Contrairement à ce que ses fondateurs laissaient entendre fin décembre, Substack (plateforme de gestion de newsletters) a annoncé modérer certaines publications promouvant l’idéologie nazie. Auprès de Next, des autrices qui ont quitté la plateforme ne se déclarent pas suffisamment convaincues pour y revenir.
Le mouvement des « Substackers contre les nazis » pourrait bien avoir remporté une victoire. Selon les informations de Casey Newton, journaliste qui, avec les plus de 172 000 abonnés* à sa newsletter Platformer, a créé l’une des plus larges communautés hébergées par Substack, l’entreprise supprimera certaines des publications soutenant le nazisme. Elle devrait aussi supprimer les comptes liés à plusieurs des newsletters qui promouvaient l’idéologie nazie.
Substack a déclaré que les contenus qui incluaient « des menaces crédibles de violence physique » seraient supprimés. L’entreprise, qui indiquait compter 20 millions d’abonnés actifs mensuellement et 2 millions d’abonnés payants en février 2023, a précisé que cette décision ne va pas à l’encontre de ses précédentes déclarations.
Moins de remous en France
En France, plusieurs newsletters à succès utilisent la plateforme (dans le domaine des finances personnelles, par exemple, Snowball revendique plus de 53 000 abonnés*, Plan Cash 21 000*). Pour autant, aucun mouvement similaire ne semble avoir démarré (plusieurs auteurs contactés n’ont pas répondu à l’heure de publier ces lignes, l’article sera mis à jour le cas échéant).
Cela dit, plusieurs autrices d’infolettres ont tout de même changé d’éditeur dans les derniers jours. Auprès de Next, l’écrivaine Pauline Harmange explique son choix par une lassitude de « tous ces réseaux les plus connus, qui sont gérés par des méga corporations américaines, et qui se cachent derrière le premier amendement de la Constitution américaine sur la liberté d’expression ». Cela l’agace car « ça prend tout l’espace dans les débats sur la modération, alors que ça ne correspond même pas aux lois en vigueur en France et en Europe ».
Journaliste et blogueuse, Pauline Le Gall explique avoir jusqu'ici peu interrogé les pratiques des éditeurs de plateformes numériques qu’elle utilise. « Myspace, Tumblr, je les utilisais sans trop me poser de questions. Mes lectures sur l’éthique de la tech et les récentes évolutions chez Twitter m’y ont rendue plus sensible. » Pour elle, choisir un éditeur qui ne relativise pas les discours nazis, « c’est un peu comme faire des petits gestes en matière d'écologie » : ça ne paraît jamais suffisant, mais ça obéit à un souci de consommation éthique.
Substack tente d’abord la non-intervention
Il y a deux semaines, nous vous résumions cette affaire qui agitait avant tout la communauté américaine des internautes utilisant Substack. Après que le journaliste Jonathan M. Katz a démontré que la plateforme hébergeait des newsletters promouvant des idées nazies et en tirait profit, près de 250 autrices et auteurs s’était joints au mouvement de protestation, appelant les fondateurs du site à respecter leurs propres conditions d’utilisation. Auprès de NBC News, des auteurs ont aussi rapporté que leurs lecteurs leur demandaient des comptes.
En face, une autre lettre signée d’une centaine de noms, dont ceux d’auteurs comme la journaliste Bari Weiss (330 000 abonnés*) ou le scientifique Richard Dawkins (21 000 abonnés*) les appelaient à poursuivre leur logique de non-intervention. Le 21 décembre, Hamish McKenzie avait déclaré que ses co-fondateurs et lui « n’aim[aient] pas non plus les nazis », mais qu’ils considéraient que « la censure (y compris par la démonétisation des publications » ne ferait pas « disparaître le problème – en fait, elle l’aggrave ».
