Renseignement : un rapport parlementaire fait le bilan de l’affaire Snowden
Edward, cet « idiot utile »
Le 19 décembre 2014 à 16h30
11 min
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La Délégation Parlementaire au Renseignement (DPR) a publié hier son rapport annuel sur l’état du renseignement en France et dans le reste de la planète. Ce long document contient en particulier une section faisant le bilan de l’affaire Snowden, ses apports comme ses effets négatifs, tout en formulant des recommandations pour renforcer le cadre législatif.
La DPR publie chaque année un important rapport sur l’état du monde du renseignement en France, et comment il s’inscrit dans le paysage mondial. Cette année, le document est particulièrement marqué par l’influence de l’affaire Snowden, dont la Délégation fait un grand récapitulatif, avant d’en analyser les conséquences, et surtout comment elle a validé ce qui n’était jusque-là que des hypothèses.
Le rapport se penche en particulier sur les activités de la NSA et sur la manière dont elle opère, afin d’établir une comparaison avec la France. Il rappelle ainsi que l’agence américaine comptabilise aujourd’hui 35 000 employés, qu’elle dispose d’un budget colossal de 10,8 milliards de dollars et que sa mission, tournée vers l’étranger, est de « recueillir, de traiter, d’analyser, de produire et de diffuser, y compris par des moyens clandestins, des renseignements créés par des signaux et systèmes électromagnétiques, tels que les systèmes de communication, des radars, des satellites ou des systèmes d’armement ».
Avant de plonger plus avant dans les constats de la DPR, il faut en outre rappeler certains points cruciaux. D’une part, la principale loi utilisée pour les activités de la NSA est le Foreign Intelligence Surveillance Act (FISA), qui permet expressément au renseignement de collecter et analyser les données étrangères, dès lors qu’elles sont stockées sur des serveurs situés au sein des frontières des États-Unis. D’autre part, un tribunal secret, nommé Foreign Intelligence Surveillance Court (FISC), a été établi pour valider les requêtes de la NSA. Enfin, le travail de l'agence est exposé deux fois par an devant une commission spéciale du Sénat américain, qui en contrôle les mécaniques.
Des investissements massifs et des informations caduques
La première confirmation apportée par l’affaire Snowden concerne tout d’abord les investissements « incroyables » de la NSA, notant que ses ingénieurs « accumulent des savoirs et des pratiques inédites dans l’histoire contemporaine ». Et ce n’est pas tout puisqu’en plus des nouvelles techniques, l’agence rénove les anciennes afin de « les rendre d’autant plus redoutables que les cibles les estiment obsolètes ».
Deuxième confirmation : tout ce que l’on sait est déjà périmé. La Délégation souligne ainsi la caducité des informations qui ont toutes au moins deux ans, « ce qui permet d’imaginer le niveau de technicité aujourd’hui maîtrisé ». Elle mentionne ainsi la « croissance exponentielle » de la capacité d’interception de la NSA : contenu et métadonnées de 1,7 milliard de communications (emails, téléphone, etc.) en 2010, contre 97 milliards et 125 milliards de métadonnées respectivement pour les communications internet et la téléphonie en 2013.
En d’autres termes, la NSA accélère et les chiffres montrent le succès des opérations entreprises. Et rien ne devrait prochainement se mettre en travers de la route de l’agence, puisque la réforme proposée par Barack Obama, qui ne mettait pourtant que bien de bâtons dans les roues, a été rejetée par le Sénat le mois dernier.
Renseignement et entreprises : les liaisons dangereuses
Le rapport souligne une première différence de taille entre les États-Unis et la France : « la fragilité intrinsèque de l’appareil de renseignement américain en raison de ses politiques massives d’externalisation voire de privatisation ». La DPR note le trop grand nombre d’entreprises impliquées dans cette activité, un secteur privé « dont les motivations sont rarement altruistes ». La fonction n’est plus régalienne mais est constituée d’un mélange publique/privé qui « conforte la DPR dans sa volonté de réaffirmer le monopole de l’État en matière de renseignement ».
