Directive droit d’auteur : comment une partie de la presse a voulu convaincre les eurodéputés
#QuatrièmePouvoir
Le 24 septembre 2018 à 13h39
7 min
Droit
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La proposition de directive sur le droit d’auteur a été votée par le Parlement européen le 12 septembre dernier. En amont, des journalistes (notamment de l’AFP) se sont portés au chevet de ce texte pour sensibiliser leurs confrères, non sans l’intervention d’un des responsables de la Scam, une société de perception et de répartition des droits.
Depuis le 12 septembre, la future directive sur le droit d’auteur entre désormais dans une phase de négociations entre le Parlement, la Commission européenne et le Conseil.
Avant le vote, sur le front des lobbies, les troupes étaient facilement caricaturées. D’un côté, un ensemble hétérogène avec Google, Facebook, et autres géants du Net, outre des partisans de la liberté d’expression. De l’autre, les sociétés de gestion collective et des patrons de presse, les premiers intéressés par les accords de licence appelés par l’article 13, les seconds par la reconnaissance d’un droit voisin pour l’exploitation des titres en ligne. Une reconnaissance accompagnée d’un droit à rémunération (article 11).
Le sujet a été jugé suffisamment sensible pour mobiliser également les journalistes, ceux-là mêmes qui ne sont pourtant pas au premier rang des bénéficiaires de cet article. Le 11 septembre, en bas du ministère de la Culture, Jean-Noël Tronc avait ainsi demandé sans pudeur à ceux venus couvrir l’évènement de rallier la cause des sociétés de gestion collective (« tous ensemble, merci ! »). L'idée était d'éviter la réplique de juillet, lorsque les eurodéputés ont rejeté une première fois le texte, en s'armant de l'ensemble des canaux disponibles.
Plus tôt cet été, Christine Buhagiar, directrice de l’AFP pour l’Europe, avait ainsi demandé à Sammy Ketz de rédiger une tribune pour, qu’en son nom, ce reporter de guerre plaide en faveur de l’article 11. Sa prose, reprise par Le Monde, l’AFP, Le Parisien ou Les Échos, fut publiée le 26 août, avec un certain effet.
Dans les coulisses de ces tractations, on peut même parler aujourd’hui d’une véritable campagne d’influence venue aussi des journalistes de ces grandes rédactions, nourrie notamment par une société de gestion collective. En témoigne un échange de mails auquel nous avons eu accès.
Quand l'AFP et d'autres médias français ont voulu « convaincre » les eurodéputés
Tout est parti d'un courrier adressé par une journaliste de l’AFP le 10 août 2018 à l’ensemble des sociétés des rédacteurs et des sociétés des journalistes français (SDR/SDJ). Sous sa plume, des arguments entendus mille fois :
« Il y a actuellement un lobbying de la part des GAFA, qui exercent de grosses pressions sur les parlementaires et ont réussi à convaincre certains groupes –comme les Verts et les libéraux- que c’était la gratuité du net qui était menacée, ce qui n'est évidemment pas le cas », explique le courrier avant d’annoncer tout de go la couleur : « Tout début septembre, l'AFP, avec d'autres médias français (dont SPQN) et européens, prévoient de publier un dossier pour convaincre les parlementaires du bien-fondé des "droits voisins" ».
Si selon sa charte, l’AFP a pour « mission est de fournir à tout instant une information exacte, impartiale et digne de confiance sur l'actualité du monde entier », ici la ligne était toute tracée : avant le vote, l’agence et des grands médias dont ceux du Syndicat de la Presse Quotidienne Nationale (SPQN) préparaient un lobbying intense en faveur du droit à rémunération des éditeurs de presse.
Jolie coïncidence : début septembre, les grands titres concernés ont publié de nombreux articles , tribunes, éditos pour prendre fait et cause en faveur du droit voisin, avec de rares exceptions notables. L’un des points d’orgue fut sans doute l’intervention le 11 septembre de Fabrice Fries, patron de l’AFP, avec une punchline bien sentie : « Comme l’industrie du luxe, nous devons lutter contre la contrefaçon, en l’espèce incarnée par les GAFA. »
La Scam et la plume
Retour aux coulisses de l’échange de mails avec les SDJ/SDR. Dans le fil, une autre intervention surprenante est à relever : celle de Stéphane Joseph. Le 27 août, le secrétaire général de l’association du prix Albert Londres a tenu à démonter les critiques adressées à la directive, en parlant également au nom… de la Scam, où il occupe le poste de directeur de la communication.
Un drôle de parasitage puisque cette société de perception et de répartition des droits n’est évidemment ni une SDJ ni une SDR.
Ce 27 août, alors que les amendements en plénière n’étaient pas intégralement connus, il a donc déroulé aux yeux des représentants des journalistes, les arguments de la société de gestion collective qui l’emploie : « La liberté d’expression, estime-t-il, ne peut servir de chiffon rouge aux acteurs dominants de l’internet qui cherchent à échapper à un devoir de bon sens : le partage de la valeur avec les créateurs. Le projet de directive tel qu’adopté par la commission des affaires juridiques du Parlement européen propose des mesures à la fois ambitieuses et proportionnées au but recherché qui recueillent plus que jamais notre soutien ».
