Le rachat de Time Warner Cable par Comcast, première victime de la neutralité du Net ?
No, you can’t
Le 28 avril 2015 à 12h30
13 min
Internet
Internet
Le régulateur américain des télécoms, la FCC, a refusé le projet de rachat de Time Warner Cable par Comcast pour 45 milliards de dollars. Un coup dur pour les deux câblo-opérateurs, qui auraient sûrement gagné un monopole sur certaines régions. Cet abandon par Comcast serait la première conséquence de la nouvelle politique de la FCC et de son président, Tom Wheeler.
L’un des plus gros rachats de l’histoire américaine des télécoms a été bloquée. Vendredi 24 avril, le premier câblo-opérateur américain, Comcast, a annoncé qu’il abandonnait le rachat de Time Warner Cable (TWC), deuxième du marché, pour 45 milliards de dollars. Le fournisseur d’accès Internet et de télévision par câble n’a pas eu l’aval du régulateur des télécoms, la FCC, et de la division antitrust du Département de Justice. La raison : le risque de monopole que pose la fusion des deux géants des télécoms, qui couvrent les États-Unis sans vraiment se faire concurrence.
Pour le site spécialisé FierceCable, il s’agit de « l'un des accords les plus importants et plus controversés de l'histoire des infrastructures médiatiques » dont l’issue ne faisait plus de doute après les fuites d’informations sur l’enquête ces dernières semaines. Plusieurs articles, citant les avocats du Département de Justice, estimaient que les inquiétudes étaient trop grandes pour que le « deal » soit validé. Selon le New York Times, l’ensemble aurait contrôlé environ 40 % de l’accès Internet dans le pays... Voire 57 % selon le Wall Street Journal. Une paille.
Ce rachat a provoqué une levée de boucliers un peu partout dans l’espace public américain : parmi les groupes d’intérêts, les politiques et les concurrents, que l’ensemble des deux plus gros câblo-opérateurs aurait sûrement écrasé. Une partie de ces concurrents sont représentés par la Stop Mega Comcast Coalition, au nom explicite, qui s’est félicitée de l’arrêt des négociations. « C'est le résultat direct des efforts de centaines de milliers de citoyens, de membres du Congrès, de leaders dans tout le pays, ainsi que de dizaines d'entreprises et organisations qui ont milité sans relâche pour un marché des médias compétitif » ont-ils estimé vendredi.
Mega Comcast has been stopped. Over and out. http://t.co/ay69P3SAUw
— Stop Mega Comcast (@StopMegaComcast) 24 Avril 2015
« Combiner Comcast et Time Warner Cable aurait créé un mastodonte, entravant le choix du consommateur, la compétition et l'innovation sur l'Internet haut débit et le marché de la TV payante » affirme pour sa part le sénateur démocrate Edward Markey, cité par Computerworld.
Un abandon, des conséquences
« Je ne pourrais être plus fier de cette entreprise et je suis vraiment impatient pour la suite » déclare le PDG de Comcast, Brian Roberts, dans son communiqué. Dans une note interne, publiée par The Verge, le PDG de Time Warner Cable, Rob Marcus, regrette lui l'abandon du rachat mais félicite ses employés. Il s'excuse de l'année d'attente d'une restructuration qui n'est pas venue, qui aurait été éprouvante pour eux.
Cet abandon impacterait d’autres affaires en cours. Comcast n’était pas le seul, il y a plus d’un an, à vouloir racheter Time Warner Cable. Un autre opérateur était sur les rangs : Charter, troisième sur le marché du câble. Dans l’hypothèse où le rachat de TWC par Comcast réussissait, Charter comptait récupérer 3,9 millions de clients télévision de ce dernier... Avec l’arrêt du rachat de TWC, Comcast abandonnera sûrement aussi la vente de clients à Charter, selon une analyste interrogée par Bloomberg.
En parallèle, Charter compte racheter le sixième acteur du câble américain, Bright House Networks, pour 10,4 milliards de dollars. Il deviendrait le deuxième opérateur câble du pays, derrière Comcast. Cette fois, le blocage pourrait venir de Time Warner Cable, qui négocie les programmes pour Bright House. Reste aussi la possibilité que Charter retente d’acheter TWC dans les prochains mois, maintenant que Comcast est officiellement hors course. Les deux entreprises auraient déjà repris les discussions, selon le Wall Street Journal et Bloomberg, cités par Mashable. Dans tous les cas, Charter pourrait être gagnant dans cette situation.
