Selon Stéphane Bortzmeyer, la conférence de Dubaï « ne changera rien »
Interview d'un spécialiste français de l'internet
Le 13 décembre 2012 à 07h53
9 min
Droit
Droit
Alors que les négociations relatives à la révision du Règlement des télécommunications internationales (RTI) doivent s’achever vendredi à Dubaï, nous avons pu échanger avec Stéphane Bortzmeyer (@bortzmeyer), architecte systèmes et réseaux et spécialiste de l’internet, qui nous a donné des éclaircissements sur les enjeux de ce sommet international.
Crédits : itupictures (CC BY 2.0)- Flickr.
Depuis le 3 décembre, 193 États membres discutent officiellement à Dubaï du RTI, ce traité international inchangé depuis son entrée en vigueur en juillet 1990. Le texte, qui concerne la mise en place des principes généraux régissant l'établissement et l'exploitation des télécommunications internationales, suscite de nombreuses prises de positions depuis plusieurs semaines. Google s’est notamment fait remarquer pour avoir lancé une importante campagne de communication, criant sur tous les toits que « tous les gouvernements ne sont pas favorables à un Internet libre et ouvert ». À Strasbourg, les eurodéputés ont quant à eux tenu à marquer leur attachement à la neutralité du Net.
Alors que le sommet de l’UIT à Dubaï doit s’achever demain, nous vous proposons les explications de Stéphane Bortzmeyer, dans la lignée des récentes interviews que nous avons publiées ; la dernière en date étant celle de Jérémie Zimmermann, co-fondateur de l’association La Quadrature du Net.
Ce fait maintenant plusieurs semaines que l’on entend beaucoup parler de risques relatifs à la gouvernance de l’internet. Comment qualifieriez-vous cette gouvernance ? Est-elle uniquement technique ?
Non, car « gouvernance » n’est pas, par définition, purement technique. Il y a un certain nombre de décisions à prendre, et je suis d’accord là-dessus avec Lawrence Lessig lorsqu’il dit que l’architecture technique est une forme de loi, en ce qu’elle influence, impose ou interdit certaines choses. Il n’y a donc pas de décision purement technique, ni de gouvernance technique. Quand on décide de mettre ou de ne pas mettre de domaine en .xxx dans la racine pour les sites porno, ce n’est pas technique.
De plus, les décisions techniques sont une chose, et la réalisation politique en est une autre. La gouvernance, c’est de la politique. Il y a des fois des prétextes techniques, mais ce ne sont que des prétextes, il n’y a aucune technique derrière.
Qui détient alors la gouvernance du Net ?
Elle est répartie, comme par exemple pour la racine des noms de domaine c’est le gouvernement des États-Unis, pour d’autres domaines, ça peut être des décisions locales. De même, quand on ajoute les possibilités de gérer les noms de domaines en Unicode dans un navigateur comme Firefox, c’est une décision de la fondation Mozilla (qui gère Firefox).
Il y a de cette manière tout un tas d’organismes qui ont du pouvoir. Certains en ont plus que d’autres. Il est clair que Microsoft a plus de pouvoir que le ministère des nouvelles technologies du Mali par exemple, mais le pouvoir n’est pas en un endroit unique. Bien sur, tout le monde se focalise sur la question de la racine, du DNS... mais ça n’est qu’une partie des décisions qui sont prises pour le fonctionnement de l’internet.
Dans la réalité, les décisions sont réparties entre Firefox, Google, Microsoft, le gouvernement des États-Unis, les lobbys d’ayants droit et des tas d’autres organisations.
Est-ce pour cette raison qu’il fut notamment question d’une remise en cause d’organismes comme l’ICANN ?
