Réforme constitutionnelle : la majorité tente un tour de passe-passe sur les données personnelles
Le domaine des Dieux
Le 10 juillet 2018 à 13h43
5 min
Droit
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Plutôt qu’une « charte du numérique », la majorité entend faire entrer la protection des données personnelles à l’article 34 de la Constitution, lequel définit les sujets relevant du domaine de la loi. Cette réforme risque toutefois de se révéler purement symbolique.
Alors que des députés de nombreux bords – jusqu’au sein du Modem et de LREM – plaident pour l’introduction d’une charte des droits et libertés numériques dans le bloc de constitutionnalité, la majorité ne semble pas prête à lâcher beaucoup de lest.
« Cette charte numérique contient des sujets qui ne font pas consensus, comme la neutralité du Net », soutient aujourd’hui le député Sacha Houlié, chargé de coordonner la réforme constitutionnelle au sein du groupe LREM. Dans une interview à Contexte, l’élu explique que la commission des affaires culturelles de l’Assemblée nationale craint d'autre part que ce texte empêche notamment de légiférer contre les « fake news ».
La majorité s’apprête à dire non à la « charte du numérique »
Comme en commission, fin juin, Sacha Houlié insiste sur le fait que les parlementaires seraient « incapables de prédire les évolutions du numérique dans les dix prochaines années ».
« Beaucoup de sujets numériques relèvent du droit européen, poursuit-il, avec des règlements qui s’imposent. Comment ferons-nous si, dans dix ans, un règlement européen est en contradiction avec la charte du numérique ? La Constitution devra être révisée. Ce qui posera de sérieux problèmes politiques. »
#RéformeConstitutionnelle "Nous comptions bien continuer en séance à partir du 10 juillet à enrichir le texte, notamment sur la protection des données personnelles et l'évaluation du travail parlementaire" #DirectAN pic.twitter.com/XElMmd0R7M
— Députés LaREM (@LaREM_AN) 5 juillet 2018
La majorité souhaite néanmoins « inscrire la protection des données personnelles à l’article 34 de la Constitution, pour que ce sujet relève du champ de la loi ». D’après Sacha Houlié, « les choses sont mûres pour avancer » sur ce dossier.
En creux, l’on comprend donc qu’il n’en va pas de même pour la neutralité du Net, le droit d’accès aux informations publiques ou à l’éducation au numérique, qui étaient notamment abordés dans le projet de charte porté par Paula Forteza.
Faire de la protection des données personnelles un domaine relevant du législateur
Les rapporteurs Richard Ferrand (LREM) et Marc Fesneau (Modem) viennent ainsi de déposer un amendement, soutenu par les députés de la majorité, pour confier expressément au législateur le soin de « fixer les règles » concernant « la protection des données à caractère personnel ».
Historiquement, l’article 34 de la Constitution liste les domaines dans lesquels les parlementaires sont compétents, tandis que l’article 37 prévoit que pour tous ceux non énumérés, le gouvernement peut donc intervenir par voie réglementaire (décrets).
« On restera au même niveau de protection »
« Cet amendement ne changera rien », prévient toutefois la professeure de droit public Roseline Letteron, contactée par nos soins. « L'article 34 de la Constitution dit que le législateur est compétent pour toutes les « garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques ». Or, la protection des données personnelles est une liberté publique rattachée par le Conseil constitutionnel à la vie privée », explique la juriste.
Introduire explicitement la protection des données personnelles au sein de la liste des domaines relevant de la loi serait ainsi « parfaitement redondant ». Roseline Letteron estime en effet qu’en « termes de droit positif, on restera au même niveau de protection ».
« Ce qu'il faudrait intégrer dans la Constitution, c'est la notion d'Habeas Data, c'est-à-dire rattacher la protection des données au principe de sûreté garanti par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Cela imposerait la compétence du juge judiciaire en cas d’atteinte à la protection des données personnelles, ce qui serait plus utile » fait valoir Roseline Letteron.
« Ça ressemble à une belle opération de communication », nous glisse au passage un bon connaisseur du dossier.
D’autres propositions d’extension du domaine de la loi
Différents députés ont par ailleurs déposé des amendements afin d’élargir la compétence du législateur à plusieurs domaines en lien avec le numérique (toujours au travers de l’article 34 de la Constitution).
Paula Forteza et Éric Bothorel (LREM) souhaitent par exemple que le Parlement fixe les règles concernant :
- « Le principe de neutralité des réseaux et services numériques »
- « La protection des données à caractère personnel et le contrôle de leur usage »
- « Le droit d’accès et de réutilisation des informations publiques »
- « L’éducation et la formation au numérique »
Le groupe Nouvelle Gauche a déposé un amendement allant dans le même sens, conformément aux conclusions du groupe de travail Assemblée/Sénat sur les « droits et libertés constitutionnels à l'ère numérique ».
Delphine Batho (ex-PS) propose de son côté que le législateur soit compétent en matière de « droits » et « garanties fondamentales accordés aux citoyens pour l’exercice de la souveraineté numérique et la protection de leurs données personnelles ».
Les débats sur le projet de loi de réforme constitutionnelle débuteront cet après-midi, aux alentours de 16h30 (et pourront être suivis en direct depuis le site de l'Assemblée nationale). Ils devraient durer au moins jusqu’à la semaine prochaine.
