Adoptée au pas de charge, la loi d’août 2018 relative aux « caméras-piétons » n’est toujours pas applicable, faute de décret. Certaines communes auraient ainsi demandé à leurs agents de police municipale de mettre leurs équipements au placard, au grand dam de certains élus.
Expérimentées au sein de la police nationale à partir de 2013 puis progressivement généralisées, les caméras-piétons sont régulièrement mises en avant par les pouvoirs publics.
Bien qu’il n’y ait eu guère d’évaluations, le gouvernement aime vanter l’effet « modérateur » de ces petites caméras portées au niveau du torse par les forces de l’ordre. Se sachant filmés, les individus auraient tendance à éviter les mauvais comportements, écarts de langage, etc.
Sur un plan juridique, l’usage de ces caméras mobiles n'a été véritablement encadré qu'à partir de la loi de réforme pénale de 2016 – tout du moins pour les policiers et gendarmes. Pour les agents de police municipale, ce même texte prévoyait une possibilité d’utilisation, mais uniquement à titre expérimental, jusqu’en juin 2018.
Une expérimentation pérennisée en urgence
Cette fameuse expérimentation n’a cependant pas pu débuter immédiatement, dans l’attente d’un décret (finalement paru en décembre 2016). « La délivrance des autorisations et l’acquisition du matériel par les communes n’ont permis de faire réellement démarrer l’expérimentation que dans le courant de l’année 2017 » avait en outre reconnu Jacqueline Gourault, alors ministre auprès du ministre de l’Intérieur, en juillet dernier.
Selon la Place Beauvau, des autorisations ont ainsi été accordées aux polices municipales de 391 villes, donnant lieu à l’utilisation de 2 325 caméra-piétons. « L’acquisition de caméras mobiles par les communes a fait l’objet d’un soutien financier de l’État, à travers le fonds interministériel de prévention de la délinquance, à hauteur de 171 000 euros en 2017 : 116 communes en ont bénéficié pour l’achat de 893 caméras », avait ajouté Jacqueline Gourault.
De l’aveu même de la ministre, il était « difficile » de se prononcer dans ces conditions « sur l’opportunité de pérenniser ou d’abandonner une expérimentation qui venait à peine de commencer ».
Sous l’impulsion du Sénat et avec l’appui du gouvernement, le législateur a néanmoins décidé d’autoriser définitivement les agents de police municipale à recourir aux caméras-piétons. Le tout dans l’urgence : l’expérimentation prenant officiellement fin le 4 juin 2018, les députés furent invités à adopter le texte de la Haute assemblée sans aucune modification, afin d'interrompre au plus vite la navette parlementaire (voir notre article).
Depuis la promulgation de la loi du 3 août 2018, les policiers municipaux sont ainsi censés bénéficier du même régime d'autorisation que leurs collègues de la police nationale et de la gendarmerie. À savoir :
- Possibilité de filmer une intervention « en tous lieux » (y compris privés, donc)
- L’enregistrement n’est pas permanent mais soumis à l’activation de la caméra par l’agent, « lorsque se produit ou est susceptible de se produire un incident, eu égard aux circonstances de l'intervention ou au comportement des personnes concernées »
- Un « signal visuel spécifique » doit indiquer que la caméra enregistre
- L'activation de la caméra doit faire l'objet d'une information des personnes filmées, « sauf si les circonstances l'interdisent »
- L'agent ne peut pas avoir d’accès direct aux enregistrements auxquels il a procédé
- Effacement des images au bout de six mois (hors utilisation dans un cadre judiciaire, notamment)
La loi prévoyait cependant que les modalités d'application de ces dispositions soient « précisées par un décret en Conseil d'État, pris après avis publié et motivé de la Commission nationale de l'informatique et des libertés ».
Seul hic : ce décret d’application n’a toujours pas été pris par le gouvernement, comme l’a déploré il y a quelques jours encore la députée Sereine Mauborgne. « Face à l'importante insécurité juridique qui résulte, en l'état, de l'usage des caméras-piétons, plusieurs services de police municipale ont décidé de ne pas utiliser ces équipements voire, comme c'est le cas de certaines communes du Var, de les retirer purement et simplement du service », regrette la parlementaire LREM au travers d’une question au gouvernement.
L’élue souligne que cette situation est « d'autant plus dommageable que le Parlement avait œuvré pour que les services de police municipale soient rapidement dotés d'un cadre légal et pérenne d'utilisation des caméras-piétons au terme de la phase d'expérimentation initiale ».
Sereine Mauborgne est loin d’être la seule à avoir interpelé l’exécutif. Au Sénat, Henri Leroy avait par exemple eu l’occasion de dénoncer il y a quelques mois « l'inertie du gouvernement » sur ce dossier, tout en réclamant des comptes à la Place Beauvau.
Un projet de décret dans les tuyaux
Le ministère de l’Intérieur s’est pour l’instant contenté du minimum syndical en assurant à plusieurs parlementaires, fin novembre, qu’il était « pleinement mobilisé » pour que le fameux décret d'application « soit pris le plus rapidement possible ».
