Neutralité : un rapport du Sénat propose de viser FAI et géants du Net
Et de s'attaquer à Google particulièrement
Le 16 juillet 2014 à 06h20
8 min
Internet
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Un important rapport relatif à la gouvernance mondiale du Net a été présenté la semaine dernière par la sénatrice Catherine Morin-Desailly. Outre l'encouragement au développement aux logiciels libres (notre article), le rapport a aussi abordé la question épineuse de la neutralité du Net.
La neutralité sans discrimination aucune est-elle applicable aujourd'hui ?
Qu'est-ce que la neutralité du Net ? Selon les intérêts de chacun, sa définition dispose de quelques variations. Le CSA, par exemple, ne voit pas de problème aux services gérés et à « une utilisation préférentielle d'une partie de la bande passante ». Le CNNum, pour sa part, estime que la neutralité des plateformes (non du Net) peut permettre quelques écarts s'ils sont justifiés « par des impératifs de protection des droits, de qualité du service ou par des raisons économiques légitimes ».
Dans son rapport de près de 400 pages portant sur le « nouveau rôle et (la) nouvelle stratégie pour l’Union européenne dans la gouvernance mondiale de l’internet », la mission d'information du Sénat aborde le sujet de la neutralité du Net sous tous les angles. Elle commence ainsi à vouloir discerner sa « vision idéaliste » de son « application pratique ». La « vision idéaliste » est pour faire simple la définition classique de la neutralité, à savoir une égalité de traitement du trafic sur Internet, peu importe les protocoles, ceci sans aucune discrimination. Mais est-il possible d'appliquer au sens stricte cette définition ?
« Si ce principe n’est pas remis en cause frontalement, tous les acteurs du numérique semblant soutenir la neutralité du net dans leurs manifestations d’intentions, c’est dans son application concrète qu’apparaissent des limitations d’ordre technique, économique ou commercial, témoignant des divergences d’interprétation du concept » rappelle ainsi le rapport.
L'inscription dans la loi
L'une des problématiques de base est tout d'abord que la neutralité n'est pas inscrite dans la loi, que ce soit au niveau français, européen ou mondial. Certes, les députés néerlandais ont adopté une loi en ce sens il y a deux ans et surtout, les députés européens ont frappé un grand coup en avril dernier en sacralisant la neutralité sans discrimination possible. Mais encore faut-il que le texte soit validé par le Conseil de l'Union européenne. Or ce dernier, le 6 juin, n'a pas encore vraiment tranché sur le sujet :
« En ce qui concerne l'internet ouvert, de nombreuses délégations ont souligné qu'il était nécessaire que le texte résiste à l'épreuve du temps et qu'il soit clair. Par exemple, la définition des "services d'accès à l'internet" et celle des "services spécialisés" devraient être clarifiées. Bien que les délégations s'accordent sur la nécessité de trouver un juste équilibre entre la neutralité de l'internet et la gestion raisonnable du trafic, elles ont des avis divergents sur la manière d'y parvenir. Les principes fondamentaux communs relatifs à la neutralité de l'internet doivent encore faire l'objet d'un accord. » Il faut toutefois rappeler que la position française est limpide : elle est pour les services spécialisés et donc contre une neutralité sans discrimination.
Pour la sénatrice Morin-Desailly, cette différence de vision est majeure et apporter une réponse claire est tout aussi important. Elle se demande par exemple si « la neutralité du réseau est-elle compatible avec la croissance soutenue du trafic, notamment mobile, et avec la nécessité de financer les investissements qui en résultent ? ». La question économique est ici fondamentale, dès lors que dans de nombreux pays, en particulier aux États-Unis, la neutralité du Net est bafouée pour ces raisons. Les opérateurs locaux estiment ainsi que les grands sites doivent payer s'ils désirent obtenir un bon débit. Netflix en sait quelque chose.