Une position qui non seulement n’avait pas convaincu les protestataires, mais avait aussi poussé de nouvelles personnalités, dont la romancière Margaret Atwood, à prendre la plume sur le sujet. Certains des auteurs états-uniens les plus en vue de la plateforme, dont Casey Newton ou sa collègue Anne Helen Petersen (plus de 65 000 abonnés* à Culture Study en 2022), ont déclaré utiliser la force de leur plateforme pour tenter de faire évoluer la position d’Hamish McKenzie, Chris Best et Jairaj Sethi, voire envisager de changer de service.
Dans une récente édition de Platformer, Casey Newton rappelle en effet que Substack n’est plus un simple outil d’édition. En ajoutant des logiques de recommandations de lettres susceptibles d'intéresser l'internaute et des fonctionnalités comme Notes, qui invitent à l’interaction entre auteurs, le service s’est de plus en plus mis à ressembler à un réseau social.
Avec ce tournant, vient l’analyse des liens entre liberté d’expression (free speech) et liberté d’exposition ou de recommandation (free reach) : même au prisme de la loi américaine, chacun peut dire ce qu’il souhaite. Cela n’implique pas pour autant que les autres, et notamment les entreprises de la tech, leur tendent le micro, voire leur permettent de monétiser des propos haineux et de toucher de nouveaux publics. Facebook, YouTube et la plupart des réseaux sociaux ont mis en place des mesures de réduction de l'attention que peuvent obtenir les publications les plus extrémistes, qui varient de la modération pure à la difficulté de monétiser.
Une multiplicité d’acteurs
En parallèle de ces discussions, et parfois influencés par les départs de leurs lecteurs, plusieurs auteurs ont donc quitté Substack. C’est le cas de la développeuse et critique reconnue du monde des cryptos Molly White, ou du spécialiste des médias et des cultures numériques Rusty Foster.
En France, c’est aussi le choix qu’a fait Pauline Harmange, qui déclare tirer le tiers de ses revenus annuels de sa newsletter Un invincible été (4 700 abonnés). « Au départ, j'avais peur de les perdre et que cela me pénalise. Et puis j’ai vu d’autres autrices de newsletters partir, alors j’ai cherché des solutions adaptées. »
Où va-t-on, quand on veut déménager des abonnés gratuits et payant ? Outre les mastodontes comme Mailchimp, les prestataires se sont multipliés au fil des années. Ainsi de Kessel, qui se vend comme un quasi-clone francophone de Substack et travaille en partenariat avec Brevo (anciennement Sendinblue, lui aussi français), de Buttondown, dont l’approche respectueuse de la vie privée en séduit plus d’un, ou de Beehiiv, créée par plusieurs ex-employés de la newsletter à succès Morning Brew.
Pour World of Pauline Lewis, Pauline Le Gall a opté pour ce dernier en raison de sa « simplicité de prise en main ». Pauline Harmange, elle, se tourne vers Buttondown pour l’indépendance que la plateforme lui apporte.
Le revirement des fondateurs de Substack les fera-t-il retourner d’où elles sont venues ? La réponse est non. Pour Pauline Harmange, « c’est très bien que des gens avec des communautés influentes fassent pression pour que les logiques de modération évoluent », mais le problème se situe ailleurs, dans les débats plus larges sur la modération. Or, pour elle : « ce n’est pas parce que quelque chose est légal que c’est moralement acceptable. »
Pauline Le Gall compare, elle aussi, la situation de la plateforme de newsletters à celle des réseaux sociaux. « C’est complexe, parce que pour mon travail, j’ai besoin d’espaces où publier. Mais j’ai déjà quitté Twitter, même si j’y avais pas mal de followers. » Dans le cas de Substack, elle a facilement trouvé une alternative où déménager sa communauté, ce qui l’a incitée à sauter le pas.
*Les chiffres suivis d'un astérisque concernent des sommes d'abonnés gratuits et payants.
Commentaires (11)
#1
La modération et le champ d'action de celle-ci dépendra toujours des impacts financiers associés: ici c'est le départ d'auteurs et de lecteurs qui a obligé Substack a change de politique, pas une subite prise de conscience morale.
