Suspension de X au Brésil : retour sur un bras de fer
Déconnecté
La décision de la Cour Suprême brésilienne de couper X fait suite à des mois d'opposition entre le patron du réseau social et la plus haute instance judiciaire brésilienne. Dans sa décision, le juge Alexandre de Moraes critique la manière dont Elon Musk s'érige « en véritable entité supranationale et immunisée contre les lois de chaque pays ».
Le 03 septembre à 17h39
10 min
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Mise à jour du 4 septembre, 08:29 : ajout de l'évolution de position de Starlink, qui se conformera à l'obligation de suspendre X.
Le 2 septembre, la Cour Suprême brésilienne a confirmé la décision de son juge Alexandre de Moraes de suspendre le réseau social X (ex-Twitter). Elle porte un coup aux tentatives d’Elon Musk, patron du réseau social, de dépeindre Moraes en juriste malhonnête et isolé. Elle constitue un nouvel épisode dans une opposition qui s’étale publiquement depuis déjà plusieurs mois, si ce n’est, au minimum, depuis janvier 2023.
Car le Brésil, comme les États-Unis, a vécu des vagues extrémistes attisées par l’intermédiaire de divers réseaux sociaux. Le 8 janvier 2023, après la défaite du président Jair Bolsonaro aux élections présidentielles, des milliers de manifestants ont envahi la place des Trois Pouvoirs, à Brasilia, créant un singulier parallèle avec l’attaque du Capitole états-unien, deux ans plus tôt. Comme pour l’État d’Amérique du Nord, l’absence de réaction des réseaux sociaux, dont X, lors de l’organisation de ces émeutes a largement été décriée.
C’est autour de ces questions de gestion de la désinformation et des appels à la haine que l’opposition entre le juge Alexandre de Moraes et Elon Musk a éclaté. Désormais suspendu, X doit le rester jusqu’à ce qu’elle obtempère à son obligation légale de nommer des représentants légaux à sa filiale brésilienne, X Brasil internet LTDA. Une décision qui ne manque pas de créer des débats, et qui a été dépeinte par des soutiens de l'ancien président d'extrême-droite comme relevant d’une logique dictatoriale « communiste ».
Opposition croissante
L’opposition entre Elon Musk et le juge Alexandre de Moraes remonte à plusieurs années. Entre 2020 et 2023, Twitter puis X se sont retrouvés dans le viseur de trois enquêtes menées par la Cour Suprême : une liée aux enjeux de désinformation, une se penchant sur les groupes organisés pour manipuler les discours et l’engagement sur les plateformes sociales, et une troisième centrée sur les individus et les groupes ayant contribué à attiser la violence à la suite de la défaite de Jair Bolsonaro.
Au mois d’avril, la Cour a ouvert une enquête contre le propriétaire de X après la réactivation par la plateforme de comptes dont la fermeture avait été ordonnée par le juge Alexandre de Moraes, pour leur rôle dans les émeutes du 8 janvier 2023.
Si Elon Musk s’est plié aux requêtes de modération de divers pays, notamment autoritaires, il a cette fois-ci ouvertement refusé de le faire. Un comportement qui peut s’expliquer par la taille du marché que le Brésil représente. Avec 40 millions d’utilisateurs, soit un cinquième de la population locale, le Brésil représente 7 % du nombre total d’utilisateurs mensuels actifs de X, selon les données avancées par l’entreprise, en difficulté financière depuis que de nombreux annonceurs s’en sont détournés. Il s’agit aussi d’un espace de croissance potentielle pour d’autres projets menés par Musk, relève euronews : la filiale de Space X Starlink y compte de l’ordre de 250 000 clients.
En avril, recourant à sa rhétorique désormais classique d’ « absolutiste de la liberté d’expression », le patron de X a déclaré que les suspensions de compte avaient été levées pour cause d’inconstitutionnalité. Il avait par ailleurs appelé Moraes à « démissionner ou être destitué ». L’intéressé a répondu en affirmant que X opérait une campagne de désinformation à l’encontre de la Cour Suprême.
L’opposition s’est poursuivie jusqu’à ce qu’Alexandre de Moraes menace de poursuite les représentants de la filiale brésilienne de X s’ils n’obtempéraient pas à ses requêtes de suspension. En réaction, le service « Global Government Affairs » de l’entreprise a indiqué le 17 août la fermeture des bureaux brésiliens de l’entreprise.
Dans sa publication, X a présenté les demandes de la Cour Suprême comme des « mesures de censures ». L’opération s'est accompagnée de publications d’Elon Musk sur son propre compte, dont l’une, générée par IA, montre le juge Alexandre de Moraes derrière des barreaux de prison.