Réforme constitutionnelle : la majorité tente un tour de passe-passe sur les données personnelles
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La majorité s’apprête à dire non à la « charte du numérique »
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Faire de la protection des données personnelles un domaine relevant du législateur
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« On restera au même niveau de protection »
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D’autres propositions d’extension du domaine de la loi
Commentaires (14)
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Abonnez-vousLe 10/07/2018 à 14h05
« Beaucoup de sujets numériques relèvent du droit européen, poursuit-il, avec des règlements qui s’imposent. Comment ferons-nous si, dans dix ans, un règlement européen est en contradiction avec la charte du numérique ? La Constitution devra être révisée. Ce qui posera de sérieux problèmes politiques. »
Ca a posé problème jusqu’à présent? " />
Le 10/07/2018 à 14h10
il semble aussi dire que la France n’a pas voix au chapitre au niveau européen sur ce genre de question.
Ça ressemble (encore) à un argumentaire du type “l’Europe cette entité sauvage et en roue libre qui nous impose des trucs à l’insu de notre plein gré” pour justifier qu’il est urgent de ne rien faire (après je ne suis pas convaincu de la portée réelle qu’aurait une telle charte en tant que bloc constitutionnel mais c’est une autre histoire.)
Le 10/07/2018 à 14h25
Sous prétexte qu’un domaine est en partie de la compétence de l’UE et que ça risque d’évoluer on refuse de faire entrer un principe comme la neutralité du net dans la constitution et, deux lignes plus bas, on décide de faire figurer une ligne sur la protection des données qui est également une compétence de l’UE. Alala, la cohérence des arguments !
Si vous vouliez une preuve que le principe de neutralité du net n’est pas acquis, en voilà une.
Le 10/07/2018 à 14h50
Le 10/07/2018 à 14h58
dur….dur, d’instaurer “cette Neutr. du Net” (soupir) !!!
Le 10/07/2018 à 15h38
Le 10/07/2018 à 17h16
Merci à Next inpact de donner l’avis de spécialistes en droit constitutionnel car ça éclaire les débats. Quand on écoute les députés, les rapporteurs, etc, il y aura bientôt tellement de redondance et de précisions peu pérennes dans le droit constitutionnel qu’on sera obligé de passer directement à la VIe République (ou à un autre régime politique que la république). Si la France ne change pas de régime, c’est pas tous les 10 ans qu’on fera des révisions constitutionnelles, ce sera bientôt tous les 5 ans. :-/
Le 10/07/2018 à 17h23
Pourtant l’argument est cohérent : si l’UE développe des règles différentes de ce qui est écrit dans la constitution française, le principe développé dans la constitution devient caduque. Donc soit la France demande à quitter l’UE, soit à terme la France modifie sa constitution.
De toute manière la protection des données personnelles est déjà de la compétence du législateur (et pas de l’exécutif), donc cette modification de l’article 34 ne sert à rien (comme expliqué dans l’article de Next inpact).
Le 10/07/2018 à 20h52
Le 11/07/2018 à 07h34
Oui donc si l’UE décide de changer de politique en matière de protection des données personnelles (ce qui est peu probable je le concède), il faudra modifier la constitution, exactement la même situation que pour le principe de la neutralité du net (s’ils avaient décider de l’inscrire dans la constitution). Son argument contre l’inscription de la neutralité du net se retourne contre lui lorsqu’ils souhaitent faire leur tour de passe-passe en inscrivant le principe de protection des données.
Le principe de neutralité du net est à mon sens un corollaire de la liberté d’expression et de tous les droits qui en découlent, les députés n’auraient pas pris un grand risque à l’inscrire dans la constitution à part s’ils souhaitent y toucher ultérieurement.
Le 12/07/2018 à 04h10
Le problème, c’est que changer la constitution ce n’est pas un processus simple
Il faut:
Donc, si un règlement européen, rend caduque notre constitution, il faut passer par tout ce processus, c’est un peu lourd…
Le 12/07/2018 à 05h39
Il s’agit d’inscrire des choses dans le bloc de constitutionnalité. Or c’est la partie dans la hiérarchie des normes que la France considère au dessus des réglements et traités internationaux. On est dans de la bidouille pour passe outre les réglements européens.
Le 12/07/2018 à 07h04
Ben oui mais du coup si les règlements européens changeaient cela veut dire que la charte française du numérique l’emporterait, donc que l’on ne respecterait pas ces nouveaux règlements
Du coup que faudrait-il faire ?
Ou alors il faudrait anticiper et bloquer toute évolution des règlements qui ne soit pas compatible avec notre constitution (Pas sur que nos partenaires européens apprécient)
Un peu lourdingue comme situation…
C’est bien plus pertinent d’utiliser la loi pour ce genre de sujet, vu que c’est plus facile à changer (Le parlement passe son temps à voter des lois pour adapter des directives, le processus est rôdé)
Le 16/07/2018 à 10h30
Cette réforme constitutionnelle ressemble de plus en plus à un texte fourre tout où l’on cherche à mettre un peu de tout pour que chacun y trouve son compte quitte a avaler une ou deux couleuvres. Sauf que les couleuvres sont pour nous.
On ne peut pas réviser notre constitution avec autant de légèreté. Chaque modification devrait donner lieu à un vote distinct. On doit pouvoir être d’accord sur certain articles mais pas d’autres. Et si M. Houlié n’a pas envie de certaines modifications, qu’il propose un référendum pour en décider, ce n’est pas l’avenir des envies d’un homme qui est en jeu, c’est l’avenir de notre pays, c’est notre avenir, c’est l’avenir de nos enfants.