Les laborieuses expérimentations de « caméras-piétons »
Les yeux revolver
Le 22 mai 2019 à 14h54
7 min
Droit
Droit
Matériel encombrant, batteries qui ne tiennent plus la charge au bout de quelques années, réactions hostiles de la part d’individus qui n’acceptent pas d’être filmés sans leur consentement... Certaines « caméras-piétons » utilisées par les forces de l’ordre n’ont pas que des avantages, de l’aveu même du directeur général de la police nationale.
Après une phase d’expérimentation enclenchée en 2012, les caméras-piétons ont été progressivement généralisées lors du précédent quinquennat. Le gouvernement de Manuel Valls mettait alors en avant « l’effet modérateur » de ces appareils portés au niveau du torse par les policiers et gendarmes : « D’une manière générale, la captation d’images et de sons tend à dissuader les mauvais comportements et les écarts de langage des personnes contrôlées. »
Depuis, le législateur a autorisé – les yeux fermés – de nombreux autres professionnels à recourir à ces yeux électroniques (qui avaient suscité différentes réserves de la part de la CNIL) : policiers municipaux, sapeurs-pompiers, surveillants de prison, agents de sûreté de la SNCF, etc.
Les évaluations relatives à ces caméras embarquées ne courent effectivement pas les rues... Next INpact en avait révélé une, en 2017 (voir notre article). Il y a quelques jours, Mediapart a en dévoilé une autre, plus récente.
Un tiers des contrôles non filmés pour des « motifs techniques »
Ce fameux document, signé du directeur général de la police nationale, Éric Morvan, vient dresser le bilan d’une expérimentation qui s’est achevée le 1er mars 2018. Pendant un an, notamment dans certains quartiers « sensibles », les forces de l’ordre furent obligées d’activer leurs caméras en cas de contrôle d’identité. Alors qu’en temps normal, policiers et gendarmes enregistrent selon leur bon vouloir, « lorsque se produit ou est susceptible de se produire un incident, eu égard aux circonstances de l’intervention ou au comportement des personnes concernées ».
Au fil de son rapport, le numéro un de la police nationale explique que le décret précisant les modalités de cette expérimentation « a été signé près de deux mois après le début de l’expérimentation, qui a donc démarré "en aveugle" ». Il souligne en outre que ce test voulu par le législateur a parfois été perçu « comme une mesure de défiance vis à-vis de l’action de police », étant donné qu’il s’agissait d’une alternative aux récépissés de contrôles d’identité.
« Au total, 358 caméras ont été utilisées dans le cadre de l’expérimentation », détaille ensuite Éric Morvan. Pour arriver à un tel chiffre, il a toutefois fallu que près d’une centaine de caméras provenant de territoires non concernés par l’expérimentation soient redéployées, afin de « crédibiliser » l’initiative.
Il n’en demeure pas moins que « 33 036 contrôles d’identité ont fait l’objet d’une captation audio et vidéo au cours de l’année d’expérimentation ». Les images ainsi réalisées ont permis d’ouvrir 56 procédures d’outrage ou de rébellion. « Une seule extraction des images a été réalisée dans le cadre d’une procédure mettant en cause un policier », précise en outre le rapport.
Ce qui frappe, surtout, c’est le nombre de contrôles d’identité n’ayant pas pu être réalisés « pour des motifs techniques », selon Éric Morvan. « Ce nombre élevé atteste des limites et de l’obsolescence du matériel en dotation », avance le directeur général de la police nationale.
La liste des problèmes entourant les caméras Exavision de l’époque s’avère aussi longue que sérieusement embêtante. Ce matériel est jugé « encombrant, fragile, peu performant, obsolète (batteries qui ne tiennent plus la charge) et difficile à utiliser en situation opérationnelle »... « Indépendamment du matériel, poursuit Éric Morvan, le temps consacré au transfert des données sur le support de stockage est vécu par les policiers comme une contrainte, d’autant plus qu’il intervient en fin de vacation. »
Des policiers qui se sentent davantage « protégés »
Les policiers ont néanmoins confirmé que les caméras-piétons avaient un effet dissuasif. « Lors des situations difficiles, la caméra permet de contrôler certains individus qui, se sachant filmés, maîtrisent leurs actes et leurs propos. »
Les images réalisées par les forces de l’ordre apparaissent en outre comme un « moyen objectif de preuve : dans les situations complexes rencontrées sur la voie publique, les conditions de l’intervention apparaissent clairement ». Les policiers auraient ainsi eu « le sentiment d‘être mieux « protégés » lors de la confrontation des différentes versions rapportées par les fonctionnaires, les victimes et les mis en cause ».
