États-Unis : de la surveillance des plaques d’immatriculation à celle des slogans politiques
I feel LAPI
Une artiste a découvert qu'un système de reconnaissance automatisé des plaques d'immatriculation reconnaissait également les textes affichés sur les stickers collés sur les pare-chocs des véhicules, ainsi que les slogans politiques arborés aux frontons des maisons. Et permettait donc d'identifier les véhicules, et logements, des personnes pro ou anti-Trump, Biden, avortement, etc.
Le 11 octobre à 16h26
12 min
Sécurité
Sécurité
Des documents obtenus et examinés par WIRED révèlent qu'un système de reconnaissance automatisée des plaques d'immatriculation, initialement prévu pour le contrôle de la circulation, est également capable d'identifier voire de « surveiller des discours protégés par la Constitution américaine ».
Les photographies consultées par WIRED montrent en effet des pancartes pro-Trump ou en faveur du tandem formé par Kamala Harris et Tim Walz affichées au fronton de maisons, sur les portes de garages ou plantées dans des jardins de domiciles privés, ou encore des autocollants politiques (tels que « Fuck Biden ») à l'arrière de camions et de voitures, « dans toute l'Amérique ».
Ces images, explique WIRED, « générées par des caméras à intelligence artificielle » montées sur des voitures et des camions, initialement conçues pour saisir les plaques d'immatriculation, enregistrent aussi l'emplacement précis des endroits où ont été prises ces photographies.
Elles sont consultables dans les résultats de recherche produits par les systèmes de DRN Data, une filiale de Motorola spécialisée dans la reconnaissance de plaques d'immatriculation (LPR, pour license-plate-recognition en anglais, et LAPI, pour lecture automatisée de plaques d’immatriculation, en français). Parmi ses clients figurent des enquêteurs privés, des agents de recouvrement et des compagnies d'assurance, ainsi que des policiers.
DRN propose en effet d'obtenir des « alertes en temps réel pour les véhicules en fourrière et les véhicules volés », de « vérifier les sinistres, détecter les irrégularités », d' « identifier l'utilisation commerciale et le covoiturage », d' « améliorer le recouvrement des créances grâce à l'analyse prédictive », de « localiser les débiteurs grâce aux données de localisation des véhicules », d' « accéder aux données de localisation des véhicules en direct » ou encore de « trouver les véhicules difficiles à trouver ». Elle propose même de « convertir le trafic automobile en clients grâce aux informations LAPI » :
« Identifiez les visiteurs de passage, générez des prospects de haute qualité et développez votre activité grâce à notre base de données marketing LAPI. Élargissez votre marché, personnalisez vos messages et augmentez vos conversions. Créez des profils de clients avec des informations détaillées. Découvrez des signaux d'achat et des données démographiques cachés. Exportez des listes de contacts avec des attributs marketing. Conduisez les clients vers votre entreprise. »
Plus de 20 milliards de scans de plaques d'immatriculation
DRN vend plusieurs types de caméras de reconnaissance des plaques d'immatriculation : une caméra fixe qui peut être placée près des routes, identifier la marque et le modèle d'un véhicule et capturer des images de véhicules roulant jusqu'à 240 km/h, une caméra « à déploiement rapide » qui peut être fixée sur des bâtiments et surveiller les véhicules dans les propriétés, et des caméras mobiles pouvant être placées sur les tableaux de bord ou montées sur des véhicules pour capturer des images lorsqu'ils sont en mouvement.
DRN se vantait en 2021 du fait que sa base de données répertoriait « plus de 20 milliards de scans de plaques d'immatriculation », et avance aujourd'hui en rajouter « plus de 300 millions » par mois dans plus de 10 000 villes aux États-Unis. Motorola, de son côté, se targue d'avoir permis à ses clients et partenaires, grâce à ses systèmes LAPI, « 73,5 milliards de détections totales », et annonce « 1,1 million d'alertes quotidiennes sur la liste des véhicules dignes d'intérêt ».
Le système est en partie alimenté par les affiliés de DRN, tels que des garagistes, qui installent jusqu'à quatre caméras par véhicule, afin de capturer les plaques d'immatriculation pendant qu'ils circulent, relève WIRED.
