Pour la justice européenne, la violation d’une licence de logiciel est une contrefaçon
Clause toujours !
Le 31 décembre 2019 à 13h38
8 min
Droit
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Le 18 décembre dernier, la Cour de justice a tranché une épineuse question : la violation d’une licence de logiciels relève-t-elle de la contrefaçon ou bien du droit des contrats ? L’affaire opposait la société IT Development à Free Mobile.
Les relations entre ces deux sociétés étaient nées le 25 août 2010. IT Development avait alors consenti à Free Mobile une licence pour ClickOnSite, son progiciel lui permettant de suivre le déploiement des antennes de téléphonie.
Cinq ans plus tard, le couple se brise. La petite entreprise, défendue par Me Bernard Lamon, attaque son cocontractant devant le tribunal de grande instance de Paris. Après saisie-contrefaçon, soit une forme de perquisition privée faite sous contrôle du juge, elle reproche à Free d’avoir modifié son logiciel en lui ajoutant notamment des formulaires. Or, la licence lui interdisait pareilles opérations. Évidemment, un contrat autorisant ce type de modifications est monnayé bien plus cher qu’un document équivalent laissant ce privilège au seul auteur.
Free Mobile avait au contraire estimé ces demandes irrecevables et non fondées. Et bien lui en a pris, puisque le TGI a suivi ses prétentions : l’action en contrefaçon, fondée donc sur une responsabilité délictuelle, était à ses yeux impossible. En d’autres termes, seule une action fondée sur la responsabilité contractuelle pouvait être engagée.
Le litige fut porté en appel mais la cour a saisi la Cour de justice de l’Union européenne d’une question épineuse.
Le résumé dressé par la CJUE porte l’enjeu du débat. En droit français, d’une part, « une personne ne peut voir sa responsabilité contractuelle et sa responsabilité délictuelle engagées par une autre personne pour les mêmes faits ». D’autre part, « la responsabilité délictuelle est écartée au profit de la responsabilité contractuelle dès lors que ces personnes sont liées par un contrat valable et que le dommage subi par l’une d’entre elles résulte de l’inexécution ou de la mauvaise exécution de l’une des obligations du contrat ».
Un droit européen silencieux quant aux modalités formelles
La difficulté est que dans le droit interne, « il n’existe aucune disposition selon laquelle une contrefaçon ne saurait exister lorsqu’il y a un contrat liant les parties ». De plus, le droit européen prévoit que le droit à réparation s’applique « à toute atteinte aux droits de propriété intellectuelle, sans distinguer selon que cette atteinte résulte ou non de l’inexécution d’un contrat ».
En clair, se pose une sérieuse problématique d’aiguillage entre deux actions concurrentes sur laquelle le droit européen manquait de précisions. Le point est important puisque les cas de violation de licence sont extrêmement nombreux : utiliser un logiciel au-delà de la période d’essai, dépassement du nombre d’utilisateurs autorisés, modification du code source du logiciel…
La CJUE s’est focalisée sur le seul dernier point, objet du contentieux.
La juridiction européenne rappelle un principe né du droit de l’Union : l’interdiction de modifier un code source relève bien du droit d’auteur. Faute de nuance dans la directive de 2009 sur les programmes d’ordinateur, cette question est indépendante de savoir si cette atteinte relève ou non du contrat de licence.
Dit autrement, en cas de violation du droit d’auteur, il y a toujours contrefaçon. Et la directive de 2004 relative au respect des droits de propriété intellectuelle prévoit bien un droit à réparation de « toute atteinte aux droits de propriété intellectuelle » :
«Il ressort du libellé de cette disposition, en particulier de l’adjectif « toute », insiste la cour, que cette directive doit être interprétée en ce sens qu’elle couvre également les atteintes qui résultent du manquement à une clause contractuelle relative à l’exploitation d’un droit de propriété intellectuelle, y compris celui d’un auteur d’un programme d’ordinateur ».
