Le régulateur des télécoms, l’ARCEP, organisait jeudi dernier son colloque annuel qui avait pour thème « la convergence des réseaux ». Après les discours de la secrétaire d’État chargée du numérique, Axelle Lemaire, et du président de l’autorité, Jean-Ludovic Silicani, la journée a été consacrée aux débats entre professionnels du secteur. Au programme : tables rondes, passes d’armes, neutralité du Net et vente de données.
La journée de débats organisée par l'ARCEP en fin de semaine dernière était l’occasion pour les professionnels, politiques et spécialistes, de réaffirmer le besoin de renouer avec les bénéfices, après les « coups » portés par les décisions de l'autorité depuis deux ans. Si l’ensemble des échanges étaient très convenus, voire rabâchés, quelques langues se sont déliées. Cela dans un climat très favorable à l’envie des opérateurs de se financer autrement que par leurs seuls abonnés. La clé : la fameuse convergence, déjà concrétisée sur les réseaux.
Fixe et mobile : des offres distinctes, des usages qui se rejoignent
Le fait a été répété : la France est le premier pays européen dont les quatre principaux opérateurs proposent des offres fixes et mobiles. Les réseaux eux-mêmes s’interconnectent : ici, un réseau d’antennes qui s’appuie sur le réseau fibre d’une ville, là des utilisateurs qui installent des fem-to-cell chez eux pour disposer d’une connexion mobile de bonne qualité au sein de leur domicile. Ce n’est plus la connexion, mais le contenu qui compte.
« L’idée d’un usage convergent fixe-mobile qui se joue des frontières n’est pas un effet de mode, mais le résultat de tendances extrêmement fortes. Sur la vidéo, on passe d’un rendez-vous devant lequel on est tous ensemble, à un monde plus conjugué à la première personne, où on lance et arrête des contenus quand on veut. C’est banal, mais ça a des implications très fortes », explique Didier Casas, secrétaire général de Bouygues Télécom.
« L’usage a beaucoup changé. Il y a une quasi disparition de l’usage du fixe pour passer des coups de fil entre les 16 et 25 ans (moins d’1 %). Les jeunes sont consommateurs en mobilité, avec des renvois du réseau mobile vers le fixe avec le Wi-Fi. C’est l’envie d’avoir une expérience data, surtout vidéo, sans coupure. C’est 10 % de la consommation totale », estime pour sa part Pierre Louette, secrétaire général d’Orange et président de la Fédération française des télécoms (FFT).
Le Quad Play fait débat : bonne idée ou enfermement du consommateur ?
Commercialement, cela prend la forme du quadruple-play, les forfaits packagés fixe et mobile. Une vraie réussite pour Pierre Louette, sous sa casquette Orange : « Ca réduit les changements d’offre (churn) : 1,5 fois moins que du fixe non-convergent et deux fois moins que le mobile non-convergent. Face à la guerre des prix du mobile, le fait d’avoir une base fixe a été un élément de résistance fort. Ceux qui n’ont pas eu de base de convergence sont ceux qui ont le plus souffert [SFR et Bouygues Télécom] ». Car si le tarif est en baisse, les avantages restent nombreux pour l'opérateur : « Il y a un effet de baisse du montant moyen du forfait (ARPU) initial, mais largement compensé par la baisse du churn. [Les offres quad-play] Open représente une grande part du parc fibre. C’est un outil de conquête », s’enthousiasme-t-il.
Ce bilan positif pour Orange ne l’est pas autant pour ses concurrents. L’opérateur historique est le dernier à proposer une offre packagée fixe et mobile, les trois autres grands préférant appliquer des réductions sans engagement, bien moins contraignantes. Pour Didier Casas de Bouygues Télécom, le quadruple-play, dont il revendique l'invention (notamment via les offres Idéo abandonnées en début d'année), a « un impact très anti-concurrentiel ». Là où Pierre Louette voit un « outil de conquête », M. Casas perçoit « des stratégies de prédation » où l'assise sur un marché (le fixe) est utilisée pour capturer les clients sur l'autre (le mobile). Même amertume chez Free, Maxime Lombardini estimant que le quadruple-play a été inventé « pour garder le prix du mobile élevé et exclure le nouvel acteur du marché ».