La population, de son côté, n’aurait « globalement » pas montré de « défiance particulière » aux caméras-piétons, « même si elle s’interroge sur le droit à l'image ». Pour mémoire, les forces de l’ordre peuvent filmer en tous lieux, y compris au sein de domiciles privés.
Le directeur général de la police nationale reconnait surtout que les caméras-piétons sont loin d’apaiser systématiquement les tensions. « Dans les quartiers les plus difficiles, de nombreux individus ont du mal à accepter le fait d'être filmés sans leur consentement, entraînant des réactions d’hostilité pouvant conduire à des prises à partie ou à des comportements visant à se dissimuler le visage ou à fuir le contrôle. Par ailleurs, l’utilisation de la caméra suscite fréquemment une forme de réciprocité qui se traduit par l’utilisation des téléphones portables par les individus qui entourent l’intervention pour filmer les policiers. »
En guise de conclusion, le numéro un de la police nationale soutient que « la systématisation de l’enregistrement vidéo des contrôles d’identité contribuerait à garantir la traçabilité (localisation et fréquence), l’objectivité et les conditions de déroulement de ces contrôles ». Éric Morvan souligne en outre qu’une telle réforme rejoindrait « l’objectif gouvernemental de renforcer les liens de confiance entre la police et la population », dans le cadre de la « police de sécurité du quotidien » voulue par Emmanuel Macron.
L’intéressé termine néanmoins en laissant entendre que l’objectif du législateur n’en serait pas pour autant atteint. Il fait valoir en ce sens que l’enregistrement vidéo « ne constitue pas un moyen de vérifier si le contrôle sur la personne est abusif : il ne permet notamment pas de vérifier si cette personne a fait l’objet de contrôles répétés et son enregistrement étant en pratique déclenché une fois la décision du contrôle prise, il rend plus difficile le contrôle de son fondement ».
Un matériel qui « ne peut être réparé en cas de panne »
Le rapport précise enfin que les caméras utilisées pour l’expérimentation relèvent d’un marché d’acquisition et de maintenance désormais clos. « Ce matériel est donc vieillissant et ne peut être réparé en cas de panne. » En 2016, au travers d’une étude d’impact, le gouvernement indiquait que le coût d’une caméra était de 1 200 euros, « avec des tarifs préférentiels en cas de commande de masse ».
Le ministère de l’Intérieur a depuis changé de fournisseur, puisqu’il a conclu l’année dernière un contrat à 2,4 millions d’euros avec une entreprise angevine, Allwan, pour plus de 10 000 caméras-piétons. « Le matériel de base, d'origine chinoise, a été enrichi par la PME d'un logiciel d'exploitation des données vidéos capturées lors d'un contrôle. De même, l'ergonomie des caméras a été adaptée aux besoins des forces de l'ordre françaises », expliquait alors BFM Business. Les livraisons devaient débuter l’été dernier et se poursuivre jusque dans le courant de l’année 2019.
Les laborieuses expérimentations de « caméras-piétons »
-
Un tiers des contrôles non filmés pour des « motifs techniques »
-
Des policiers qui se sentent davantage « protégés »
-
Un matériel qui « ne peut être réparé en cas de panne »
Commentaires (34)
Vous devez être abonné pour pouvoir commenter.
Déjà abonné ? Se connecter
Abonnez-vousLe 22/05/2019 à 15h21
Je n’imaginais pas le bilan aussi catastrophique.
Merci pour cet article très intéressant.