Pour sa part, Comcast a des fonds à dépenser. Selon plusieurs médias, cet échec pourrait motiver le câblo-opérateur à acquérir d’autres entreprises, comme un service de vidéo à la demande par abonnement (SVOD), sans plus de précisions. D’autres le voient dans le mobile ou se lancer dans le marché d’Internet pour les entreprises, comme le blogueur Robert Powell.
Une opposition fatale des pouvoirs publics
« Bien sûr, nous aurions voulu étendre notre excellence dans de nouvelles villes, mais nous avons structuré cette affaire pour pouvoir en sortir si le gouvernement n’était pas d’accord » a affirmé le PDG de Comcast, Brian Roberts, dans son communiqué. Le coup d’arrêt est venu de la FCC, qui dit avoir informé les deux sociétés de ses « inquiétudes » avant que le rachat soit annulé. Le président de la FCC, Tom Wheeler, se félicite d’ailleurs de cette issue.
« La décision de Comcast et de Time Warner Cable d’annuler l’acquisition de Time Warner Cable est dans le meilleur intérêt des consommateurs. Cette transaction aurait créé une entreprise avec le plus grand nombre d’abonnés Internet et vidéo du pays, ainsi qu’une part signifiante des programmes » écrit Tom Wheeler dans un communiqué. Pour la FCC, la fusion aurait surtout « posé un risque inacceptable » pour le marché de la vidéo en ligne. La confiance est donc de mise, même chez le régulateur. La FCC s’était associée à la division « concurrence » du Département de Justice, qui était elle aussi opposée à ce rachat, selon Bloomberg.
Cette déclaration virulente de Tom Wheeler entérine le volte-face du président de la FCC, ancien lobbyiste pour les câblo-opérateurs, qui est devenu en l’espace de quelques mois l’un de leurs pires ennemis. Son principal fait d’armes est l’adoption de la neutralité du Net, fin février, après un lobbying intense de la part de ses anciens employeurs. Le débat, qui a fait rage en 2014, a opposé les opérateurs aux géants du Net, aux défenseurs des libertés numériques et surtout à Barack Obama lui-même.
Le président américain a publié en novembre 2014 une vidéo demandant à la FCC d’adopter des règles strictes pour les opérateurs Internet, qui contrôlent l’accès à un bien commun. Cela après que des millions d’internautes ont contacté la FCC pour apporter leur soutien au projet. La Commission a donc revu sa copie et suivi les recommandations du président, en assimilant les opérateurs Internet aux opérateurs téléphoniques classiques, y compris sur mobile.
La neutralité du Net, grand enjeu du rachat
Concrètement, le texte impose aux opérateurs de ne pas discriminer les contenus, en limitant drastiquement leur capacité à réclamer un paiement aux services Internet pour accéder à leurs abonnés. Ils ne pourraient donc pas laisser le lien entre leur réseau et celui d’un service (comme Facebook ou Google) saturer pour réclamer un paiement pour l’agrandir. Ces interconnexions entre les réseaux (« peering ») sont très importantes, surtout après les batailles entre le service de vidéo par abonnement Netflix et certains opérateurs... dont Comcast.
Un contentieux avait opposé les deux entreprises, Comcast réclamant le paiement de l’interconnexion entre son réseau et celui de Level3, la société qui connecte Netflix à une partie d’Internet. Pour contourner le problème, Netflix propose (voire impose) d’installer des serveurs de cache dans les réseaux des opérateurs. Avec Comcast, le service a conclu un accord de « peering » payant en août, qu’il a qualifié d’« extorsion » quelques semaines plus tard. Entre le FAI « le plus haï des États-Unis » et le service qui a démocratisé la vidéo à la demande, la bataille était ainsi autant juridique que médiatique.
L’enjeu central de la neutralité du Net aux États-Unis est cette guerre de pouvoir entre les FAI et les services Internet. Comcast est déjà l’un des fournisseurs d’accès les plus exigeants, du fait de sa position. Le rachat de Time Warner Cable aurait pu déséquilibrer le rapport de force avec les services Internet et, surtout, avec les autres opérateurs. Lors d’une conférence avec les investisseurs de Netflix il y a quelques jours, son directeur général Reed Hastings a expliqué que « le but principal est d’amener le gouvernement à bloquer cette fusion ».