« Il n’y a pas d’atteinte à la liberté d’expression dans l’article 13, poursuit-il. La question de la liberté d’expression serait un enjeu si ce mécanisme débouchait sur un filtrage général des contenus. Ce qui n’est pas le cas ».
Il n'a pas précisé au passage que le régime devrait entrainer une responsabilité directe des gros acteurs (bien au-delà des seuls « GAFA ») et que le filtrage qu’implique cette responsabilité pourra bien pilonner les uploads. Certes il ne sera pas, par définition, « généralisé », selon les critères déployés par la Cour de justice de l’Union européenne, mais tout de même…
Sur l’article 11, ce porte-voix assure que la liberté de lier ne sera pas remise en cause, ni même les exceptions. Rappelons cette fois que dans le texte finalement voté, la protection au titre du droit voisin ne s’appliquera « pas aux simples hyperliens accompagnés de mots isolés », sans que l’on sache exactement ce que sont des mots isolés, alors que les extraits (« snippets ») de Google News seront bien l’une des cibles du dispositif.
Un cordon ombilical avec les plateformes
De même, le représentant de la Scam a oublié d’évoquer les arguments portés par le Spiil, dont est membre Next INpact, à savoir que cette mécanique du droit voisin va surtout accélérer l’interdépendance des médias avec les grandes plateformes, avec pour cordon ombilical ce droit à rémunération. Cette rente « ne ferait que renforcer l’uniformisation des contenus et la course à l’audience qui fait déjà tant de mal à l’information, et mène à un affaiblissement de la qualité ainsi qu’à un manque de diversité croissant ».
Selon le texte finalement voté, les journalistes bénéficieront seulement « d’une partie appropriée des nouvelles recettes supplémentaires que les prestataires de services de la société de l’information versent aux éditeurs de presse », sans que cette « partie appropriée » n’ait été définie par le législateur. Et pour cause, les journalistes disposent seulement d’un droit d’auteur, sûrement pas d’un droit voisin.
Directive droit d’auteur : comment une partie de la presse a voulu convaincre les eurodéputés
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Quand l'AFP et d'autres médias français ont voulu « convaincre » les eurodéputés
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La Scam et la plume
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Un cordon ombilical avec les plateformes
Commentaires (32)
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Abonnez-vousLe 24/09/2018 à 13h47
Donc en résumé : Il y a eu du lobbying des 2 côtés mais ce sont les plus motivés qui ont gagné.
Le 24/09/2018 à 14h23
Le 24/09/2018 à 14h28
la chose est au final relativement courante chez France Inter, cette radio n’aime pas trop les discours qui s’écartent trop du discours officiel (ou de l’opinion de l’animateur), quel que soit le sujet.
Le 24/09/2018 à 14h34
Le 24/09/2018 à 15h32
Ce sont les député qu’il faut convaincre, pas les auditeurs de France Inter…
Et j’ai un peu de mal à imaginer Google ou Facebook en pauvres victimes démunies, personnellement.
Le 24/09/2018 à 15h36
C’est pas une question de victimiser ou de punir les géants du web. C’est une question d’animateurs radio/TV qui assurent la représentation d’intérêts corporatistes en diffusant de la désinformation sur l’antenne d’un média de grande écoute financé par l’Etat (et qui se paient même le luxe d’accuser Russia Today France de faire de la propagande gouvernementale).
Le 24/09/2018 à 16h13
Merci Marc pour cet article éclairant… Et un peu déprimant pour qui veut croire à la VRAIE presse.
D’ailleurs, s’il y en a qui ont un nom de site indépendant et fiable pour de l’information généraliste, ça m’intéresse. ;-)
Le 24/09/2018 à 17h04
“Et pour cause, les journalistes disposent seulement d’un droit d’auteur, sûrement pas d’un droit voisin. ”
Ben oui enfin le but c’est d’arroser un peu quelques journalistes, un peu plus quelques grands groupes de presse, puis et surtout ceux qui géreront la société de gestion des droits.
Lorsque les quelques élus seront enfin repus, les GAFAM ne seront plus les grands méchants loups mais “des partenaires privilégiés soutenant l’indépendance de la presse” (ou autre élément de langage du moment).
Le 24/09/2018 à 17h07
Le 24/09/2018 à 17h23
On prend l’exemple de la Commission Copie Privée et on remet ça.
Le 24/09/2018 à 18h52
Le 24/09/2018 à 19h03
Le 24/09/2018 à 19h14
Le 24/09/2018 à 19h23
Le 24/09/2018 à 19h43
En ce qui me concerne, la presse partisanne a tout mon respect… encore faut-il que ce soit assumé ouvertement. Je préfère mille fois m’abonner à causeur.fr, lemediatv.fr, bastamag.net (et j’en passe) que de suivre “gratuitement” lexpress.fr, francetvinfo.fr ou lejdd.fr sur les plateformes des géants du web.