La DPR insiste d’ailleurs sur la nécessité absolue de ne surtout pas assouplir le cadre législatif qui empêche actuellement le renseignement de se tourner vers des matériels moins fiables.
La NSA capture les informations en toute légalité
C’est un point crucial : toutes les activités de la NSA sont basées sur un socle législatif parfaitement adapté, mais qui n’a pas empêché certaines mutations significatives. Le rôle de la FISC a ainsi évolué. Son but était initialement de prendre le relais sur les permissions d’écoute et de collecte de données, des décisions qui appartenaient auparavant à l’exécutif. La cour, composée de onze juges, accordait alors des autorisations au cas par cas pour des cibles précises.
Mais le rapport précise que la période 2004/2006 a vu les prérogatives de la cour se transformer, tandis que les demandes devenaient graduellement des surveillances de masse. Dans la pratique, et comme nous l’avions déjà souligné, la FISC est une structure dont l’intérêt est incertain : sur 34 000 demandes reçues depuis sa création, elle n’a rejeté qu’onze demandes. Mais cette cour n’a pas vocation à étudier le bien-fondé et l’argumentation des requêtes, elle évalue seulement si elles remplissent les conditions légales posées la loi FISA.
Il est délicat de faire appel des décisions de la FISC, bien que ce soit en théorie possible, via la Foreign Intelligence Surveillance Court of Review (FISCR), qui n’a rendu que deux arrêts depuis sa création. Le problème principal est que les parties non-gouvernementales ne peuvent s’expliquer devant la FISC et qu’en cas d’appel, la FISCR ne recevra pas leur argumentation.
Le rapport souligne par ailleurs que la NSA et la division de la sécurité nationale du Département de la Justice (DoJ) qui se chargent elles-mêmes de l’application des règles posées par la loi FISA, tout en ayant l’obligation de fournir des rapports mensuels à la FISC. L’exécutif doit également présenter des résumés semestriels au Sénat comportant des « copies de toutes les décisions, ordonnances ou opinions des deux Cours » ainsi que « le nombre de personnes ciblées dans le cadre du FISA ».
Une entraide internationale très disparate
La DPR pointe la « dépendance technique de nombreux pays européens à l’égard des États-Unis », mettant ainsi en exergue « l’absence de souveraineté européenne » dans ce domaine, une thématique déjà abordée par la chancelière allemande Angela Merkel. Elle souligne toutefois la position privilégiée de la France qui dispose, avec la DGSE, d’un appareil de renseignement relativement autonome.
Ce qui permet à la Délégation d’embrayer sur un sujet connexe : le fantasme collectif au sujet des capacités d’interception de la DGSE, notamment au travers d’Orange, comme l’avait révélé le Monde l’année dernière. L’agence française espionnerait donc le peuple et collecterait toutes les données : « La multiplication d’articles consacrés à ce sujet sur quelques sites internet par des exégètes de mauvaise foi l’ont affirmé sans aucune précaution ». Conséquence : « Pour l’opinion, l’action des services se résume pour l’essentiel à des pratiques condamnables. Elle est prompte à y déceler l’origine de complots obscurs, d’actions illégales et les manipulations feutrées ». La DPR insiste de fait sur la nécessité d’avoir un débat « dépassionné » sur le sujet.
Ainsi, la Délégation note que parvenir à un tel résultat serait techniquement possible, mais note que « les efforts budgétaires qui devraient être consentis s’avèrent parfaitement hors de portée pour notre pays ». Elle ajoute que la France n’est pas un état espion et appuie sur la différence primordiale qui existe avec les États-Unis : « là où la NSA intercepte et stocke massivement les flux de communication puis sollicite des autorisations pour exploiter les informations conservées, la DGSE sollicite des autorisations de collecte extrêmement précises et ciblées sur des zones de crise ou de menace ».
