemple d'un poste de chercheur scientifique, que le responsable a expressément cherché à remplir avec un profil d’homme junior, quand celui de plusieurs femmes plus qualifiées correspondait mieux.
Au fil des mois, les évaluations négatives du travail de Jeffrey Smith ont commencé à se multiplier, jusqu’à ce que son supérieur direct lui intime de démissionner.
Un problème plus large que Meta
Comme expliqué dans de précédents articles, le sexisme au travail n’est pas spécifique à Meta. Au contraire, la problématique se retrouve partout dans l’industrie numérique, comme l’a montré, en France, la récente condamnation de STMicroelectronics pour discrimination systématique de ses employées.
Le cas de Jeffrey Smith a ceci de spécifique que la plupart des hommes travaillant dans l’industrie ne prennent pas la mesure du problème, ni ne cherchent particulièrement à aider leurs collègues. Début 2024, une étude de l’entreprise de recrutement Nigel Frank International relevait ainsi que, sur 1 300 hommes interrogés, plus de 80 % déclaraient que les femmes leur paraissaient traitées de manière égale à eux dans l’industrie.
Interrogées par Euronews, plusieurs professionnelles concernées regrettaient cette forme d’inconscience. « Il existe des défis structurels invisibles qui empêchent actuellement l'égalité. Si vous étiez un homme et que vous n'y aviez jamais été confronté, vous ne sauriez probablement pas qu'ils existent », déclare par exemple la fondatrice de la femtech Unfabled Hannah Samano.
Les études sont nombreuses, qui pointent la réalité du déséquilibre : au Royaume-Uni, en 2023, dans un sondage mené auprès de 1438 personnes par Fawcett Society, un quart des femmes interrogées témoignaient avoir vécu directement du sexisme. 70 % déclaraient être moins bien payées que leurs collègues masculins. Et un homme sur cinq considéraient les femmes « naturellement » moins qualifiées pour travailler dans cette industrie.
Sur un panel plus international de 483 femmes, en 2023, WebSummit relevait 50 % de témoignages d’inégalité au travail, 77 % de femmes qui se déclarent soumises à une pression de travailler plus que leurs collègues masculins pour prouver qu’elles sont aussi capables qu’eux, et 67 % qui s'estiment injustement moins bien payées que ces derniers.
Fin 2023, le Haut Conseil à l'Égalité pointait que la France est en retard par rapport aux autres pays européens en matière d'inclusion dans la tech. Et de souligner que 53 % des femmes qui y travaillent quittent l'industrie en cours de carrière à cause de l'environnement qu'elles y rencontrent.
Lors des premières Assises de la féminisation du numérique organisées en France, en 2023, le directeur de Red Hat France Jean-Christophe Morrisseau soulignait le déséquilibre de l’assemblée, à 80 % féminine. Dans la plupart des événements et réflexion sur le manque de diversité, les femmes sont majoritaires. Pourtant, pointait-il, le problème de disparité de genre dans l’industrie du numérique « est clairement un problème d’hommes ».
Un ingénieur alerte contre des pratiques sexistes, Meta cherche à le faire démissionner
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Un problème plus large que Meta
Commentaires (12)
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Abonnez-vousLe 19/06/2024 à 15h21
- sexe opposée
- couleur de peau
- religion
- orientation sexuelle
- etc.
A partir d'un moment, il faut se rendre compte qu'on ne peut rien faire pour ses 15/20%, par contre il faut travailler avec tous les autres pour faire évoluer les choses.
Le 19/06/2024 à 15h27
Ils entretiennent cette culture, la passant à leurs collègues et poussent les réfractaires au départ.
C'est vrai dès l'école d'ailleurs, on ne compte pas les écoles avec des environnements toxiques à souhait entretenus par des élèves (et parfois profs) mascus persécutant leurs camarades, souvent protégés voir défendus par les personnes à la tête des établissements. Qui ne prennent pas les mesures nécessaires, ça reviendrait à avouer qu'il y a un problème grave dont ils sont responsables.
