Confinement : la santé mentale s’est détériorée chez les jeunes anglais qui n’avaient pas accès à un ordinateur
« Accros » aux écrans, vraiment ?
Le 17 novembre 2022 à 09h59
10 min
Société numérique
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Une étude parue dans une revue scientifique à comité de lecture révèle que, pendant le confinement, « près d'un jeune sur quatre (24 %) dans le groupe sans accès à un ordinateur avait des difficultés totales classées comme "élevées" ou "très élevées", contre un sur sept (14 %) dans le groupe avec accès à un ordinateur. »
Des chercheurs de l'université de Cambridge ont mis en évidence que « la santé mentale des jeunes qui n'avaient pas accès à un ordinateur avait tendance à se détériorer davantage que celle des jeunes qui y avaient accès ».
Pour examiner en détail l'impact de l'exclusion numérique sur la santé mentale des jeunes, les chercheurs ont analysé les données de 1 387 jeunes de 10 à 15 ans (dont 47 % de garçons et 53 % de filles) recueillies dans le cadre d'Understanding Society, une vaste enquête longitudinale menée à l'échelle du Royaume-Uni, pendant les périodes de confinement dues au COVID-19 :
« Plus précisément, nous avons examiné les conséquences de l'absence d'accès à un ordinateur ou à une bonne connexion Internet pour les travaux scolaires. »
Ils se sont concentrés sur l'accès aux ordinateurs plutôt qu'aux smartphones « car le travail scolaire n'est en grande partie possible que sur un ordinateur alors qu'à cet âge, la plupart des interactions sociales se font en personne à l'école ».
« L'accès aux ordinateurs permettait à de nombreux jeunes d'assister virtuellement à l'école, de poursuivre leurs études dans une certaine mesure et de rester en contact avec leurs amis », explique Tom Metherell, étudiant au Fitzwilliam College de l'université de Cambridge et co-auteur de l'étude. « Mais tous ceux qui n'avaient pas accès à un ordinateur auraient été fortement désavantagés, ce qui n'aurait fait que renforcer leur sentiment d'isolement. »
« La santé mentale des jeunes avait tendance à souffrir le plus pendant les périodes de confinement les plus strictes, lorsqu'ils avaient moins de chances de pouvoir aller à l'école ou voir leurs amis », précise Metherell, qui est aujourd'hui doctorant en santé mentale. « Mais ceux qui n'avaient pas accès à un ordinateur ont été les plus touchés - leur santé mentale a souffert beaucoup plus que celle de leurs camarades et le changement a été plus spectaculaire » :
« Nous concluons que le manque d'accès à un ordinateur est un facteur de risque traçable qui aggrave probablement les autres difficultés auxquelles sont confrontés les enfants et les jeunes pendant les périodes d'isolement social ou de perturbation de l'éducation. »
Jeunes en souffrance : 24 % sans ordinateur VS 14 % avec
Les participants ont rempli un questionnaire évaluant les difficultés psychologiques courantes de l'enfance, ce qui a permis à l'équipe d'Understanding Society de les noter dans cinq domaines : hyperactivité/inattention, comportement prosocial (qui désigne les comportements de souci de l'autre, et notamment d'aide, dirigés vers des personnes inconnues ou en difficulté), problèmes émotionnels, de comportement et de relations avec les pairs. Elle en a déduit un score de « difficultés totales » pour chaque individu.
Or, les jeunes qui n'avaient pas accès à un ordinateur ont connu la plus forte augmentation de leur score de difficultés totales. Alors que les deux groupes de jeunes avaient des scores similaires au début de la pandémie, ceux qui n'avaient pas accès à un ordinateur ont vu leur score moyen passer à 17,8 (sur un maximum de 40), alors que celui de leurs pairs est passé à 11,2 :
« Près d'un jeune sur quatre (24 %) dans le groupe sans accès à un ordinateur avait des difficultés totales classées comme "élevées" ou "très élevées", contre un sur sept (14 %) dans le groupe avec accès à un ordinateur. »
Le graphique (a) n'inclut pas les variables de contrôle sociodémographiques, mais a été pondéré, contrairement au graphique (b), qui inclut les variables de contrôle mais n'a pas été pondéré « étant donné la petite taille du groupe exclu numériquement », 122 répondants seulement ne disposant pas d'un ordinateur ou d'une bonne connexion à Internet.
Or, une étude ne distinguant pas les adolescents ayant accès, ou pas, à un ordinateur, avait de son côté observé que « depuis le début de la pandémie, l'incidence des troubles mentaux probables dans ce groupe d'âge a encore augmenté, passant de 10,8 % en 2017 à 16 % en juillet 2020 », signe que l'accès à un ordinateur serait un petit peu bénéfique, mais aussi et surtout que le manque d'ordinateur serait, lui, bien plus problématique.