Ce qui n’empêche pas qu’elle appelle le gouvernement à forger des alliances au sein de l’Europe, citant notamment les cas de l’Allemagne et du Royaume-Uni. Car même si la surveillance américaine n’empêche pas la création « d’accords fructueux », « un tel comportement rappelle – sans doute utilement – que les États-Unis n’ont en réalité ni amis, ni alliés et qu’ils ne conçoivent leurs relations qu’en termes de vassalité ou d’intérêts ».
Les révélations d’Edward Snowden ont eu des retombées négatives
La Délégation note particulièrement deux effets délétères aux nombreuses informations qui ont été révélées depuis juin 2013. D’une part, le fait que ces informations ont renseigné les groupes terroristes, ce qui était la peur principale du gouvernement américain après l’éclatement du scandale Prism. Elle pointe ainsi un « paradoxe terrible » : « en prétendant protéger les libertés publiques par la révélation des documents de la NSA, Edward Snowden est en réalité un « idiot utile » au service des groupes terroristes ». Conséquence, « le renseignement technique pratiqué par nos services est sans doute devenu […] un peu moins efficace ».
D’autre part, « l’effet anxiogène » de ces révélations sur la population, puisque « beaucoup sont persuadés que leurs communications sont écoutées, que leurs SMS sont lus et enregistrés, que les services de renseignement bafouent les lois et multiplient les intrusions dans leur vie privée ». Elle fustige les articles de presse déclarant que la DGSE travaille hors de tout cadre légal, et met en avant une « réalité plus prosaïque » des services de renseignement : « ils sont « une part consubstantielle d’un pouvoir démocratique » dont la vocation est de concourir à la sécurité de notre pays et de ceux qui y résident ».
La DPR souligne tout de même que les informations ont sensibilisé les internautes sur la toute-puissance des grosses entreprises américaines et sur l’absence de réflexion sur le fait d’entreposer toute sa vie privée dans le secteur privé : « Il faut que les opinions publiques comprennent que le principal facteur d’aliénation de la liberté individuelle réside dans l’abandon des données consenti par chacun ». Il faut selon elle un énorme travail sur ce terrain puisque le « citoyen ne peut choisir de volontairement se promener « nu » sur des autoroutes commercialisées sur internet et réclamer au législateur national de lui garantir le total et absolu respect de sa vie privée ».
Le cadre législatif doit se renforcer
Au final, pour la DPR, « la réponse réside non dans la remise en question des capacités offensives et défensives des États en matière de renseignement mais dans un meilleur encadrement (notamment législatif) de celles-ci et dans l’édification de protections efficaces ». Elle donne donc plusieurs propositions pour renforcer la France dans un domaine où elle est actuellement trop isolée.
Premièrement, la création d’une autorité administrative indépendante (AAI) qui sera « chargée de contrôler les techniques du renseignement », et qui pourrait concentrer toutes les connaissances acquises sur les interceptions de sécurité réalisées dans les pays étrangers. Deuxièmement, renforcer la France « en matière d’autonomie stratégique dans le domaine du renseignement d’origine électromagnétique ». Enfin, explorer toutes les pistes de rapprochements avec les autres puissances européennes sur le terrain du renseignement.
Il se pourrait bien que nos voisins soient effectivement intéressés par de telles alliances, ne serait-ce que pour créer l’équivalent d’un groupe aussi interconnecté que les fameux Five Eyes, regroupant les États-Unis, le Canada, le Royaume-Uni, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. En attendant, les révélations d’Edward Snowden ne sont sans doute pas terminées, et « l’idiot utile » devrait encore provoquer plusieurs ondes de choc, via les documents en possession des journalistes.