« Manque total de respect pour la souveraineté brésilienne »
Quelles qu’aient été les provocations de l’entrepreneur, disposer de représentants légaux est une obligation légale au Brésil. Le 28 août, Moraes a donc annoncé à Elon Musk qu’il ferait fermer X si l’entreprise ne présentait pas de représentants légaux dans les 24 h. Faute de réaction, le juge a sévi le 30 août, de deux manières : les comptes bancaires brésiliens de Starlink, filiale de Space X, elle-même propriété d’Elon Musk, ont été gelés. Et l’accès à Twitter révoqué.
Dans sa décision, le juge Moraes a précisé : « Elon Musk a montré son manque total de respect pour la souveraineté brésilienne et, en particulier, pour le système judiciaire, s'érigeant en véritable entité supranationale et immunisée contre les lois de chaque pays ».
Ce dernier a réagi en indiquant que les deux entités, X et Starlink, étaient « deux entreprises complètement différentes », y compris du point de vue de l’actionnariat, et qu’il considérait l’action du juge illégale. La Cour Suprême ne s’est pas exprimée sur sa décision, mais des médias brésiliens expliquent qu’elle a été prise pour tenter de récupérer le montant d’amendes imputées à X.
Le 31 août, un compte X intitulé @AlexandreFiles portant le logo du réseau social en image de profil a été créé. Il y publie ce qu'il affirme être des preuves d'abus juridiques commis par le juge de Moreas. Un document, d’une trentaine de pages (.pdf), montre que le Tribunal suprême a demandé le blocage de sept comptes X, résume Le Monde. Ils sont accusés d’avoir participé à une campagne visant à diffuser des informations personnelles sur Fabio Alvarez Shor, un haut responsable de la police fédérale qui dirige plusieurs enquêtes pour fraude contre l’ex-président Jair Bolsonaro.
La tactique rappelle celle des « Twitter Files », via lesquels, fin 2022, Elon Musk diffusait des documents internes à l'entreprise, antérieur à son rachat, et censés révéler un scandale autour de Hunter Biden, fils du Président des États-Unis.
Inquiétudes sur le procédé
Pour ce qui est de la suspension de X elle-même, il s’agit en pratique, pour la Cour Suprême, de notifier le régulateur national des télécommunications Anatel de sa décision. Celui-ci transmet ensuite aux opérateurs, dont Starlink, l’obligation de suspendre l’accès des internautes à X – Starlink a d'abord indiqué qu’il ne se plierait pas à la décision de la plus haute juridiction brésilienne, avant d'indiquer qu'il s'y conformerait.
Outre bloquer l’accès à X, le juge Alexandre de Moraes a décrété que les internautes qui tenteraient de s’opposer à sa décision en passant par des VPN s’exposeraient à des amendes journalières pouvant grimper jusqu'à 50 000 réals (plus de 8 000 euros).
Une radicalité qui n’a pas manqué de soulever des réticences – le montant représente plus du salaire annuel moyen au Brésil. Divers politiciens de droite et quelques experts ont déclaré la mesure légalement douteuse, rapporte le Financial Times, de même que trop punitive. D’autres personnalités progressistes ont plutôt défendu la mesure, et notamment la démonstration que X n’est pas au-dessus des lois, note le Guardian.
Interrogés par Associated Press, de nombreux brésiliens ont de leur côté affirmé se sentir « déconnecté » à la suite de la suspension de X. La plateforme n’y est pas aussi populaire qu’Instagram, TikTok ou Youtube, leur laissant la possibilité de se retrouver ailleurs en ligne, mais de même que dans de nombreux autres pays, elle est particulièrement courue par les journalistes, politiques et acteurs de la société civile.
Spécialiste des cultures numériques, la journaliste Taylor Lorenz fait aussi remarquer que les utilisateurs brésiliens constituent une part non négligeable du « Stan twitter », c’est-à-dire des communautés dédiées à la fan culture sur X. En le bloquant, la décision de la Cour Suprême pourrait donc avoir un effet imprévu sur les communautés de stars mondiales de la musique ou du cinéma.
Autres effets secondaires notables de la suspension du réseau : dès le 30 août, Bluesky a vu son nombre de nouveaux utilisateurs bondir. Co-fondée par Jack Dorsey en 2019, alors qu’il siégeait encore à la tête de Twitter (il a depuis quitté les deux sociétés), l’application a enregistré 500 000 nouveaux comptes en seulement deux jours.
Brazil, you're setting new all-time-highs for activity on Bluesky! 🥇 Brasil, você está estabelecendo novos recordes de atividade no Bluesky! 🥇
— Bluesky (@bsky.app) Aug 30, 2024 at 22:56
L’application est rapidement devenue la plus téléchargée du pays, devant Threads de Meta. En une semaine, la tendance a permis d'atteindre les 2 millions de nouveaux comptes, un pic non négligeable sachant que Bluesky compte un total de 8,4 millions d'utilisateurs. Malgré les menaces de sanction, la demande pour des VPN a, elle aussi, explosé : au lendemain du blocage, elle avait augmenté de 1600 %, selon VPN Mentors.