Modifié le 19/06/2024 à 15h33
J'ai eu une collègue plus qualifié que moi pour un poste (qui m'a remplacé quand je l'ai quitté), qui n'est toujours pas à mon niveau de salaire quand je suis entré dans cette boîte (une PME). Et pourtant ça fait plus d'un an, elle a largement fait ses preuves, elle a reçu une augmentation, mais en terme de salaire c'est toujours pas ça.
Ça m'insupporte au plus haut point 🤬
Modifié le 19/06/2024 à 15h54
Dans ma branche d'activité, nous avons des grilles avec des coefficients donc niveau salaire nous sommes sur un pied d'égalité. (il y a environ 80% de femmes et 20% d'hommes là où je bosse)
Modifié le 20/06/2024 à 01h12
Je prendrais mon expérience chez Worldline (à l'époque Atos Worldline - une ESN). La direction se félicitait d'annoncer que les femmes gagnaient davantage que les hommes et occupaient des postes plus prestigieux.
Les syndics de répondre que si ce fait était bel et bien vrai, la direction oubliait d'indiquer que ces mêmes femmes mettaient bcp, mais alors bcp plus de temps à en arriver là que les hommes, que le turnover des femmes etait supérieur à celui des hommes, et que les femmes étaient ultra minoritaires faces aux hommes. Comprendre : les femmes mettent plus de temps à évoluer en carrière, et ce ne sont que les survivantes qui en arrivent là, les autres ayant quitté le navire.
Pas joli joli. Et un rappel que les chiffres, ça se présente et donc ça se manipule.
Le 19/06/2024 à 15h39
Récemment, j'ai participé à un processus de recrutement où les RH insistaient bien sur le fait qu'il ne fallait pas se limiter au CV, qu'il fallait aussi évaluer les "soft skills". "N'oubliez pas, ce sont vos futurs collègues, il faut que vous soyez à l'aise avec". Le processus est comme ça, et ce sont pourtant des femmes qui nous incitent à choisir comme futurs collègues ceux avec qui on sera le plus à l'aise au babyfoot. Tu m'étonnes qu'après les recrutés soient des clones de nous-mêmes et que ça manque de diversité.
Et d'ailleurs, dans le même temps, à côté de la machine à café trône une affiche "halte aux discriminations, seules les compétences comptent". Va comprendre.
Du coup on fait quoi ? On regarde les "soft skills" aka tête du client ? Où on se limite au pur CV ?
Le 19/06/2024 à 15h48
Et remettre ça sur la faute des "femmes qui incitent à choisir", comment dire ? 🤔
Le 19/06/2024 à 15h52
Le 19/06/2024 à 16h16
Le 19/06/2024 à 19h34
Le 20/06/2024 à 06h33
Déjà de base le terme allié m'exaspère au plus haut point tellement c'est une étiquette subjective. Mais là je ne saisis réellement pas la note d'humour.
Sinon sur le fond de l'article : la Tech est malheureusement gangrenée par le sexisme. Il m'a fallut bien 10 ans pour en trouver une où ce sujet est abordé correctement, avec deux associés qui se battent contre ça (rémunérations dépendantes des seules compétences, aucune distinction d'aucun genre basée sur le sexe, etc). Ce alors que ça devrait être la norme...
Après ce n'est pas spécifique à la Tech. Le problème étant que notre secteur se targue souvent d'être parmi les plus progressistes alors que, dans les faits, il ne l'est pas plus que d'autres. Avec en plus deux visions assez radicales qui ont tendance à s'affronter en son sein (et étouffent d'ailleurs les voix plus modérées sur d'autres sujets malheureusement...). Ce qui donne un effet de loupe par ceux et celles qui osent ensuite parler publiquement, là où dans d'autres secteurs cela serait resté sous le tapis.
On ne retrouve au final que les mêmes problématique que dans le reste de la société, avec les mêmes clivages.
Tout ça pour dire que l'on peut continuer à taper du poing, à juste titre, contre tout cela. Mais malheureusement ce n'est pas que le secteur de la Tech qui doit muter si l'on espère des changements pérennes. C'est la société et ça commence par... l'éducation.
Modifié le 20/06/2024 à 08h11