Un haut niveau de protection, des voies de recours efficaces
Pour s’en convaincre, la cour a rappelé que la directive de 2004 exige « un niveau de protection élevé, équivalent et homogène de la propriété intellectuelle dans le marché intérieur », de sorte que « le champ d’application de cette directive doit être défini de la manière la plus large possible afin d’y inclure l’ensemble des droits de propriété intellectuelle couverts par les dispositions du droit de l’Union en la matière ou par la législation nationale de l’État membre concerné ».
La jurisprudence de la même cour en a déjà déduit qu’il convenait de prévoir « des voies de recours efficaces destinées à prévenir, à faire cesser ou à remédier à toute atteinte à un droit de propriété intellectuelle existant ».
La même directive, lue par la juridiction, pose aussi qu’un titulaire de droits d’auteur « a qualité pour demander l’application des mesures, procédures et réparations qu’elle vise ». Dès lors, « la possibilité d’effectuer une telle demande n’est soumise à aucune limitation en ce qui concerne l’origine, contractuelle ou autre, de l’atteinte à ces droits ».
Dans sa décision, la CJUE en arrive donc à la conclusion qu’en cas de violation d’une telle clause de contrat de licence d’un programme d’ordinateur, il y a atteinte aux droits de propriété intellectuelle.
Une marge de manoeuvre des États membres
Alors, certes, la directive ne fixe pas les modalités pratiques du droit à réparation des titulaires, mais cela signifie en conséquence que les États membres disposent d’une marge de manœuvre pour les fixer, notamment s'agissant de la « nature, contractuelle ou délictuelle, de l’action dont le titulaire de ceux-ci dispose ».
Cependant, peu importe ces choix internes, « les mesures, procédures et réparations nécessaires pour assurer le respect des droits de propriété intellectuelle doivent être loyales et équitables, ne doivent pas être inutilement complexes ou coûteuses et ne doivent pas comporter de délais déraisonnables ni entraîner de retards injustifiés ».
Bien plus, ces mesures « doivent également être effectives, proportionnées et dissuasives et être appliquées de manière à éviter la création d’obstacles au commerce légitime et à offrir des sauvegardes contre leur usage abusif ».
Au final, la CJUE en déduit que « l’application d’un régime de responsabilité particulier ne devrait cependant en aucun cas constituer un obstacle à la protection effective des droits de propriété intellectuelle du titulaire des droits d’auteur de ce programme ». Un titulaire de droits « doit pouvoir bénéficier des garanties prévues par cette dernière directive, indépendamment du régime de responsabilité applicable selon le droit national ».
Quelles conséquences en droit interne, en particulier pour le logiciel libre ?
L’affaire devra être interprétée par les juridictions internes, mais on peut en déduire que l’auteur qui se prétend victime d’une violation de ses droits pourrait user de la saisie-contrefaçon par huissier, si elle permet d’assurer au mieux ses intérêts. De même, la loi du 11 mars 2014 renforçant la lutte contre la contrefaçon a démultiplié les leviers pour permettre à la victime d’obtenir davantage de dommages et intérêts. Elle oblige le juge à prendre en considération « distinctement » :
- « Les conséquences économiques négatives de la contrefaçon, dont le manque à gagner et la perte subis par la partie lésée »
- « Le préjudice moral causé à cette dernière »
- « Les bénéfices réalisés par le contrefacteur, y compris les économies d'investissements intellectuels, matériels et promotionnels que celui-ci a retirées de la contrefaçon ».
Et à titre d'alternative, la victime peut demander une somme forfaitaire si le calcul lui est plus favorable. Cet arrêt pourrait aussi améliorer la défense des auteurs de logiciels libres dans la défense leurs intérêts, avec plus d’armes disponibles quand bien même le litige serait né d’une violation de la licence.