Renseignement : un rapport parlementaire fait le bilan de l’affaire Snowden
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Des investissements massifs et des informations caduques
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Renseignement et entreprises : les liaisons dangereuses
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La NSA capture les informations en toute légalité
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Une entraide internationale très disparate
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Les révélations d’Edward Snowden ont eu des retombées négatives
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Le cadre législatif doit se renforcer
Commentaires (17)
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Abonnez-vousLe 19/12/2014 à 17h49
Il y a un bouton pour les signalements d’erreurs, transmis à qui de droit, les commentaires sont fait pour commenter ;)
Le 19/12/2014 à 17h54
INtéressant " />
Le 19/12/2014 à 17h57
Le 19/12/2014 à 18h05
Il y a eu un documentaire passionnant l’autre jour sur Arte à propos des “whistleblowers” qui a bien montré que tout ça est loin d’être simple.
Perso je pense qu’il vaut mieux quelques retombées négatives plutôt que d’être dans l’ignorance totale.
Le 19/12/2014 à 18h53
Merci je viens d’aller voir … je vais regarder ça
" />
Le 19/12/2014 à 19h15
" />
J’espère que Vincent a reçu celles que j’ai repérées " /> (vu le nombre d’articles écrits et le faible nombre de fautes, il y a un bon rendement alors quelques une de temps en temps d’autant plus qu’elles n’empêchent en rien la lecture ni la compréhension du propos… et puis fin d’année, boire du champagne en écrivant toussa toussa " />)
En tout cas, super article.
Le 20/12/2014 à 00h13
un « paradoxe terrible » : « en prétendant protéger les libertés publiques par la révélation des documents de la NSA, Edward Snowden est en réalité un « idiot utile » au service des groupes terroristes ».
Dormez tranquille braves gens… La NSA espionne en secret et la CIA torture en silence, mais c’est pour votre bien.
Le 20/12/2014 à 02h29
" />Article très intéressant.
Une deuxième lecture apres une bonne nuit ne sera surement pas du luxe.
Le 20/12/2014 à 05h11
Le KGB, ça n’existe plus depuis la chute de l’union soviétique, maintenant, on dit FSB.
Le 20/12/2014 à 09h24
Le 20/12/2014 à 11h16
" />merci pour l’information.
Les films et séries US produits durant la guerre froide ont de “beaux” restes ^^’
Le 20/12/2014 à 21h08
l’ “idiot utile” aura au moins eu pour bienfait de désillusionner ceux qui croient encore que les États-Unis sont le gentil grand- frère de l’Europe.
Par contre je suis de plus en plus inquiet sur le féodalisme du gouvernement français face aux Américains. Comment Ayrault a voulu bloquer l’avion du président vénézuélien parce que Snowden s’y trouvait peut-être. Comment Alstom a été bradé à Général Electrics. Comment le Traité trans-atlantique est négocié au mépris des intérêts français.
Cf. Les récents articles de Mediapart.
Le 21/12/2014 à 21h27
En plein dans le sujet :
Arte
Le 22/12/2014 à 08h55
Ils sont « une part consubstantielle d’un pouvoir démocratique » dont
la vocation est de concourir à la sécurité de notre pays et de ceux qui y
résident ».
" />
Bel exercice de comm :
Je ferai ton bien malgré toi.
Et je répondrais à tes problèmes avant qu’ils ne se posent.
Et celui qui vote mes budgets est élu, c’est bon je suis un juste.
" />
Le 22/12/2014 à 10h21
Le 22/12/2014 à 10h31
Et tu crois que quand on espionne les gens, c’est pour ne pas se servir des informations plus tard?
Ah oui, j’ai compris, c’est juste pour relancer l’économie du data-center : on remplie les disques-durs avec des 0 et des 1, et ensuite on s’en sert pour faire chauffage centrale.
Tu serais le dernier a découvrir les mauvais coups de l’intelligence économique.
Le 19/12/2014 à 17h40
Bonsoir,
L’article comporte quelques coquilles, est-il possible de le faire relire ? Siouplait :)