Il est donc important de rappeler que chacun est responsable de ses choix: critiquer la politique d'une plateforme mais continuer de s'y rendre ne sert à rien à part peut être se donner bonne conscience: seuls les actes comptent.
Si des plateformes trouvent un business model pour diffuser du contenu limite, haineux ou dégradant: elles continueront d'exister mais pour un "public" de niche.
#2
#3
#3.1
#3.2
Celle du pays où est l'hébergement ou celle du pays où on lit les écrits quand les 2 lois sont différentes ?
Édit :
Mais de toute façon, ce n'était pas un problème légal qu'il voulait régler avec l'auto-hébergement et le sujet de l'article n'est pas non plus un problème légal (site des USA avec des utilisateurs nazis US ce qui est légal là-bas tant qu'ils ne franchissent pas certaines limites bien plus permissives que chez nous).
#3.3
Ce que tu règles en auto-hébergeant c'est la dépendance à une structure commerciale qui :
- ou bien ne respecte pas tes valeurs en laissant libre cours aux nazis sur leur plateforme
- ou bien, si c'est toi le nazi, risque de te couper de ton "audience" en appliquant une politique de modération à géométrie variable dépendant de l'humeur du moment, de la météo, de l'age du capitaine, voir même de la loi (et ça n'est pas qu'ironique, on a vu à quel point c'était galère et celles et ceux qui gèrent des instances Mastodon, même petites, savent que c'est pas facile).
Et de toute façon l'auto-hébergement te permet aussi et surtout de ne pas subir l'emmerdification de la plateforme (enshittification au sens de Cory Doctorow).
J'ai pas abordé le coût (financier, technique, charge mentale,etc...) de faire ça soit même. Il est conséquent.
#3.4
Tu as sûrement voulu dire "une structure commerciale qui applique la loi en ne laissant pas des nazis libres d'exposer leur idées chez elle" ? Ces fautes de frappe, un vrai fléau, c'est triste :(
L'auto-hébergement ne change rien: les propos nazis sont tout aussi illégaux, peu importe que ce soit hébergé chez toi ou chez XYZ.
#3.5
A la limite, en rendant le contenu inaccessible dans le pays en question (autrement on devrait tous suivre les lois émises par les pires dictatures), mais on sait le caractère très inefficace des mesures de blocage.
#3.6
Mais quand la loi du pays d'hébergement est plus permissive que la loi du pays de consultation, ça devient compliqué.
Pour faire obliger par la justice l'hébergeur dans son pays, dans les accords internationaux, il faut que la loi du pays de consultation existe dans les même termes dans le pays de l'hébergeur. C'est donc problématique dans le cas où l'hébergeur est aux USA et la consultation en Europe quand il s'agit de la liberté d'expression (au sens des USA, donc très large y compris pour des propos soutenant l'idéologie nazi).
On ne pourra jamais faire interdire la publication de tels propos sur une plateforme US. Il reste alors 2 solutions :
- si l'hébergeur a une présence dans l'UE (c'est le cas de tous les gros GAFAM et autres), on a une décision de justice (ou administrative) qui interdit que le contenu illégal soit accessible et l'hébergeur fait du géo-blocage (par les IP) et c'est l'entité présente dans l'UE qui est obligée d'appliquer la décision.
- si l'hébergeur n'a pas de présence dans l'UE, le seul blocage possible est celui qui s'impose aux Fournisseurs d'accès à Internet voire moteurs de recherche. On sait ces mesures sont contournables (mais cela ne les rend pas inefficaces comme tu le dis : plein de gens ne savent pas les contourner ou ne font pas l'effort de le faire). On a vu récemment apparaître des demandes aussi auprès des principaux fournisseurs de service DNS, ce qui va fortement renforcer l'efficacité de ces décisions, tout le monde ne pourra pas héberger son serveur DNS chez lui.
#4
#4.1