« Cette décision de la CJUE sera sans doute au centre des suites du procès entre Orange et la société Entr'ouvert, éditrice de la bibliothèque libre Lasso » réagit en ce sens l’April, l’association pour la promotion du logiciel libre. « [Elle] a assigné en 2011 la société Orange en contrefaçon de droit d’auteur, pour non-respect de la licence libre GNU GPL version 2 sous laquelle était diffusée la bibliothèque libre Lasso (…) Dans une décision en date du 21 juin 2019, le TGI de Paris a jugé le litige uniquement sur le fondement de la responsabilité contractuelle et a débouté la société Entr'ouvert ».
Pour la justice européenne, la violation d’une licence de logiciel est une contrefaçon
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Un droit européen silencieux quant aux modalités formelles
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Un haut niveau de protection, des voies de recours efficaces
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Une marge de manoeuvre des États membres
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Quelles conséquences en droit interne, en particulier pour le logiciel libre ?
Commentaires (14)
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Abonnez-vousLe 31/12/2019 à 14h03
Hier, on apprenait que la Cour de Cassation, aux ordres de la SACEM et ses complices, déclarait que les « ayants tous les droits » pouvaient parfaitement s’asseoir sur les droits conférés par les licences libres et réclamer de l’argent aux nom de droits d’auteurs qui ne sont pas membres de ces organismes (en opposant aux dits auteurs un pacte faustien les obligeant à s’inscrire au sein de ces organismes s’ils veulent percevoir les miettes de ces sommes récoltées, peu lui important le fait que ces auteurs aient sciemment choisi de ne pas en être membres pour ne pas que ces organismes se fassent de l’argent sur leur dos).
Aujourd’hui, la CJUE confirme que la violation des termes des contrats de licence (y compris les licences libres) constitue un acte de contrefaçon (mais seulement sur le seul domaine du logiciel ?). Ce que font donc typiquement SACEM & Cie avec les musiques utilisées sous licence libre par St-Maclou.
Je rêve éveillé, mais purée, y a pas moyen de renvoyer ces voleurs dans les cordes une bonne fois pour toutes, avec ça ???
Le 31/12/2019 à 16h17
Aucune idée.
Je n’arrive pas du tout à me projeter dans les conséquences (innombrables) de cette décision, par ailleurs extrêmement rigoureuse du point de vue du droit.
Est-ce une bonne chose ? Une mauvaise chose ? Que de pouvoir balancer une action en contrefaçon à la moindre violation de licence ?
J’aurais tendance à dire que économiquement et sociétalement c’est une mauvaise chose, notamment parce que les conditions contractuelles sont souvent foireuses de la part d’un éditeur propriétaire et qu’il sera pour autant très difficile de les faire qualifier d’abusives (entre professionnels j’entends).
Après, quand on voit l’escroquerie intellectuelle monstrueuse de l’arrêt de la cour de cass reporté hier, perso je suis tout de même heureux de voir que des juges sont encore capables d’appliquer le droit, et rien que le droit, en mettant de côté toute autre considération qui les ferait déborder de leur rôle.
Le 31/12/2019 à 16h37
modification du code source du logiciel…
La CJUE s’est focalisée sur le seul dernier point, objet du contentieux.
Encore faut-il définir ce qu’est le code source.
Dans le cas précis, d’après les précédents articles, il pourrait s’agir de données associées au programme, et potentiellement spécifiques au client, ce qui pourrait être assimilé à de la configuration.
Le 31/12/2019 à 18h48
Élection d’une majorité de gens voulant dissoudre la sacem et cie." />
Le 31/12/2019 à 23h59
Le 01/01/2020 à 11h44
Pour en revenir au sujet, j’avais compris que free avait simplement ajouté des formulaires donc j’en avais déduit qu’il s’agissait d’ajouter des données dans certaines tables d’une base de données.
Je me pose donc deux questions:
Personnellemen, j’estime que la structure d’une base de donnée est difficement assimilable à un logiciel mise à part les fonctions, les déclencheurs et les procédures stockées qui contiennent de fait des instructions.