« Scan more, earn more » (Scannez plus, gagnez plus), titre son programme de fidélité, réservé aux affiliés qui produisent une moyenne d'au moins 750 000 balayages de plaques d'immatriculation par mois, et qui sont dès lors éligibles à gagner des primes mensuelles, recevoir des caméras et des crédits de recherche gratuitement.
Les affiliés scannant plus de 3,5 millions de plaques d'immatriculation par mois peuvent ainsi escompter gagner une caméra par an, plus 4 000 dollars de crédits matériels gratuits. Les affiliés sont également payés en fonction du nombre de véhicules récupérés. Les tarifs vont de 5 $ par véhicule pour ceux qui font moins de 400 000 scans par mois, jusqu'à 55 $ pour ceux qui en font plus de 7 millions, et qui peuvent de leur côté gagner, en sus, 7 000 $ de « bonus », par mois.
Le système LAPI permet aussi de rechercher des mots-clefs
Les systèmes LAPI ont été conçus pour prendre en photo les véhicules puis, en utilisant la technologie de reconnaissance optique des caractères (OCR), à identifier et extraire les chiffres et lettres de leurs plaques d'immatriculation.
Or, les personnes ayant accès à la base de données de DRN peuvent, non seulement effectuer des recherches à partir de n° de plaques d'immatriculation, mais également de mots-clefs, leur permettant d'identifier des photographies où figurent les mots recherchés.
Une recherche du mot « Trump » dans les plaques d'immatriculation des véhicules du Delaware a par exemple renvoyé plus de 150 photographies montrant des maisons et des autocollants de pare-chocs, relève WIRED, associées à la date, l'heure et le lieu exact où la photo a été prise.
« J'ai fait une recherche sur le mot "perdu" et j'ai trouvé les prospectus que les gens affichent pour les chiens et les chats perdus" », explique à WIRED Julia Weist, une artiste qui a eu accès à la base de données DRNsights de DRN Data. Elle avait en effet obtenu un agrément d'enquêtrice privée, qui lui permettait d'y accéder, mais qui lui a depuis été retiré.
Elle avait en effet détourné le système, en déposant sciemment des véhicules à proximité des endroits où sont garés les véhicules dotés des caméras LAPI, afin, dans un second temps, de récupérer les photos faites de ses installations, auxquelles elle a consacré une exposition, « Observation de véhicules ».
Il n'existe aucun moyen de se soustraire à cette collecte de données
Dans une tribune expliquant sa démarche, Julia Weist explique avoir demandé à un représentant du service clientèle dans quelles circonstances elle pouvait être autorisée à rechercher une plaque d'immatriculation :
« Il m'a répondu qu'un enquêteur privé n'était pas tenu, en vertu de la loi fédérale, d'avoir un objectif spécifique autorisé pour la recherche. Techniquement, les gens conduisent presque toujours en public, de sorte que les données visuelles sur l'emplacement d'une voiture ne sont pas protégées. »
Après s'être amusée à collecter des photos d'autocollants où figuraient le mot « klaxonner » apposés sur des véhicules (tels que « klaxonnez si vous n'avez jamais vu d'arme à feu tirer depuis un véhicule »), elle a commencé à prendre conscience que « l'agrégation des données permise par ces systèmes est beaucoup plus puissante que ne le permettrait une observation publique directe » :
« En effectuant des recherches et en rassemblant les résultats, j'ai commencé à craindre la possibilité que ces outils d'investigation soient utilisés pour déterminer les affiliations idéologiques - par exemple, les positions sur l'avortement ou les candidats à l'élection présidentielle - des propriétaires de véhicules et de maisons photographiés. »
Elle déplore qu'il n'existe aucun moyen de se soustraire à cette collecte de données, « à moins de cesser de conduire en public, ce qui est bien sûr impossible pour la plupart des Américains » :
« Mais nous devrions avoir un débat public sur la question de savoir si les données collectées à l'insu des conducteurs ou sans leur consentement peuvent être vendues à des enquêteurs privés et à des entreprises privées, ou -à tout le moins - si elles devraient être fortement réglementées. »
« Il y a une différence entre les outils qui sont accessibles au public, comme Google Street View, et ceux qui peuvent faire l'objet d'une recherche », affirme Julia Weist à WIRED. Dans sa tribune, elle explique en effet avoir découvert que les données relatives à ses voisins lui étaient renvoyées lorsqu'elle se cherchait dans les bases de données auxquelles elle avait accès en tant que détective privé :
« J'ai fait l'expérience gênante de promener mon chien et de connaître une quantité inconfortable d'informations sur chaque voisin que je croise. Je sais s'ils ont fait faillite, s'ils ont été jugés, leur numéro partiel de sécurité sociale et son État d'émission, leur date de naissance, leur opérateur de téléphonie mobile, l'endroit où ils ont vécu au cours des 30 dernières années et d'autres indicateurs suggérant leur passé criminel, leur situation professionnelle, leurs actifs et leurs affiliations. »
Une surveillance de masse des rues des États-Unis
Une recherche sur les mots-clefs « Planning familial » permet en outre de découvrir des autocollants sur des véhicules, pare-chocs et vitrines affichant des slogans pour, ou contre, le droit à l'avortement.