Pour le reste, je suis plutôt d’accord.
Le 24/09/2018 à 21h15
Le 24/09/2018 à 23h36
Lol tes liens pour la “vraie presse”. Tu aurais pu dire “le vraie presse de gauche” par ce qu’ils sont clairement orientes!
Le seul journal que je trouve plutot neutre, c’est Le Monde. C’est la que je me tiens au courant de ce qui se passe.
Le 25/09/2018 à 07h09
Donc la presse se doit d’être éthique et exemplaire même si c’est pour faire du lobbying contre des entreprises qui ne le sont pas (éthiques et exemplaires), elle n’a pas le droit elle d’être en zone “grise” ?
Mais à ce moment là, les parlementaires devraient aussi être éthique et exemplaire et ne pas se laisser convaincre par des lobbyistes, non ?
Ils doivent avoir un avis tranché sur tous les sujets (de la taille calibrée du concombre en passant par le fonctionnement des métadonnées et le débit de CO² d’un moteur diesel).
Personnellement à chaque fois que je lis que les journalistes ne font pas leur travail, je me dit qu’on perd un peu de liberté. Et quand je lis dans certains commentaire que des personnes ont plus confiance dans des blogueurs ou des youtubeurs que dans les journalistes, je me dis que l’avenir me parait bien sombre.
Le 25/09/2018 à 07h54
Le 25/09/2018 à 07h57
Le 25/09/2018 à 08h21
Heu, vérification de l’information, neutralité, déontologie, etc ? ça te parle ?
Les motivations et financements des blogueurs et youtubeurs sont encore plus troubles et suspects que ceux connus des maisons de presse.
@Marc : si mes souvenirs sont bons, Google avait abondé un fond de soutien à la presse. Peut-on imaginer que ce fond disparaisse pour être remplacé par cet impôts privatisé ?
Autre question : mettons que Big G décide d’embaucher quelques rédacteurs / IA pour rédiger du contenu original dans google news ou d’acheter des articles à des free-lances et cesse de lier des articles de journaux. Est ce qu’il échapperai alors à cette taxe ?
Le 25/09/2018 à 08h51
Le problème, c’est aussi quand on confond éditeur de presse et journaliste : quand un animateur radio/TV protège un éditeur ou un producteur, il a le droit de le faire (il fait ce qu’il veut, il est journaliste qui travaille au sein d’une rédaction), mais quand il le fait, il perd la confiance de ses auditeurs car il ne fait plus son métier. C’est ça, le problème. Et, à ce moment-là, il peut toujours crier (à tort ou à raison) que c’est horrible de voir les jeunes aller s’informer sur Youtube, ou prétexter que comme on s’informe dorénavant sur Youtube, il faut que Google paie son obole aux éditeurs de presse qui paient les journalistes, cela n’est plus crédible du tout pour l’auditeur qui n’a plus confiance.
Le 25/09/2018 à 08h53
Le 25/09/2018 à 09h05
Ordinairement, un journaliste est un professionnel qui relate ce qu’il voit et ce qu’il pense en concertation avec une rédaction qui établit une ligne éditoriale d’une publication financée de différentes manières.
En général, le mode de financement n’influe que légèrement sur les propos du journaliste. Il y a véritablement un problème uniquement lorsqu’une collusion d’intérêts vient museler l’ensemble des rédactions d’un pays ou d’une région. Concernant, une chaîne Youtube (ou Peertube) ou un blog, elle/il peut produire un excellent travail journalistique, mais le financement d’un blog ou d’une chaîne peut également poser problème.
Le 25/09/2018 à 10h29
Le 25/09/2018 à 13h04
Sur Youtube les “influenceurs” sont justes des publicitaires déguisés, à jeter à la poubelle " />
Sinon il y a des chaines intéressantes pour s’informer comme Thinkerview ou Data Gueule, et qui trouvent un large public " />
Le 25/09/2018 à 13h08
Le 25/09/2018 à 13h16
différence entre simples actu (genre que tu trouve chez lidl) et les iActu (pack premium Gold+ mais y a un joli autocollant avec) " />
Le 25/09/2018 à 16h33
Le 25/09/2018 à 17h15
Quelque soit le média, le revenu d’un animateur/journaliste dépend essentiellement de sa notoriété (et surtout de l’audience qu’il/elle draine). Youtube n’échappe pas à la règle.
Le 30/09/2018 à 21h32
Quand
Le 30/09/2018 à 21h47
on voit le conflit d’intérêt, et le mensonge que cela a engendré chez une certaine presse au sujet de l’article 13, on peut se poser la question de la capacité de cette dernière à encore fonctionner quand elle sera en situation de forte dépendance financière.
Est-ce que cette presse qui a menti au détriment du citoyen pourra ne pas le refaire face à des informations pouvant nuire aux gafam? Quand on voit déjà le questionnement autour de l’influence des annonceurs, que penser de l’influence de sociétés alimentant directement la presse via les mécanismes de cette directive.