De même, l’ajout de données dans une base ou l’ajout de fichiers dans la structure d’une appli web, tant côté serveur que client constitue une simple extension dans la mesure où cela ne nécessite aucune modification d’une quelconque ligne de code.
Je pense donc que la limite entre modifidation peut se baser sur la présence d’une altération des fichiers contenant du code et uniquement ceux-là.
Le 01/01/2020 à 11h52
Vu que l’édition ne fonctionne pas du tout sur téléphone ou tablette android, voici ma dernière phrase corrigée:
Je pense donc que la limite entre modification illégale et extension légitime peut se baser sur la présence d’altérations dans des fichiers contenant du code et uniquement ceux-là.
Le 01/01/2020 à 14h39
Bien généralement, la structure de la base de données est créée via un script, qui lui fait bien partie du code source. S’il y a altération de la structure, on peut assimiler cela à une altération du script et donc du code source.
Si un logiciel charge un répertoire de plugins, tu peux créer un plugin pour ajouter des fonctionnalités sans altérer le code source. Tu altères tout de même le comportement du logiciel, c’est ca qu’il faut regarder.
Le 01/01/2020 à 23h06
La fameuse directive :
Article premier
Objet de la protection
Sans société de gestion des droits encore faut-il démontrer l’originalité du code, devant le juge, qui n’aura certainement pas les moyens de reconnaître l’originalité plaidée par la société réclamant dommage. ..
Je trouve cela comique de ne pas rappeler cette nécessité…
Le 02/01/2020 à 08h39
Dans le cas d’une base de données, les instructions sql pour la bâtir sont difficilement originaux. Pareil pour les types de données et les noms des champs. L’originalité ne peut y exister que dans les fonction, procédures stockées et déclencheurs. Et encore, cela sera difficile car les règle de maintenabilité font que l’on converge souvent sur les mêmes résultats.
Le 02/01/2020 à 09h30
D’autant plus qu’un logiciel, pour être mis en œuvre (aka utilisable), est en réalité “produit” en série par les clients et non l’auteur du logiciel qui distribue de plus en plus rarement une galette…
On va donc créer une exception spécifique pour la copie rendant artificiellement opératoires les licences par poste tout comme l’exception pour “copie technique” d’internet qui permet aux FAI de ne rien payer au titre du transport des œuvres ? " />
Allons…
Le 02/01/2020 à 10h56
Je pense que c’est plutôt un arrêt qui va dans le bon sens (Le sens des développeurs au sens large). Quelque soit les termes du contrat, les dispositions du droit d’auteur ont force dessus.
Ça peut permettre à des sociétés de gestion du libre de forcer l’application des licences plus facilement puisque la violation ne sera plus du droit contractuel mais du droit délictuel dans lequel les actions sont plus fortes généralement.
Le 02/01/2020 à 11h24
Je suis d’accord avec toi sur ce point.
Et là, sachant le poids des plus grands éditeurs proprio face au “poids” de la plupart de leurs utilisateurs…
Ça revient à attendre en espérant qu’une boîte maousse type Alstom, Boeing ou Total s’amuse à aller intenter une action à Microsoft/Apple/Google/IBM/Oracle/whatever pour faire reconnaître une clause comme invalide ET que ça prenne pas 10 ans ET que ce soit une clause de contrat standard (pas forcément gagné) ET que l’éditeur trouve pas une finesse pour modifier à minima la clause et relancer tout le tintouin.
Bref, c’est pas crédible.
C’est pour ça que je suis mitigé : la CJCE a suivi et appliqué correctement le droit, mais à mon sens ça ne fait que mettre en exergue de manière encore plus criante l’inadéquation du droit de la PI appliqué à du code source de logiciel tel qu’actuellement (rien que la durée de protection pour commencer d’ailleurs, qui devrait être grand max la même que pour un brevet… Mais je m’égare)…
Le 03/01/2020 à 18h31
Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas mettre sous licence un modèle et/ou un schéma de données, puisqu’il fait partie intégrante du fonctionnement de la solution. Dans certaines applications, il en est même le cœur.