Au revoir industrie, bonjour écosystème
Il faut dire que l’industrie des télécoms aurait complètement changé. Les opérateurs ne seraient plus que de simples fournisseurs de connexions Internet : « Il y a dix ans, l’industrie des télécoms était une industrie. Aujourd’hui c’est une partie d’un écosystème, ce qui relève d’un autre modèle économique. [...] Certains ne seront pas d’accord, mais vous avez déjà fait ce choix en tant que consommateur. Vous souhaitez avoir votre connexion, accéder aux contenus, accéder aux données n’importe où », affirme Göran Marby, à la tête de l’ARCEP suédoise et du groupement des ARCEP européennes, le BEREC.
L’idée, c’est que les opérateurs tels qu’ils existent, en comptant essentiellement sur des forfaits fixes, ne sont plus un modèle d’avenir. La connexion ne sera ainsi plus importante : seul le contenu compte. « Pour nous, dans cette industrie, l'objectif est de rendre la connectivité invisible », estime aussi Alistair Urie de l'équipementier Alcatel Lucent. « Actuellement, nous sommes tout à fait conscients des accès que nous utilisons. Nous avons le petit logo. [...] Une fois qu'on aura une bonne politique en termes d'accès et de réseau, l'accès deviendra invisible. Les gens ne sauront pas si leur téléphone aura un accès ou non. Qu'un [contenu] soit sur le téléphone ou non importera peu. Ce sera une étape importante mais difficile à franchir. »
Pour Ludovic Le Moan, Président de Sigfox, qui fournit des connexions très bas débit pour les communications entre machines (M2M), l’avenir sera peut-être dans les données elles-mêmes. Il estime ainsi que les connexions deviendront de plus en plus une commodité, et qu’on pourra intégrer gratuitement des connexions « 0G » (entre 0 octet et quelques kilo-octets) avec les mobiles. Par exemple en attribuant un identifiant unique à chaque objet connecté, pour faciliter le traitement de ses données via les services du « Big data ». En clair, « la valeur sera dans l'exploitation des données » qui transitent par ces réseaux, estime-t-il.
Un marché biface, pas toujours très Net(Neut)
L’une des solutions d’avenir proposées par Nokia est de « différencier certains types de services, tout en garantissant la liberté de l'information ». Par exemple, proposer à un internaute de disposer de la vidéo en 4K par un pop-up sur une vidéo en ligne est un « scénario possible aujourd'hui ». Les fournisseurs de services (comme Google) utilisent déjà cette capacité technique pour gérer la qualité de service. « Nous pensons que les opérateurs sauront en tirer avantage, pour en exploiter le plein potentiel », précise Nokia.
Le concept peut être séduisant pour un opérateur, qui pourrait justifier un supplément pour une meilleure expérience à la manière d'un Netflix, mais il pose encore une fois la question de la neutralité du net. Le paiement du FAI pour une qualité particulière où les offres négociées avec les services en ligne ne sont - par exemple - pas obligatoirement compatibles avec le Paquet télécom européen, voté par les eurodéputés en avril dernier.
Un thème, en toile de fond de cette journée, est la relation avec les fournisseurs de services, qui détiennent les données et la « valeur » qui en est tirée. Si les opérateurs ne sont plus des industriels mais des membres d’un écosystème plus large, ils sont en dialogue constant avec Google, Amazon ou Netflix, auxquels ils fournissent un accès aux abonnés… Possiblement payant. C’est le fameux « marché biface », où l’opérateur est à la fois rémunéré par les abonnés pour accéder au service, et par le service pour accéder à l’abonné.
Free, le régulateur du régulateur
L’un des promoteurs habituels de ce « marché biface », Free, s’est pourtant illustré sur d’autres sujets pendant ce colloque. Au menu : une critique de la régulation mobile, qui ne serait pas assez favorable à l’opérateur : « La convergence entre fixe et mobile n’a pas encore été faite sur la régulation, ce qui serait utile. Elle est excellente sur le fixe, avec l’obligation de mutualiser les infrastructures. […] Sur le mobile, on est encore à la préhistoire », affirme Maxime Lombardini, le secrétaire général de Free. L’opérateur critique ainsi la course aux fréquences, « réserve princière qu’on garde pour éviter que le concurrent n’y vienne ». Il critique aussi le peu d’incitations à mutualiser le réseau d’antennes physiques et la bataille sur l’accès aux points hauts où poser les antennes, jugée « difficile ».