Interrogé par nos soins, le ministère de l’Intérieur n’était pas revenu vers nous à l’heure où nous publions cet article.
Selon nos informations, un projet de décret a pourtant bien été élaboré, dès cet été. La CNIL en a ainsi été saisie le 18 septembre 2018, de même que le Conseil national d’évaluation des normes (CNEN). Ce dernier a d’ailleurs émis un avis favorable le 11 octobre dernier, dans l’attente toutefois des éventuelles réserves de la gardienne des données personnelles.
« Ce projet de texte, attendu par les collectivités territoriales, se borne à prévoir la procédure d’autorisation par le préfet de l’utilisation des caméras mobiles par les agents de police municipale et à permettre aux communes de mettre en œuvre des traitements de données à caractère personnel provenant des caméras individuelles fournies aux agents de police municipale (environ 29 000 agents concernés) », expliquait alors le CNEN.
Le Conseil a prévenu le gouvernement qu’une nouvelle saisine serait nécessaire en cas de « modification substantielle » des dispositions du projet de décret, suite à l’avis de la CNIL. Le CNEN en a d’ailleurs profité pour s’associer à l’appel lancé en septembre dernier par la Commission nationale de l’informatique et des libertés, qui avait réclamé l’organisation d’un « débat démocratique » sur les nouveaux usages des caméras – en vain à ce jour.
Contactée, la CNIL nous a indiqué avoir émis un avis sur ce projet de décret le 13 décembre dernier.
Ce texte n’est pas le seul à manquer à l’appel. De tous les décrets d’application prévus par la loi du 3 août 2018, aucun n’a à ce jour été pris par le gouvernement. Les expérimentations censées permettre aux sapeurs-pompiers et à certains surveillants de prison de se doter de caméras mobiles restent ainsi en suspens.
Commentaires (16)
#1
Faire des lois et ne pas les appliquer ?
ah ben ça alors !
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#2
Comme d’hab. Ca crée des lois dans l’urgence du fait divers du moment sans concertation, puis ca les oublie car plus d’utilité…
#3
Si il pouvait faire ça plus souvent dans un sens
#4
chez SNCF (en sûreté) c’est encore utilisé en expérimentation. à l’issue par contre qu’est-ce qu’ils en feront ..?
#5
L’Etat français dans toute sa splendeur. Il est loin l’exécutif aux “méthodes agiles”, réactif, près à faire face, coordonné sur l’événement, …
#6
Entre les décrets d’applications qui ne sortent jamais pour faire appliquer une loi votée par les “représentants du peuple” et les ordonnances pour imposer un sujet en contournant les “représentants du peuple”, on vit vraiment dans une république bananière. Et quand on voit que l’exécutif a en plus la majorité, à l’AN, c’est encore plus flippant.
#7
Dommage… En ces périodes de controverses sur l’action policière, de telles caméra équipant TOUS les CRS & autres intervenants sur la voie publique permettrait de faire un contrepoids aux vidéo “amateur” que l’on voit fleurir sur twitter & partout.
Si je pense que certains policiers, se sachant filmé, retiendraient leurs pulsion agressives, il n’en est pas moins vrai que les vidéo amateur sont tout autant “partiale”, en ne publiant pas les heures de provocations voire d’agressions précédant les charges : ces vidéos permettraient, tant aux média qu’aux juges, de se faire une vrai idée des situations (pas à 100%, mais déjà davantage que maintenant)
Après, je reste assez d’accord avec romu sur les gros problèmes démocratiques lié à la séparation des pouvoirs que l’on vit actuellement.
#8
Vu que l’exécutif fait les lois à la place du parlement, on devrait peut-être refiler à ce dernier l’écriture des décrets.
#9
Vu nos institutions, l’exécutif est toujours soutenu par la majorité de l’AN " />
#10
C’était loin d’être évident lors du quinquennat précédent avec les frondeurs.
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#12
Tu parlais de soutien et je n’ai pris cet exemple que sur ce point. Je suis d’accord avec ta dernière phrase, mais pas les 2 premières.
Il y a eu besoin d’utiliser le 49.3 pour faire passer certaines lois, ce qui correspond à tordre le bras de l’AN, s’il y avait eu soutien, il n’y aurait pas eu besoin du 49.3. La fronde était réelle, mais n’allait pas jusqu’à faire tomber le gouvernement.
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#14
#15
Le 49.3 ne serait pas un problème s’il n’y avait pas derrière l’éventualité d’une dissolution de l’Assemblée nationale (AN) par le Président de la République (PR).
#16
si tu veux entrer dans ce débat, c’est clair qu’il y aurait de quoi faire… je crois que du temps de De Gaulle l’utilisation du 49.3 était impensable : quand il voulait s’asseoir sur l’avis des députés il faisait un référendum. Et quand il n’a pas été en phase avec le choix du peuple, il est parti (d’où, cohabitation impossible aussi).
Effectivement, un système à l’américaine me semblerait beaucoup plus approprié : des élections présidentielles et législatives réellement décalées, et si le Président n’est pas en ligne avec l’Assemblée il peut… démissionner. Pas de dissolution, pas de renversement du gouvernement.