Le 22/05/2019 à 15h54
Bon ben encore 2,4M euros filés à un pote pour 10000 caméra chinoise à 2 euros sur wish.
Le 22/05/2019 à 16h11
Et y’en a encore qui s’attendent à ce que la police respecte les lois et la population…
Le 22/05/2019 à 16h30
pourquoi pas voir les modèles utilisés par les flics USA , vu le nombre sur youtube, elles ont l’air de bien marcher :o
Le 22/05/2019 à 16h33
1200€ une caméra même pas réparable? C’est quoi ces merdes hors de prix?
Le 22/05/2019 à 16h53
Le 22/05/2019 à 16h55
La population, de son côté, n’aurait « globalement » pas montré de « défiance particulière » aux caméras-piétons, « même si elle s’interroge sur le droit à l’image ». Pour mémoire, les forces de l’ordre peuvent filmer en tous lieux, y compris au sein de domiciles privés.
Et quelle est la réponse apportée à cette « interrogation » ? " />
Quel est le délai de conservation des images captées dans les domiciles ?
Sinon, ça fait 6 mois qu’on expérimente tous les samedis la captation inverse : les gens qui filment les flics. Les résultats sont assez mitigés, car les téléphones portables et autre GoPro fixés à sur casques ne résistent même pas à un coup de matraque ou une charge de CRS… Probablement du matériel bas de gamme…
Le 22/05/2019 à 16h58
Le 22/05/2019 à 16h59
1200€ une caméra de mauvaise qualité. " />
Le 23/05/2019 à 11h45
Le 23/05/2019 à 12h21
Le 23/05/2019 à 14h31
Normalement oui un policier peut refuser un ordre illicite. Dans les fait il gagne au tribunal mais se prend quand même une sanction disciplinaire*.
*Alexandre Langlois (syndicat VIGI) donne de très bons exemples (et en a subit aussi).
voir son interview sur thinkerview ou ses interventions sur sud radio
Le 23/05/2019 à 18h09
Le 24/05/2019 à 12h23
Par ailleurs, l’utilisation de la caméra suscite fréquemment une forme
de réciprocité qui se traduit par l’utilisation des téléphones portables
par les individus qui entourent l’intervention pour filmer les
policiers. »
Bah… c’est plutôt bien ça, non ? Si ça dégénère , ya 2 points de vus…
Moi je suis pour que les FDO soient filmée, tout le temps, en permanence, même en-dehors de leurs interventions sur des gens.
Ces “gens” ont signé pour représenter l’état. Et ils ont payés par nos impôts. Ils se doivent d’être irréprochable dans leurs interactions avec les gens (cad , à minima, poli / respectueux et sans insultes). Ils sont payés et surtout formé pour ça.
Ca veux PAS dire être angélique pour autant : Ils ont parfaitement le droit d’interpeller quelqu’un qui les insulte , de manière proportionnée.
Et ils doivent aussi connaître le droit , par exemple celui d’être filmé dans l’exercice de leur fonction. Il faut qu’ils assument ça, car leur mission c’est pas la castagne pour le compte d’un mafieux local , c’est la représentation de l’état de droit.
Si ils sont pas d’accord avec ça, ils démissionnent et deviennent contrôleurs dans les transport ou videur de boite de nuit (même métier, cadre légal différent).
A mon avis, par contre, ils manquent cruellement de moyens, de formation et d’équipements.
Le 24/05/2019 à 12h54
Le 24/05/2019 à 13h57
Le 24/05/2019 à 18h52
Le fonctionnaire exerce ses fonctions avec dignité, impartialité, intégrité et probité.
C’est la première phrase du premier article du chapitre sur les obligation dans le statut général des fonctionnaires. Dignité et impartialité supposent d’être courtois (plus que poli, donc) avec chacun.
Le 25/05/2019 à 09h28
Et sinon, les pompiers qui ce font attaquer vous en pensez quoi ?
Le 22/05/2019 à 17h41
Ce serait sympa aussi que la population respecte les lois et la police.