Là où Free verrait des efforts pour mutualiser sur le fixe, il voit encore des logiques d’affrontement sur mobile. La question des fréquences est d’ailleurs sensible. L’État se prépare à vendre ses « fréquences d’or », la bande des 700 Mhz, actuellement utilisée par la TNT. L’avantage de ces basses fréquences est qu’elles traversent facilement les distances et les obstacles, et permettent donc une meilleure couverture mobile avec moins de points hauts. Après avoir évité la vente de la bande des 800 Mhz en 2011 et avoir obtenu la possibilité de récupérer de la bande sur les 1800 Mhz, ces fréquences sont devenues capitales pour Free. L’opérateur s’est d’ailleurs bien gardé de contribuer aux précédentes enchères, comme pour mieux préparer celle-ci.
« Il y aura au moins un client pour les fréquences 700 Mhz. Je prends le pari que les fréquences se vendront très bien, car elles sont essentielles, pas que pour l'aménagement du territoire, mais pour déployer en ville », déclarait Maxime Lombardini en juin 2013, lors de la conférence Spectre et innovation organisée par l’Agence nationale des fréquences (ANFR). Problème : elles coûteront cher, au moins 2 milliards d’euros selon le projet de loi de finances pour 2015. Un investissement lourd pour un opérateur qui finance déjà massivement son réseau physique. On comprend donc qu’une régulation plus « mutualisante » les intéresse.
Netflix et Google investissent une partie des FAI français
Autre sujet : Netflix. Quand SFR et Bouygues Télécom ont bataillé pendant le colloque pour déterminer qui avait la primauté du service de VOD sur leur box, Free a pris l’angle inverse. La société « ne veut pas se coucher tout de suite devant le grand américain » Netflix, dont les conditions ne lui conviendraient pas. Contrairement aux autres opérateurs qui ont rapidement intégré le service à leurs box, malgré de grands discours dans le sens contraire en amont. Free regrette d’ailleurs qu’un « Netflix français » n’ait pas émergé pendant les deux ans où l’arrivée de l’américain a été annoncée.
Pour Lombardini, l’offre est beaucoup trop fragmentée sans être convaincante. Voilà qui fera plaisir aux acteurs en place, comme Canalplay, ou encore OCS qui est un bouquet de chaînes qui propose néanmoins un service assez proche de la SVOD via OCS Go.
OCS Go : la meilleure offre de SVOD française n'est pas une offre de SVOD
C’est essentiellement le même discours que celui tenu à l’encontre de Google sur YouTube, qui a culminé en blocage des publicités de l’américain début 2013. Et ce malgré une tentative de conciliation de l’ARCEP et une enquête administrative, dans laquelle l’autorité a déterminé que Free ne discriminait pas YouTube mais ne faisait pas non plus d’efforts pour améliorer la situation. D’ailleurs, Free se méfie toujours de Google.
En novembre 2013 et en juin, SFR et Bouygues Télécom ont dévoilé de nouveaux décodeurs TV, fondés sur le système Android, après que SFR ait ouvert les clefs de la 4G de son offre RED à YouTube avec un décompte différencié de son fair use. Pour Free, ce serait une erreur de « laisser les clés » à Google, qui pourrait décider seul des applications et programmes disponibles en France depuis Mountain View. La hache de guerre est semble-t-il encore loin d’être enterrée.
Orange, champion de la neutralité... surtout celle des autres
Elle n’est pas non plus enterrée pour Orange, qui a vertement critiqué les géants américains du Net à travers son directeur général adjoint, Pierre Louette. « On vit dans des mondes différents, par rapport aux nouveaux acteurs over-the-top (OTT), qui sont des systèmes qui deviennent très vite oligopolistiques ; où on connait à peine le numéro deux ou numéro trois, dans chacun de leurs silos verticaux. Ils arrivent à naviguer dans nos réseaux, et eux on ne leur reproche pas d'être à 93 % de part de marché, ou d'absorber une grande part des recettes publicitaires... », détaille le responsable.
Ces acteurs seraient à opposer aux « vrais » acteurs, comprendre les opérateurs, qui contribuent au bien du pays par de l’emploi, des impôts… et qui produisent eux-mêmes des services concurrents. « On n'est pas là que pour offrir l'accès à des services des autres. On l'offre mais on est producteurs de services. On va en proposer de plus en plus dans nos réseaux », affirme Pierre Louette, qui se prépare donc à une concurrence accrue avec les sociétés jugées « oligopolistiques ». D'autant plus que l'opérateur va encore multiplier ses champs d'actions si l'on en croit ses récentes annonces à l'occasion de la troisième édition de son Show Hello. Une grand-messe pendant laquelle on se demandait si c'était un FAI qui était au commande, ou une société se rêvant en géant du numérique européen, proposant aussi de l'accès à internet.