Trois points de vue, trois objectifs différents
Le rapport estime alors que derrière la définition de la neutralité se cachent trois points de vues différents. Tout d'abord, celui de l'internaute et des petites entreprises, qui militent pour un Internet sans aucune discrimination. Il y a ensuite celui des opérateurs, qui souhaitent au contraire avoir des marges de manœuvre et faire payer les géants du Net. Enfin, il y a justement ces géants, qui souhaitent eux aussi un Internet neutre. « Néanmoins il serait faux de penser que cette position épouse totalement celle des internautes car pour ce fournisseur, l’internaute est un client source de revenu direct ou indirect par la publicité. Le fournisseur de contenus et d’applications a tout intérêt à minimiser son coût d’accès au réseau dont il tire des bénéfices commerciaux » tient-on à préciser.
Toutefois, et on l'a vu ces derniers mois, plusieurs fournisseurs de contenus sont prêt à mettre la main au portefeuille non pas pour avoir un débit normal mais pour être avantagés par rapport aux autres services. « À leur manière, les fournisseurs de contenus et d’applications, du moins les plus puissants déjà installés et disposant d’une large assise financière, ont aussi leur intérêt à remettre en cause la neutralité des réseaux » estime-t-on dans le rapport.
Viser les services en lignes et lutter contre les abus de position dominante
Résoudre la problématique de la neutralité du Net revient donc à répondre aux différents points de vues. Sans aller jusqu'à apporter une réponse ultime, le rapport, sur la base du dernier bilan du CNNum sur le sujet, fait la proposition suivante : « saisir la Commission européenne pour qu’elle soumette sans délai une proposition législative visant à réguler les fournisseurs de contenus et d’application, afin que la neutralité s’applique non seulement aux réseaux mais aussi aux services. » L'objectif est ici d'imposer des règles à la fois aux FAI et aux géants du Net.
Notre 14h42 sur la neutralité du Net
Mais pour les auteurs du rapport, la neutralité va plus loin encore. Ils proposent ainsi d'accroître et réguler la concurrence sur le Net et donc de solliciter la Commission européenne afin qu'elle améliore « les procédures de la politique de concurrence et les rendre plus réactives face aux abus de position dominante en ligne ». Les sénateurs ont ici en ligne de mire le cas Google et ses abus de position dominante en Europe, qui ne sont toujours pas réglés à l'heure actuelle.
Dans la même veine, la proposition n°13 du rapport est de « demander à la Commission de mettre en place un principe de séparation pour éviter l’intégration verticale des acteurs de l’Internet contrôlant de plus en plus de strates de la chaîne de valeur ». Et là encore, Google est dans le viseur.
La fiscalité entre dans le débat
Dans son élan, le rapport propose même aux États membres victimes d'optimisation fiscale de s'allier avec la France afin de faire pression sur les pays « complices ». Sont pointés ici du doigt des États comme le Luxembourg ou encore l'Irlande. Le rapport avec notre sujet ? « La neutralité du net doit s’accompagner d’une régulation fiscale afin de rendre plus juste la répartition de la valeur entre tous les acteurs » explique-t-on.
Concrètement, l'objectif est d'obtenir une sorte de neutralité fiscale entre les pays, et donc entre les services. La proposition n°15 soutient ainsi les réformes actuelles vis-à-vis de la TVA et de l'impôt sur les sociétés, « pour mieux faire contribuer les fournisseurs de services en ligne aux charges publiques des États européens ». La proposition n° 17 souhaite d'ailleurs que soient alignés « les taux de TVA des biens et services culturels numériques et physiques », point qui vise ici particulièrement les livres numériques ainsi que la presse, sachant que la Commission européenne vient de mettre en demeure la France à propos de son fameux taux réduit à 2,1 %.
Enfin, sans rapport direct avec la neutralité, on notera que la proposition n°18 a pour objectif de développer la culture en Europe en « valorisant la créativité des internautes et le partage non marchand de contenus ». Il n'est toutefois pas question ici d'une forme de légalisation du partage d'œuvres protégées par le droit d'auteur, mais plutôt d'un cadre qui protègerait tout ce qui touche les « Creative Commons » (CC) et les logiciels libres. Un point déjà abordé par Valérie Peugeot (employée d'Orange et membre du CNNum) lors d'une audition le 15 avril dernier au Sénat sur la gouvernance mondiale d'Internet.