Le 22/05/2019 à 17h57
Le 22/05/2019 à 18h38
Ça marche dans les deux sens, en théorie, parce qu’en pratique, ce pays part en coquille.
Le 22/05/2019 à 18h41
Merci de confirmer que les caméras piétons ne servent à rien. Le seul intérêt potentiel était de mettre en lumière que de nombreux contrôles sont illégaux (car non fondés), et de l’aveu même du DGPN, elle ne permettent pas de vérifier ce point puisqu’on ne voit pas ce qui précède le contrôle. En gros, on voit des flics courtois car se sachant filmés contrôler des passants courtois car se sachant filmés. De toute façon si les pandores dérapent la caméra est en panne.
Le 22/05/2019 à 19h02
Le 22/05/2019 à 19h15
Le 22/05/2019 à 19h42
Le 22/05/2019 à 20h29
En fouillant vite fait j’ai vu ce lien et il semblerait que le coût à l’unité pour soit autour de 800 dollars pièce pour la police américaine (et le prix serait en chute à cause de la concurrence)
Ensuite il faut rajouter le prix du stockage des vidéos qui représenterait le plus gros du problème.
Les policiers ont l’obligation d’allumer la caméra avant intervention (en descendant de la voiture par exemple) et l’éteindre serait à la discrétion de leur supérieur dans le cas ou il y a des mineurs par exemple.
https://www.freep.com/story/news/local/michigan/2016/06/06/police-body-cameras-h…
C’est un peu vieux et ça ne concerne qu’un district je crois mais ça donne quelques indications sur ce qu’ils font aux us.
Le 22/05/2019 à 21h33
Ben voyons !
Moi j’habite dans Paris du côté de Daumesnil/ Nation et j’ai la plus grande admiration pour le calme et le sang-froid de la police… comme quoi …
Le 23/05/2019 à 07h08
Le 23/05/2019 à 07h28
Le coût exorbitant de ces caméras me rappelle l’histoire des micro-ondes. Histoire raconter par un ami flic.
Il s’agissait d’équiper tous les commissariats de France avec un four micro-onde. Et attention le modèle de base sans réglage de puissance et sans minuteur, juste deux boutons on/off. À votre avis, combien fut facturé le micro onde à l’unité, sachant que l’achat a été fait auprès d’une boite située en Europe de l’Est qui à couler peu de temps après la livraison (donc aucun service après-vente, aucune garantie).
Le 23/05/2019 à 07h28
Le 23/05/2019 à 08h02
C’est exactement ça…
On est tous dans le même panier, c’est juste qu’il est très difficile de faire comprendre ça à tout le monde après tant d’année de bourrage de crâne :/
Le 23/05/2019 à 09h07
En même temps, rien n’oblige les gens à devenir policiers.
Et rien n’interdit les policiers à utiliser leurs neurones plutôt que de faire n’importe quoi et taper à l’aveugle sur tout ce qui bouge.
Les policiers doivent suivre les consignes, mais ils n’ont aucune obligation à suivre des consignes illicites ni à pratiquer des violences policières. Si ils le font, c’est parce qu’ils le veulent bien au final.
Dans ce cas, leurs actions violentes sont volontaires.
Doit-on donc respecter des gens qui sont violent et ne respectent pas les autres alors qu’ils sont censés être irréprochables?
Le 23/05/2019 à 09h12
Le 23/05/2019 à 09h48
Tu fais quand même un raccourci à la hache.
Quelle est le ratio de policiers impliqués dans des violences volontaires ? Faut il tous les mettre dans le même panier ?
Être fonctionnaire c’est se mettre au service de la nation et donc appliquer les directives associées à ces fonction. Si on souhaite l’indépendance on ne devient pas fonctionnaire.
En revanche quand le ministère de l’intérieur demande à des personnes chargées normalement de traiter la criminalité (BAC) d’assurer le maintien de l’ordre, c’est le ministère qui commet potentiellement une erreur, pas le policier qui ne dispose pas de la formation adaptée (on n’envoie pas un bucheron faire de l’entomologie).
Théoriquement c’est au parlement de s’assurer que l’exécutif n’a pas commis d’erreur.