Tout d’abord, il ne faut pas exagérer le pouvoir de l’ICANN, qui n’a qu’une délégation du gouvernement des États-Unis. La gestion de la racine, ce sont les autorités américaines. Ce sont elles qui choisissent l’opérateur technique, Verisign, et qui désignent un organisme pour assurer des fonctions IANA, c’est-à-dire des fonctions de maintien de la racine. Donc l’ICANN n’a là-dessus pas une grande importance.
Ensuite, il y a tout un tas d’autres décisions qui sont indépendantes de ça. Par exemple, la plupart des gens utilisent Internet pour un accès au Web, donc les choix techniques faits par les auteurs des navigateurs ont une influence énorme. Aujourd’hui, beaucoup de gens ne savent pas aller sur un site Web sans utiliser une recherche Google. Donc Google a un pouvoir énorme.
Par conséquent, on peut critiquer l’ICANN tant qu’on veut, mais il faut aussi relativiser : ce n’est pas la seule source de pouvoir sur l’internet, loin de là !
Cette remise en cause ne vous paraît donc pas justifiée ?
Si, ce n’est pas du tout normal qu’il y ait une fonction qui soit gérée par un seul gouvernement, même s’il faut relativiser son importance. Aujourd’hui, le modèle de gestion de la racine est mono-gouvernemental : il y a un gouvernement particulier qui la gère et qui a un monopole. Ce n’est évidemment pas du tout normal.
D’un autre côté, on n’a pas de « solution de rechange » pour l’instant, dans la mesure où personne n’a cette légitimité aujourd’hui, et certainement pas l’UIT, ça c’est sur ! Il n’y a pas d’organisation internationale qui représente vraiment les internautes, les utilisateurs, etc. Peut-être qu’il faudrait la construire, mais c’est une tâche de très longue haleine...
Que proposent alors les États qui tentent de nuire à l’ICANN ? Qu’est-ce que cela pourrait changer pour les utilisateurs ?
Concrètement, ça pourrait changer que l’ajout d’un nom de domaine dans la racine comme le .xxx dépendrait - comme tous les processus onusiens - de l’accord unanime de tous les gouvernements. Autrement dit, ce serait l’occasion de faire plus de réunions internationales, de débats, de discussions... C’est clair que s’il fallait l’accord de tous les gouvernements, des domaines comme le .gay n’auraient aucune chance de passer le filtre de la censure !
Considérez-vous que le cadre onusien soit adapté pour traiter de ces questions ?
Non, le cadre onusien n’est pas du tout adapté : il est horriblement lent, inefficace... Mais ce ne sont pas tant les considérations techniques qui sont en cause, mais plutôt les visions politiques. L’UIT a toujours promu une vision du réseau correspondant à quelque chose de contrôlé, de centralisé... Depuis 10 ans, le grand projet de l’UIT c’est ce qu’ils appellent les « Next Generation Network » (NGN), où tout est conçu et architecturé pour faciliter l’écoute, le contrôle, le fait qu’on puisse savoir ce qui passe sur le réseau... Une des premières normes technique qui est sortie des NGN, c’était sur le Legal Interception, l’écoute des messages, ce qui montre les préoccupations de l’UIT... Le réseau est vu avant tout comme un danger, et les utilisateurs sont vus comme un danger, c’est la vision de la plupart des gouvernements sur Terre.
Or les normes techniques reflètent ça. Le problème n’est donc pas la compétence technique de l’UIT, mais sa vision politique. Quand on écoute les discours à Dubaï, les remarques qui reviennent à chaque fois, c’est en gros plus de contrôle, plus d’harmonie... ce n’est pas des demandes de plus d’ouverture,... C’est au contraire des demandes pour restreindre l’ouverture d’Internet !
Après avoir lancé à la mi-octobre une consultation publique, la France n’a exprimé aucune position officielle quant à cette conférence. N’est-ce pas un mauvais signal ?