Un sujet d'autant plus sensible que plusieurs États américains ont d'ores et déjà interdit, ou fortement restreint, le droit à l'avortement, et que des ONG de défense des libertés s'inquiétaient déjà, en 2022, du recours aux systèmes LAPI pour identifier les personnes se déplaçant dans un autre État afin de pouvoir avorter.
« Cela révèle vraiment l'ampleur de la surveillance à grande échelle dans les rues tranquilles des États-Unis », a déclaré Jay Stanley, analyste politique principal à l'American Civil Liberties Union (Union américaine pour les libertés civiles).
Pour Julia Weist, le système devrait « au moins » être capable de filtrer les images pour qu'elles ne contiennent pas de données autres que les plaques d'immatriculation, ou encore de flouter les textes apparaissant sur les autocollants, pancartes et vitrines.
« La technologie de reconnaissance des plaques d'immatriculation soutient la sécurité publique et les services communautaires, en aidant à retrouver les enfants enlevés et les véhicules volés, en automatisant les péages et en réduisant les primes d'assurance en atténuant la fraude à l'assurance », a de son côté déclaré Jeremiah Wheeler, président de DRN, dans un communiqué. DRN rétorque à WIRED qu'elle se conformait à « toutes les lois et réglementations en vigueur » :
« L'outil DRNsights permet aux parties autorisées d'accéder aux informations relatives aux plaques d'immatriculation et aux véhicules associés qui sont saisies dans des lieux publics et visibles par tous. L'accès est limité aux clients ayant certains objectifs autorisés par la loi, et les contrevenants se voient retirer leur accès. »
Une stigmatisation et discrimination des quartiers défavorisés
« Lorsque le gouvernement ou les entreprises privées font la promotion des lecteurs de plaques d'immatriculation, ils donnent l'impression que la technologie ne recherche que les contrevenants ou les personnes soupçonnées d'avoir volé une voiture, mais ce n'est tout simplement pas ainsi que la technologie fonctionne », explique à WIRED Dave Maass, directeur des enquêtes de l'Electronic Frontier Foundation, pionnière des ONG de défense des libertés numériques : « La technologie recueille les données de chacun et les stocke souvent pendant d'immenses périodes de temps ».
M. Maass, qui étudie les systèmes LAPI depuis des années, relève que les entreprises essaient d'ailleurs désormais de « prendre les empreintes digitales des véhicules », à savoir de déterminer la marque, le modèle et l'année du véhicule en fonction de sa forme, et d'identifier si le véhicule est endommagé.
« Le pays a été conçu pour protéger les citoyens des excès du gouvernement, mais il n'y a pas grand-chose de prévu pour nous protéger des acteurs privés qui font des affaires pour gagner de l'argent », précise à WIRED Nicole McConlogue, professeure agrégée de droit à la Mitchell Hamline School of Law, qui a étudié les systèmes de surveillance des plaques d'immatriculation et leur potentiel de discrimination.
Dans un article publié en 2022, « Discrimination sur roues : Comment le Big Data utilise la surveillance des plaques d'immatriculation pour freiner les conducteurs défavorisés », elle relevait en effet que les systèmes LAPI sont commercialisés auprès d'organismes de financement automobile et d'assureurs, afin de les aider à évaluer les consommateurs souhaitant acheter une voiture, ou encore de calculer leurs primes d'assurance.
Or, l'utilisation des données de localisation pour évaluer les risques entraîne un risque de stigmatisation en fonction des quartiers visités par les consommateurs, d'exacerbation des disparités économiques et raciales en matière de propriété automobile, une pratique discriminatoire connue sous le nom de « redlining », consistant à refuser ou limiter les prêts aux populations situées dans des zones géographiques déterminées.