Sur les effets négatifs des technologies numériques
« Plutôt que de toujours se concentrer sur les inconvénients de la technologie numérique sur la santé mentale des jeunes, nous devons reconnaître qu'elle peut avoir des avantages importants et agir comme un tampon pour leur santé mentale pendant les périodes d'isolement social aigu, comme un confinement », explique la Dr Amy Orben, du Medical Research Council (MRC) Cognition and Brain Sciences de l'Université de Cambridge, autrice principale de l'étude :
« Nous ne savons pas si et quand un futur confinement se produira, mais notre recherche montre que nous devons commencer à réfléchir d'urgence à la façon dont nous pouvons lutter contre les inégalités numériques et aider à protéger la santé mentale de nos jeunes dans les périodes où leurs réseaux sociaux habituels en personne sont perturbés. »
Les chercheurs affirment que les décideurs politiques et les responsables de la santé publique doivent reconnaître les risques que l'exclusion numérique pose sur la santé mentale des jeunes, et donner la priorité à la garantie d'un accès numérique équitable.
Ils soulignent au surplus qu'il en va aussi de questions d'inégalité sociale, d'autant que les enfants et les jeunes les plus défavorisés sur le plan socio-économique présentaient une moins bonne santé mentale que les autres. L’absence d’un ordinateur accessible est plus fréquente dans les foyers défavorisés, ce qui ne fait qu’amplifier le phénomène.
Ils observent en effet que « 30 % des élèves de la classe moyenne ont déclaré participer quotidiennement à des cours en direct ou enregistrés, alors que seulement 16 % des élèves de la classe ouvrière l'ont fait », notamment du fait qu'ils étaient plus susceptibles que les enfants de la classe moyenne de ne pas avoir accès à un ordinateur disposant d'une bonne connexion à Internet.
Les chercheurs soulignent au surplus que leurs résultats sont d'autant plus importants que « le débat public et scientifique se concentre principalement sur les effets négatifs des technologies numériques sur la santé mentale des adolescents ».
Le cycle de Sisyphe des paniques technologiques
Ils renvoient à ce titre à un autre article d'Amy Orben consacré au cycle de Sisyphe des paniques technologiques, qui « empêche le rôle positif de la psychologie dans l'orientation du changement technologique et le besoin omniprésent d'améliorer la recherche et les approches politiques des nouvelles technologies ».
La chercheuse en décrivait les quatre étapes : au stade 1 (création de la panique morale), des facteurs psychologiques et sociologiques conduisent une société à s'inquiéter d'une nouvelle technologie.
Au stade 2 (externalisation politique), les politiciens encouragent ou utilisent les paniques technologiques pour obtenir des avantages politiques, mais confient la recherche de solutions à la science.
Au stade 3 (réinvention de la roue), les scientifiques commencent à travailler sur une nouvelle technologie, mais ne disposent pas des cadres théoriques et méthodologiques nécessaires pour guider efficacement leur travail.
Au stade 4 (aucun progrès ; nouvelle panique), les progrès scientifiques sont trop lents pour guider une politique technologique efficace et le cycle redémarre parce qu'une nouvelle technologie gagne en popularité et attire l'attention du public, des politiques et des universitaires.
Des résultats qui confirment une hypothèse...
Dans leur article, soumis à la revue scientifique à comité de lecture Scientific Reports en juin, et qui vient d'y être accepté et publié, les auteurs expliquent avoir « émis l'hypothèse que les jeunes exclus numériquement verraient leur santé mentale se détériorer davantage que celle de leurs pairs connectés numériquement » pendant le confinement :
« Le manque d'accès aux technologies nécessaires pour favoriser les interactions en ligne dans un contexte scolaire aurait pu avoir des conséquences négatives sur la santé mentale, d'autant plus que le développement cognitif, biologique et social des adolescents les rend plus sensibles à la limitation des contacts sociaux et à la diminution des interactions avec leurs pairs. »
Les auteurs ont dès lors cherché à savoir si le manque d'accès à l'ordinateur ou à une bonne connexion Internet nécessaire à l'école avait le potentiel d'exacerber davantage les impacts sur la santé mentale, « étant donné le rôle crucial de la technologie pour permettre aux adolescents de participer à des activités tant éducatives que sociales ».