Raidissement régulatoire
Outre au Brésil, X est sous le coup d’une enquête formelle de la Commission européenne. En juillet, cette dernière l’a formellement accusée de ne pas se plier au Règlement sur les services numériques (Digital Services Act, DSA), un manquement pour lequel la plateforme pourrait se voir infliger une amende de plusieurs millions d’euros, jusqu’à 6 % de son chiffre d'affaires mondial.
En Californie, l’entreprise a tenté de bloquer, sans succès, une nouvelle loi qui demande aux principales plateformes sociales de produire un rapport semi-annuel rendant compte de leurs pratiques de modération.
Relié au soutien exprimé par Musk à Donald Trump, de son rôle en matière d’accès à internet lors des conflits en Ukraine et à Gaza, l’épisode brésilien a par ailleurs fait décrire l’entrepreneur en « missile géopolitique non guidé » au spécialiste des affaires internationales du Financial Times.
Associé à la récente arrestation du patron de Telegram Pavel Durov, le moment pourrait constituer un tournant en matière d’impunité des plateformes sociales.
Suspension de X au Brésil : retour sur un bras de fer
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Opposition croissante
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« Manque total de respect pour la souveraineté brésilienne »
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Inquiétudes sur le procédé
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Raidissement régulatoire
Commentaires (22)
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Abonnez-vousLe 03/09/2024 à 19h10
Je crois qu'on en est encore loin, mais à force d'escalade dans les bêtises (encore une fois, bilatérales), je ne serai pas surpris de voir un jour qu'on en arrive à un mandat d'arrêt (inter)national lancé sur Musk sur un coup de tête d'un juge.
Après, le gars sera encore capable d'y échapper, avec tous ses soutiens.
Le 03/09/2024 à 19h23
Le 03/09/2024 à 19h46
En l'occurrence, le juge aurait pu d'abord ordonner le blocage de X chez les FAI, et ensuite sanctionner StarLink qui allait évidement refuser d'obtempérer.
Dans l'ordre inverse, ça fait plus "je fonce dans le tas pour l'exemple" mais au risque de multiplier les contestations sur fond légal.
Le 03/09/2024 à 20h58
Le 03/09/2024 à 21h25
« Si Elon Musk s’est plié aux requêtes de modération de divers pays, notamment autoritaires, il a cette fois-ci ouvertement refusé de le faire. Un comportement qui peut s’expliquer par la taille du marché que le Brésil représente. Avec 40 millions d’utilisateurs, soit un cinquième de la population locale, le Brésil représente 7 % du nombre total d’utilisateurs mensuels actifs de X »
Si le Brésil représente un marché important pour X, au contraire cela devrait inciter Elon Musk à se plier aux requêtes de modération.
C’est avec les petits pays qui ne représentent pas une grosse part de marché qu’il aurait intérêt à ferrailler.
Le 04/09/2024 à 07h10
Le 04/09/2024 à 07h58
Le 04/09/2024 à 09h38
Le 04/09/2024 à 09h54
Le 04/09/2024 à 10h22
Dans tous les cas, il ne veut pas obéir aux injonctions, que ce soit au Brésil ou dans l'UE ET il veut montrer que les menaces ou les sanctions ne l'atteignent pas.
Il joue sur le fait que X/Twitter est malheureusement très utilisé par les politiques, les institutions et les journalistes. Il veut montrer que son réseau est indispensable et que donc il ne craint rien ni personne car tôt ou tard il sera remis en service.
Ce bras de fer va bien au delà du seul Brésil.
Le 04/09/2024 à 17h49
Le 05/09/2024 à 12h12
Le 03/09/2024 à 22h35
À voir si cela fait bouger les lignes.
Le 04/09/2024 à 08h02
Ca manque de Moraes en Europe... Il faudrait cloner le gars
Le 04/09/2024 à 09h39
Le 04/09/2024 à 11h53
Le 04/09/2024 à 12h50
Le 04/09/2024 à 14h47
Wikipedia
Quant à Breton, il s'est fait saborder par la Commission sur le sujet récemment:
Le Monde
Donc pas certain que la comparaison soit correcte (et je le regrette :( )
Le 04/09/2024 à 10h02
C'est un exemple qui illustre parfaitement la dépendance aux réseaux "dits" sociaux (@nextdrOp ).
Dépendance qui peut s'apparenter à une forme d'addiction néfaste.
C'est un sujet de santé publique dont on ne semble pas prendre la mesure à l'échelle politique... encore faudrait-il avoir un gouvernement
Le 04/09/2024 à 14h13
Le 04/09/2024 à 15h24
Ou alors c'est aussi une manoeuvre de SpaceX pour montrer qu'elle est bien indépendante de X malgré le même homme d'affaire à leur tête, et donc démontrer que l'attaquer directement n'était pas un bon choix. Vu qu'ils disent aussi avoir initié une procédure à la cour suprême brésilienne à ce sujet.
Modifié le 04/09/2024 à 20h36