D’ailleurs, le problème de la neutralité du Net ne serait pas posé par Orange, mais par ces plateformes. « On est les meilleurs défenseurs de la Net neutralité. On vend de l'accès, le plus rapide possible, aux consommateurs vers une masse de services », explique l’opérateur… qui oublie qu'il est parmi les derniers à bloquer encore des services comme le peer-to-peer et les newsgroups sur ses forfaits mobiles, sans parler des usages non décomptés du « fair use » pour ses propres services.
Proposer ce genre d'outils à ses clients, et ne plus être un simple « tuyau passif », serait le meilleur moyen pour un opérateur de garantir cette neutralité selon l'intervenant : « Quand on parle de neutralité, tout le monde s'acharne sur la neutralité des fameux tuyaux, les pauvres, ils font ce qu'ils peuvent. On en exploite beaucoup plus que les autres, merci pour eux. Mais parlons un peu de la neutralité des plateformes. Une fois qu'on a le tuyau, est-ce que la vraie question n'est pas de passer à la neutralité des plateformes ? C’est-à-dire la capacité qu'on aurait à ne pas naitre, grandir et mourir dans la même plateforme sans pouvoir s'en extraire ? »
L'ARCEP : un juge des conflits encore souvent gardé à l'écart
Jusqu’à évoquer le grand drame des plateformes : qu’elles gardent les données pour elles-mêmes, sans contrôle des opérateurs. En cause, le chiffrement du trafic initié en masse par les géants américains du Net depuis les révélations Snowden, qui seraient un moyen d’écarter les fournisseurs d’accès de leurs revenus. Seul autre bénéficiaires, « des autorités nationales » américaines, qu’on devine être la NSA, le grand épouvantail des acteurs français. Pierre Louette demande donc une évolution des régulations nationale et européenne, pour forcer les acteurs étrangers à jouer selon les mêmes règles.
Ce plaidoyer de Pierre Louette n’a pas été sans réaction. En clôturant le colloque, le président de l’ARCEP s’est directement adressé à lui, très ironiquement : « Je suis sûr que Pierre Louette, qui est un grand défenseur [de la neutralité du Net] a lu et relu, et a sur sa table de chevet, les dix recommandations de l'ARCEP tirées du colloque de 2010 », a asséné Jean-Ludovic Silicani, avant d’évoquer l’outil de règlement de différends entre les opérateurs et fournisseurs de services, qui permet de porter un problème devant l’ARCEP.
« Un outil où les opérateurs peuvent venir contester leurs relations techniques et tarifaires avec des acteurs de contenu et réciproquement. Je ne peux que constater, bien que cette possibilité existe depuis 2011, qu'on n'a été saisi par aucun FAI qui se plaignent de la dissymétrie de la régulation, du traitement privilégié des acteurs de l'internet par rapport aux FAI… », assène M. Silicani. « Nous n'avons jamais vu venir l'un des quatre grands FAI français pour nous dire ‘Quand même, dans nos discussions avec Google, avec Netflix, je n'arrive pas à obtenir un traitement satisfaisant, non discriminatoire’... Jamais. »
Car l’enjeu est bien ailleurs. Comme l’illustrent le différend entre Free et Google ou les négociations avec Netflix, il s’agit bien d’obtenir les meilleures contreparties pour le passage du service jusqu’à l’abonné. Encore aujourd’hui, ouvrir au régulateur les détails de ces négociations et fermer les discussions privées avec les services Internet est un risque que les opérateurs ne sont pas encore prêts à prendre. En jeu, les évolutions techniques, commerciales et réglementaires, qui pourront ouvrir la porte à d’autres négociations à l’avenir.
Vous retrouverez l'ensemble du colloque en replay sur le site de l'ARCEP.
Commentaires (13)
#1
A propos de la neutralité d’Orange, B.B. a fait une intervention intéressante sur France Culture la semaine dernière.
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Un résumer très bien fait. >Merci NXI
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MDR la page 404 de NXI
http://www.nextinpact.com/Error/Execute404?aspxerrorpath=/AlerteActu/Create
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sinon, ça aide pas à signaler les erreurs
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#13
”..de se financer autrement que par leurs seuls abonnés”
tiens, tiens !
on peut “s’en passer” de l’abonné ? " />