À cet effet, ils ont comparé et analysé les données représentatives de la santé mentale d'un échantillon de 1 387 jeunes Britanniques âgés de 10 à 15 ans ayant rempli un inventaire de santé mentale en 2017 - 2019, puis trois fois pendant la pandémie (juillet 2020, novembre 2020 et mars 2021) :
« Nos analyses ont mis en évidence que ceux qui n'avaient pas accès à un ordinateur avaient une moins bonne santé mentale pendant les périodes de fermeture des écoles et d'isolement social que ceux qui y avaient accès, ce qui fait écho aux conclusions de l'enquête anglaise sur la santé mentale des enfants et des jeunes, qui a fait l'objet de suivis en 2020 et 2021. »
... tout en prenant en compte les disparités sociales
« Une explication possible de nos résultats est que les adolescents exclus numériquement ont connu une perturbation éducative et sociale beaucoup plus importante », précise l'article, qui avance que « le manque d'accès à un ordinateur peut empêcher un engagement constant et actif dans l'enseignement en ligne et le maintien du contact avec les pairs en ligne » :
« Ces adolescents ne disposaient pas d'un moyen efficace de compenser le manque d'éducation ou de contacts sociaux en personne lorsque les mesures de confinement réduisaient leur capacité à aller à l'école ou à se rencontrer en personne, et le fait de ne pas avoir accès à de tels dispositifs peut donc être lié à une dégradation de la santé mentale. »
Les chercheurs qualifient leurs résultats de « robustes même en tenant compte du sexe, de l'âge, de l'origine ethnique et du revenu du ménage, ce qui est important car l'exclusion numérique est plus susceptible de coexister avec d'autres difficultés » :
« En effet, les suivis des deux enquêtes anglaises ont démontré le regroupement de divers obstacles à l'accès à l'enseignement en ligne en plus de l'accès à un appareil, notamment un espace calme pour étudier, le soutien des parents et de l'école et l'accès à d'autres ressources d'apprentissage. »
Pour terminer, rappelons que cette étude statistique a été réalisée sur des enfants du Royaume-Uni, avec des données récoltées avant, pendant et après le confinement suite à la pandémie de Covid-19, il ne faut donc pas extrapoler ces résultats.
Confinement : la santé mentale s’est détériorée chez les jeunes anglais qui n’avaient pas accès à un ordinateur
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Jeunes en souffrance : 24 % sans ordinateur VS 14 % avec
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Sur les effets négatifs des technologies numériques
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Le cycle de Sisyphe des paniques technologiques
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Des résultats qui confirment une hypothèse...
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... tout en prenant en compte les disparités sociales
Commentaires (9)
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Abonnez-vousLe 17/11/2022 à 13h46
Pourquoi ? Les enfants du Royaume-Uni sont une espèce différente des enfants des autres pays ? Si non, merci de détailler un peu plus.
Le 17/11/2022 à 15h14
Il n’y a pas que les enfants (au sens de la personne) à prendre en compte : le(s) confinement(s) étai(en)t par exemple bien différent(s) entre la France et le Royaume-Uni Or l’étude porte sur des données avant, pendant et après le confinement.
Le 17/11/2022 à 15h29
Effectivement, il y a forcément des différences entre le groupe de l’étude et les autres, toutefois, je doute que les résultats soient si différents ailleurs.
En effet, disposer ou non d’une bonne connexion internet et d’un ordinateur joue forcément un rôle similaire dans le cas d’une restriction importante de la mobilité et des contacts chez les jeunes comme chez les adultes. La vie sociale “virtuelle” n’en est pas moins une vie sociale.
La capacité à rester informé tout au long de ces périodes est également nécessairement un facteur clé pour la réussite des jeunes (et donc du maintien de leurs bases mentales, mon raccourci est peut-être rapide, merci toutefois de votre indulgence)
En bref, une étude spécifique à l’Angleterre, OK, des résultats dont on ne peut pas attendre des résultats similaires ailleurs… J’en doute !
Le 18/11/2022 à 08h15
Bah la TV peut influencer, par ex : En France, on a remanié France 4 pour l’occasion, est-ce qui l’Angleterre a fait exactement la même chose ? Pendant un des confinements, on avait le droit de sortir 1h par jour faire du sport seul, c’était pareil aux UK ?
C’est quelques critères qui peuvent influencer (continuer à suivre quelques “cours” à la TV, sortir s’aérer 1x par jour…) je ne sais pas si ça a été mieux ou miens bien gérer en Angleterre, mais une chose est quasi certaine, c’était différent, a pu influencer l’impact sur les jeunes, et donc le résultat de l’étude n’est pas extrapolable tel quel en France.
Le 18/11/2022 à 21h51
Je partage ton point de vue, mais il me semble pertinent de penser que si le résultat ne serait probablement pas identique, il n’en est pas moins probable que des résultats semblables soient observés ailleurs dans un contexte s’approchant plus ou moins de celui du Royaume-Uni :)
Mais ce n’est à ce stade qu’une hypothèse qu’il conviendrait de valider par une étude ;)
Le 17/11/2022 à 17h01
Il faudrait compléter cette étude sur la santé mentale en incluant les premiers ministres également…
Le 21/11/2022 à 08h52
et surtout à l’emmerdeur en chef
Le 17/11/2022 à 18h48
Une autre étude :
Les bébés nés durant la pandémie commencent à parler plus tard (Le Point, 29/10/22)
Avec le mur du çon franchi par ce commentateur :
(l’article concerne les confinements de 2020, conception, 9 mois, bla-bla…)
Le 21/11/2022 à 08h53
A lire absolument : “la fabrique du crétin digital” de Michel Desmurget