Pour moi, le seul intérêt de cette conférence, c’est que c’était l’occasion d’avoir des débats collectifs sur des sujets comme la neutralité du Net. Là-dessus, il est certainement dommage que le gouvernement français n’ait pas exprimé de position claire étant donné qu’il y avait des dangers importants. Le premier danger étant que des pays demandent de la censure à tous les étages, et le deuxième étant le fait qu’il y a des gens qui profitent de la conférence de Dubaï pour faire avancer cette idée qu’il faudrait que les opérateurs puissent faire payer les services auxquels ils donnent accès. C’est ce que les économistes appellent le marché biface, où les opérateurs seraient payés à la fois par leurs clients et par les services auxquels ils donnent accès. C’est évidemment dans leur intérêt, mais ce n’est pas du tout dans celui de l’internet.
Quelle issue voyez-vous à ce sommet de l’UIT ?
C’est purement théorique comme débat, puisque de toute façon, personne n’a jamais sérieusement pensé que la Conférence de Dubaï déboucherait sur quoi que ce soit, étant donné que les États-Unis refusent absolument tout changement ! Évidemment, celui qui a le monopole n’est jamais « pour » perdre son monopole. Le sommet n’avait donc aucune chance de toute façon de déboucher. C’était une perte de temps et d’argent depuis le début ! Le débat est très intéressant du point de vue intellectuel, mais en pratique, ça ne changera rien...
Votre constat est très sévère... Pourquoi un tel pessimisme ?
Car il faut l’unanimité et les États-Unis sont contre, de la même manière qu’une bonne partie des pays n’ont pas envie que ce soit la Chine, la Russie ou l’Arabie saoudite qui aient un droit de veto sur des décisions concernant l’internet. Beaucoup d’États se disent aussi que le monopole des américains est finalement un moindre mal...
Actuellement, ma principale préoccupation est que pendant qu’il y a cette conférence, les vrais problèmes se posent : les menaces concernant l’ouverture et la liberté de l’internet sont une réalité. Aujourd’hui, la plupart des pays, et pas seulement les États dictatoriaux, ne parlent d’Internet que comme un danger, ne le voient que comme un problème, une sorte de bête féroce qu’il faudrait essayer de domestiquer ! C’est ça le vrai problème, ce ne sont pas les conférences de l’ONU...
Merci Stéphane Bortzmeyer.
Selon Stéphane Bortzmeyer, la conférence de Dubaï « ne changera rien »
-
Ce fait maintenant plusieurs semaines que l’on entend beaucoup parler de risques relatifs à la gouvernance de l’internet. Comment qualifieriez-vous cette gouvernance ? Est-elle uniquement technique ?
Commentaires (5)
Vous devez être abonné pour pouvoir commenter.
Déjà abonné ? Se connecter
Abonnez-vousLe 13/12/2012 à 08h06
J’ai tendance à être de l’avis du monsieur.
Le 13/12/2012 à 08h22
Dans la réalité, les décisions sont réparties entre Firefox, Google, Microsoft, le gouvernement des États-Unis, les lobbys d’ayants droit et des tas d’autres organisations.
C’est ce qui fait que le système est résilient : le pouvoir et les décisions sont décentralisés. Et les quelques problèmes qui surgissent ici où là ne remettent pas en cause ce mode de fonctionnement, mais le renforce.
C’est ça le vrai problème, ce ne sont pas les conférences de l’ONU…
On a bien compris que les conférences de l’ONU ne sont généralement que mises en scène pour satisfaire les jet-setters publics (Doha est aussi un bon exemple). Les occasions de parader au chaud sur le dos de ceux qui travaillent ne se refuse pas mais la corruption de la noble cause ne nous échappe pas.
Le 13/12/2012 à 09h18
Par exemple, la plupart des gens utilisent Internet pour un accès au Web,
Je ne comprend pas trop ce point là : vu la suite, ce n’est pas plutôt un navigateur à la place d’Internet ?
Le 13/12/2012 à 11h30
Le 14/12/2012 à 07h50
Dubaï a s’en décrocher la machoire………." />