Une compétition qui manque dans l’accès Internet
Aux États-Unis, l’idée de neutralité du Net ne couvre pas que la transmission des données par le réseau, mais inclut aussi la concurrence entre les opérateurs... Même si ce n’est pas dans le texte. C’est l’un des problèmes majeurs du marché américain : le manque de compétition entre les fournisseurs d’accès Internet et de télévision, qui admettent eux-mêmes laisser certaines villes à leurs concurrents. « Il manque une vraie concurrence pour l'accès Internet, et les Américains ont besoin de choix plus compétitifs pour de meilleures connexions Internet » affirmait Tom Wheeler en septembre, dans un incubateur de start-ups à Washington.
La fusion entre Comcast et Time Warner Cable aurait donc créé un monopole de fait dans certaines régions sur ces services, ce qui aurait été inacceptable pour la FCC. « Il est devenu clair que l'état de l'Internet haut débit pour le consommateur est assez mauvais. Les régulateurs ne voulaient pas donner plus de pouvoir à l'un des plus gros fournisseurs d'accès » résume Christopher Sprigman, professeur de droit à l'université de New York sur CNET.
Juste avant de voter le texte sur la neutralité du Net, la Commission avait validé une mesure importante pour cette concurrence par les infrastructures : la possibilité pleine et entière pour les municipalités de créer des réseaux d’initiative publique. Jusqu’ici, certains États bloquaient la création de ces réseaux publics, censés compléter les réseaux privés là où ils sont déficients ou absents, au motif qu’ils représenteraient une concurrence déloyale pour les opérateurs privés. Avec sa décision, la FCC a voulu lever les dernières barrières administratives « artificielles » pour ces réseaux d’initiative publique.
Pour référence, en France, les collectivités ont commencé à créer des réseaux d’initiative publique depuis plus de dix ans. Elles peuvent depuis 2004 disposer d’experts à même de gérer ces réseaux et surtout, elles sont grandement encouragées par le Plan Très haut débit (qui vise 100 % de la population en très haut débit et 80 % de fibre en 2022) à créer des réseaux publics. Régions, départements et villes sont presque tous engagés dans un projet de réseau public co-financé par l’État désormais, y compris sur des zones qui seront couvertes en très haut débit par les FAI privés.
Des villes ont déjà sauté le pas aux États-Unis, avec plus ou moins de succès (comme Bristol, en Virginie). Reste donc à savoir si cette décision de la FCC, ainsi que le blocage très symbolique de la fusion entre Comcast et Time Warner Cable, encourageront autant de collectivités à monter leurs propres réseaux publics. C’est aussi sans compter sur Google Fiber, le réseau fibre que Google monte ville par ville, qui ne rencontre qu’une opposition limitée de la part des collectivités.
La neutralité du Net sous le feu judiciaire
Comme nous l’expliquions lors du vote de la neutralité du Net par la FCC, le texte est attaqué en justice par les opérateurs et leurs représentants. Les précédentes tentatives d’imposer la neutralité, comme en 2010, ont été descendues en justice par les fournisseurs d’accès. Ils espèrent répéter leurs victoires sur ce nouveau texte, que la FCC défend comme imperméable juridiquement.
À la mi-avril, un peu moins de deux mois après l’adoption du texte, sept procès ont été intentés contre la FCC. Trois opérateurs attaquent les nouvelles règles : AT&T (l’Orange américain), CenturyLink (l’un des cinq plus gros opérateurs du pays) et Alamo Broadband. Les quatre autres attaquent viennent d’associations : celle du secteur mobile (CTIA), l'Association des télécoms des États-Unis (USTelecom), l'Association nationale du câble et des télécommunications et l'Association américaine du câble. Malgré cette pression judiciaire, la FCC a réaffirmé en avril sa confiance dans son texte.