- Lecture automatisée des plaques d’immatriculation : les communes face à la loi CNIL
- Quatre communes épinglées par la CNIL pour verbalisation assistée par ordinateur illicite
Nicole McConlogue avançait alors un certain nombre de propositions, allant de la suppression des données géographiques dans la prise de décision concernant l'accès à l'automobile à l'interdiction de l'utilisation commerciale du système de reconnaissance automatique de plaques d'immatriculation.
États-Unis : de la surveillance des plaques d’immatriculation à celle des slogans politiques
-
Plus de 20 milliards de scans de plaques d'immatriculation
-
Le système LAPI permet aussi de rechercher des mots-clefs
-
Il n'existe aucun moyen de se soustraire à cette collecte de données
-
Une surveillance de masse des rues des États-Unis
-
Une stigmatisation et discrimination des quartiers défavorisés
Commentaires (18)
Vous devez être abonné pour pouvoir commenter.
Déjà abonné ? Se connecter
Abonnez-vousLe 11/10/2024 à 16h34
Le 11/10/2024 à 19h30
Le 13/10/2024 à 13h20
Il espérait ne pas recevoir de PV, la vérité va le surprendre (c'était plutôt l'exact inverse). 🤣
Modifié le 11/10/2024 à 16h50
Mais c'est effrayant, un vrai big brother
Le 11/10/2024 à 20h18
Si après tout ce service sert à ça ?
Je ne comprends pas ???
Merci
Le 21/10/2024 à 17h35
Le 11/10/2024 à 20h45
Le 12/10/2024 à 14h29
Le 11/10/2024 à 21h09
Le 12/10/2024 à 14h33
Le 12/10/2024 à 15h04
Tu peux me préciser l'article du RGPD qui parle de cela ?
Je rappelle aussi que le consentement n'est qu'une des 6 conditions pour la licéité d'un traitement.
Le 12/10/2024 à 22h22
Le 13/10/2024 à 12h28
Dans le cas du LAPI d'un parking privé, si elle ne sert qu'à établir le temps passé dans ce parking (détruite à la sortie ou gardée quelques jour en cas de contestation), elle pourrait être considérée comme non identifiante, d'autant plus que les sociétés privées ne peuvent pas interroger elles-même le fichier des immatriculations. Et si elle est utilisée dans le cas d'un abonnement, là, le traitement sera licite car nécessaire à l'exécution du contrat.
Le 13/10/2024 à 13h03
Le fait que le fichier des immatriculations n'est pas consultable pas le quidam moyen ne rentre pas en compte (surtout que le fichier était vendu à une époque, si je ne dis pas de bêtise, et que son accès est plus ou moins étendu avec la dématérialisation des assurances).
Une donnée identifiante reste identifiante, même si la base nécessaire pour lever la pseudonymisation n'est pas accessible pour tout le monde.
Oui et non. La position de la CNIL sur ce sujet varie et dépend vraiment du cas par cas. Dans le cas précis de la plaque d'immatriculation, je ne pense pas que cela soit un problème en général pour un parking "classique". Par contre, un parking lié à une entité comme un hôpital par exemple, permettrait de déduire des informations plus ou moins sensibles (tel patient est sans doute malade car vient tous les 3j par exemple).
Pour les cas les plus sensibles, s'il existe une autre solution moins intrusive lié à la vie privée, la CNIL peut rejeter un traitement particulier s'il existe une alternative moins intrusive (de mémoire, géolocalisation des salariés pour déterminer le temps de travail par exemple).
Le 12/10/2024 à 09h05
Le 12/10/2024 à 09h27
Le 12/10/2024 à 21h33
vous inquiétez pas, aux fins d'enquêtes on fait la même chose en France depuis les premiers radars automatiques ;)
Le 13/10/2024 à 11h57
Les premières radars automatiques ne filment pas en continue, ils se déclenchent devant une vitesse supérieur à leur paramètres. Les seuls radars qui filment en continue sont les radars tronçons et la lecture des plaques est automatique il me semble. La conservation de l'immatriculation est de 24h dans le radar. Seuls, les immatriculations fautives sont envoyés au système automatique des amendes, si j'ai bien retenus.
Et les radars ne sont pas consultables à distances