Elle avait notamment déclaré que « sur Internet, les contenus circulent instantanément. On ne peut pas stigmatiser 70 % de la population en l'accusant de piraterie. Mieux vaut accompagner des pratiques sociales d'une telle ampleur que chercher à les réprimer. Je vous renvoie aux travaux de Philippe Aigrain sur la contribution créative. » Pour rappel, Philippe Aigrain est le co-fondateur de La Quadrature du Net. Il a ainsi rédigé divers avis sur la contribution créative ces dernières années.
Neutralité : un rapport du Sénat propose de viser FAI et géants du Net
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La neutralité sans discrimination aucune est-elle applicable aujourd'hui ?
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L'inscription dans la loi
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Trois points de vue, trois objectifs différents
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Viser les services en lignes et lutter contre les abus de position dominante
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La fiscalité entre dans le débat
Commentaires (28)
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Abonnez-vousLe 16/07/2014 à 11h09
Le 16/07/2014 à 11h30
Le 16/07/2014 à 11h35
Un opérateur peut faire ce qu’il veut avec les paquets qui transitent à l’intérieur de son réseau.
Mais quand ces paquets doivent en sortir, sa seule et unique obligation est de faire en sorte qu’ils arrivent le vite possible en sortir.
Si les interconnexions ne sont pas suffisantes, c’est surtout pour des questions d’économies.
Les fournisseurs de contenus ont besoin des FAI pour avoir des utilisateurs, et les FAI ont besoin des fournisseurs pour pouvoir vendre un accès utilisable.
Vu qu’ils se tirent dans les pattes, une mise à plat des législations (fiscale ou responsabilité) est à mon avis nécessaire, histoire de montrer que personne n’est privilégié, et que tout le monde joue au même jeu.
Si ça se fait, je pense que les conflits google/Free se régleront d’eux même.
Le 16/07/2014 à 13h24
Le 16/07/2014 à 13h33
Le 16/07/2014 à 14h10
Le 16/07/2014 à 14h18
Le 16/07/2014 à 14h50
Le 16/07/2014 à 15h17
Le 16/07/2014 à 17h24
Le 16/07/2014 à 17h56
Le 17/07/2014 à 07h42
@tazvld et Loninol: Je suis d’accord avec vous pour ce qui concerne les mail et la navigation WEB mais il n’y a pas que ça qui passe par internet. Pensez-vous que le téléphone ou le flux télé par exemple pourrait être soumis au même règle que les mail ? Il y a quand même un peu plus de nécessité d’avoir la réponse à votre question rapidement et pas dans 10 sec. Il s’agit du réseau internet qui nécessite un minimum de QOS et pas le service WEB.
Si à un endroit, il prend l’idée à suffisamment de personne de télécharger (légalement bien sur ;) ) un jeu de plusieurs 10aines de Go et donc d’approcher à cet endroit les limites de bon fonctionnement, doit on laisser faire l’anarchie en attendant que le FAI se décide à investir (et surement pas dès les premières saturations, il va attendre de valider le besoin … s’il le fait) ou, malgré tout, prioriser les flux qui nécessitent un minimum de bon fonctionnement au détriment des flux qui le nécessite moins (le téléchargement n’a pas vraiment besoin de grande qualité de rsx) ? Sans parler de donner la priorité aux paquets rsx dont le service associé (téléphone par ex) nécessite tout simplement un meilleur temps de traitement qu’un autre.
Le 17/07/2014 à 08h42
Le 17/07/2014 à 08h48
Le 16/07/2014 à 06h38
Enfin, il y a justement ces géants, qui souhaitent eux aussi un Internet.
Heureusement qu’ils souhaitent un Internet … il ne manque pas un mot ?