Le danger ne vient pas que du secteur du câble et des télécoms. La part républicaine du Congrès est vent debout contre le texte de la FCC, considéré comme une régulation inutile et une ingérence directe de Barack Obama, jugée inacceptable. Avant le vote du texte, deux enquêtes avaient été ouvertes pour déterminer les conditions de sa rédaction et les relations de la Commission avec la Maison Blanche... Sans résultat jusqu’ici. Un projet de loi, lui, prévoyait de supprimer son pouvoir de décision à la FCC, le limitant à l’application de celles décidées par le parlement.
Trois nouveaux projets de loi se sont ajoutés depuis, demandant tous plus de transparence à la FCC. Le premier demande à la Commission de publier les textes sur lesquels elle vote au moment où ils sont distribués aux commissaires, au moins trois semaines avant le vote. Le deuxième demande, lui, de publier les changements aux règles un jour après leur adoption. Le texte sur la neutralité n’a été publié que quelques jours après son vote, laissant à la fois ses partisans et ses détracteurs dans un flou total pendant les débats. Le dernier projet de loi demande plus de transparence quand la FCC délègue une tâche à un tiers. S’ils passent les deux chambres du parlement, ils pourraient tout de même être bloqués par la Maison Blanche.
Que le texte survive ou non aux attaques judiciaires ou législatives, les faits sont là : le rachat d’un géant des fournisseurs d’accès par un autre a capoté suite à des risques de concurrence importants, la pression publique et un lobbying devenu insuffisant. Il n’est pas dit que l’issue ait été très différente si la neutralité du Net n’avait pas été officiellement adoptée, tant le sujet a dépassé le simple cadre des relations entre opérateurs et fournisseurs de services.
Le rachat de Time Warner Cable par Comcast, première victime de la neutralité du Net ?
-
Un abandon, des conséquences
-
Une opposition fatale des pouvoirs publics
-
La neutralité du Net, grand enjeu du rachat
-
Une compétition qui manque dans l’accès Internet
-
La neutralité du Net sous le feu judiciaire
Commentaires (8)
Vous devez être abonné pour pouvoir commenter.
Déjà abonné ? Se connecter
Abonnez-vousLe 29/04/2015 à 06h02
Merci pour cet article qui a le mérite de mettre à plat tout ce qu’on peut entendre à droite et à gauche " />
Le 29/04/2015 à 11h09
Bien sûr, face aux velléités de régulation des “politiciens surpayés” laissons le soin au cartel quasi-monopolistique des FAI américains de “s’auto-réguler”, dans l’intérêt certain des consommateurs qui auront certainement tout à y gagner…
Faire de belles métaphores, ce n’est pas argumenter…
Le 29/04/2015 à 12h33
Le 28/04/2015 à 13h13
Merci pour cet article =)
Le 28/04/2015 à 13h13
Article clair sur la situation, merci beaucoup " />
Finalement, ça ressemble beaucoup à ce qu’il s’est passé pour la dérégulation dans l’aviation non ?
Le 28/04/2015 à 14h28
Intéressant. Tant mieux que la FCC semble avoir joué un certain rôle de régulation.
Le 28/04/2015 à 15h11
Attendons que les Républicains arrivent à la Maison blanche, après le Sénat en 2015 :
et hop, les Google, Facebook, Netflix & co … fini les rendez-vous réguliers à Washington
et hop, les Microsoft, Apple, Comcast & co … retour dans les cercles d’influences
Le 28/04/2015 à 19h42
On peut donc, comme souvent, répondre Non à la question posée.
Concernant le concept de “neutralité”, il y a une interview sur Reason d’un des commissaires opposé au texte de la FCC :
The most important thing that people need to know is that this is a solution that won’t work to a problem that simply doesn’t exist. Nowhere in the 332-page document that I’ve received will anyone find the FCC detailing any kind of systemic harm to consumers, and it seems to me that should be the predicate for certainly any kind of pre-emptive regulation—some kind of systemic problem that requires an industry-wide solution. That simply isn’t here.
Voilà à quoi passent leur temps les bureaucrates et les politiciens surpayés avec nos impôts : réguler afin de s’accaparer une parcelle toujours plus grande de pouvoir et justifier leur existence de sangsues à l’aide de motifs inexistants de buzzwords clinquants, fumeux et surfaits interminablement agités en épouvantails de propagande répétitive avec l’assentiment du troupeau bêlant à l’unisson en route vers l’abattoir.