Le 16/07/2014 à 06h50
Bon article, et la proposition du Sénat semble cohérente, pour une fois que le domaine numérique n’est pas traité par des incompétents, on va en profiter " />
Le 16/07/2014 à 07h08
Bon article, et la proposition du Sénat semble cohérente, pour une fois que le domaine numérique n’est pas traité par des incompétents, on va en profiter
Je crois que justement c’est traité par des incompétents qui sont puissamment poussés par les lobbies.
Pour ma part je crains que trois voies s’offrent à nous :
1 - statu quo
2 - Fin de la neutralité, dans ce cas là google et tous les gros vont s’installer comme fournisseurs d’accès et on va assister à une sacrée fragmentation du réseau
3 - Certains services seront avantagés et on va avoir le droit à des glissement lobbyiste tel que la loi amazon, on menacera youtube de limiter son trafic si il diffuse un tel ou un tel, on n’affichera pas les sites des petites sociétés etc…
Si les investissements sont insuffisants c’est soit que les opérateurs font trop de bénéfices (qui a dit entente) soit que le prix de l’abonnement ne correspond pas à sa valeur réelle. Faire financer par les gros du net les tuyaux revient à faire payer la ligne par le client et pour le plus gros par de la publicité.
J’aimerais tout de même revenir sur le fait que les providers ont un rôle totalement artificiels et que ces goulots d’étranglements n’existent que pour des questions de facturation. Il serait tout à fait possible d’imaginer un réseau où on ne paie qu’un abonnement à la ligne téléphonique et que le reste soit compris dedans, surtout au prix actuel de l’abonnement. La mutualisation des investissements au lieu de leur fragmentation permettrait de couvrir largement tous les besoins d’investissement…
Le 16/07/2014 à 07h18
Heu… pourtant je n’arrive toujours pas à comprendre, la neutralité des réseaux est très simple :
Les paquets TCP UDP/IP naissent libres et égaux en droit quelque soit leur origine, leur protocole et leur destination.
Je ne vois pas ce que viens faire le reste. La neutralité des réseaux est un problème technique, pas géopolitique.
Problème de dimension du réseau : ben ça ralenti, c’est pas magique, c’est pas en privilégiant un paquet par rapport à un autre que ça va améliorer le trafic, ça risque même de l’empirer (CF : voie de bus/taxis à Paris).
Est ce à géant de payer pour redimensionner le réseau ? mais ne le font-il pas déjà en payant pour s’y connecter, comme nous, simple client de FAI ?
Le 16/07/2014 à 07h28
« une utilisation préférentielle d’une partie de la bande passante »
Ça existe ça en pratique ?
Moi je vois plutôt « une utilisation préférentielle de toute la bande passante ».
Le 16/07/2014 à 08h15
Le 16/07/2014 à 09h06
Faut quand même faire gaffe à ce que l’on arrive pas à une simplification du texte idéaliste qui donnerait que tout trafic est égal à un autre en tout point du réseau, sinon, le client moyen va se demander pourquoi la télé saccade quand il télécharge un truc…
On a besoin d’un transit de données neutre, mais aussi d’un peu d’intelligence dans les points de congestion (qui on l’espère se limiteront aux seules connexions des clients et capacités des serveurs en face, pas des tuyaux entre deux).
Si l’on ne veut pas du tout de priorisation dans le réseau, il faut un réseau à la hauteur, et ça c’est un investissement où il faut une répartition des revenus… L’approche fiscale est une solution globale, on taxe ceux qui génèrent un besoin de bande passante et on redistribue à celui qui construit le réseau (mais pas aveuglément non plus, sinon, on en fait des rentiers).
Le 16/07/2014 à 09h29
Le 16/07/2014 à 09h53
Faudrait juste leur rappeller qu’il ne peut y avoir de “gouvernance” du net. Le net n’a pas besoin d’être gouverné, et ne le sera pas.
Le 16/07/2014 à 09h54
Le 16/07/2014 à 10h22
Le 16/07/2014 à 10h23
Le 16/07/2014 à 10h54
Initiative plutôt positive de tenter de définir ce que doit être une neutralité du net. Reste à espérer que cela se concrétise dans la pratique.
Après, comme pour tout, restons vigilants.
Le 16/07/2014 à 10h55