Quand la French Tech veut se développer grâce à la protection des données de l’internaute
Préserver la donnée, plutôt que l'exploiter
Le 25 janvier 2018 à 08h30
9 min
Internet
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Si l'on connaît différents écosystèmes French Tech, labélisés, il y en a un qui existe de fait mais dont on parle peu malgré le contexte législatif favorable : celui des sociétés qui misent sur le respect de la vie privée et de l'internaute. De plus en plus de sociétés françaises optent pour cette approche, garanties sans « privacy washing ».
Malgré ce que certains essaient parfois de faire croire, il existe une alternative au tout publicitaire, et surtout, au pistage généralisé des internautes justifié par la gratuité des services. Et bien que l'on entend plus souvent parler de la French Tech pour ses objets connectés ou ses initiatives parfois loufoques, un savoir-faire français s'illustre bien en la matière.
40 ans de CNIL et un combat pour la protection des données toujours vif
Si notre pays a été pionnier dans la création d'une instance comme la CNIL il y a 40 ans, ces dernières années ont été celles de l'émergence de plusieurs acteurs qui se positionnent clairement pour une préservation de la vie privée de l'internaute. Ce, face à des géants américains qui vivent de la collecte massive de données et d'une position désormais dominante, notamment sur le terrain publicitaire.
Le tout est poussé par un Règlement européen sur la protection des données (RGPD) et l'arrivée du règlement ePrivacy. Deux textes que ces jeunes sociétés voient comme une opportunité de construire un monde numérique meilleur, après une décennie de dérapages incontrôlés, dont certains ont bien profité.
Des acteurs comme Criteo et Teads (Altice), mais aussi certains éditeurs de presse, s'inquiètent néanmoins à longueur de tribunes (voir ici, là ou encore là) du renforcement de la protection des citoyens, parfois même via des campagnes vidéo. Le tout en agitant le chiffon rouge de millions d'euros qui seraient perdus pour le financement du journalisme de qualité, à la manière d'une industrie musicale refusant de se réformer il y a 15 ans.
Autre argument avancé, cette protection accrue pourrait donner l'avantage aux géants du Net, chez qui les utilisateurs sont identifiés. Ils feraient pourtant face aux mêmes obligations et proposent déjà la possibilité de couper le ciblage publicitaire au sein de leurs paramètres, en général de manière assez simple.
Bref, on assiste à une transformation par le numérique déjà vu dans d'autres industries, sur fond de mécontentement des internautes qui bloquent de manière croissante les trackers et publicités face aux abus quotidiens, dont l'industrie est consciente. Ce qui ne l'empêche pas de jouer parfois à un jeu du chat et de la souris.
À l'inverse de ce mouvement rétrograde, certaines jeunes pousses ont décidé de faire de ces évolutions du droit et de la montée en puissance de la notion de « privacy by design » leur chance. Elles parient ainsi sur un marché où elles pourront se distinguer grâce à la prise de conscience des problématiques autour de la vie privée, et attirer assez d'utilisateurs pour assurer leur financement, leur croissance et constituer un nouvel équilibre face aux géants du Net.
Ne pas voir le respect de la vie privée comme un risque
Il y a bien entendu la pléthore de services de chiffrement des e-mails, des messages ou encore des SMS avec des outils comme ProtonMail, Signal ou Silence. D'autres se focalisent sur les appareils, comme eelo de Gaël Duval (créateur de Linux Mandrake). Mais cette question va bien au-delà et vise désormais des outils grand public, du quotidien.
Le cas le plus emblématique est bien entendu Qwant, créé par Éric Léandri en 2013, qui veut s'imposer comme alternative à Google tant dans la recherche que sur des services annexes, sans profilage publicitaire. La société est en partie financée par Axel Springer et la Caisse des dépôts, qui sont montés à son capital ces dernières années.
De quoi proposer de nouveaux services, changer de look, s'adapter à différentes langues, lancer une version pour les jeunes, des applications mobiles, s'associer à Mozilla et Inria, racheter un concurrent, inciter des ministères à utiliser son service, etc. La société veut ainsi s'imposer face au très actif DuckDuckGo et ses 6 milliards de recherches par an.
La lutte contre Google (et plus globalement les géants du Net) est néanmoins une action parfois très franco-française, puisque nous comptons une association plutôt active en la matière : Framasoft. Ici, il n'est pas question de levées de fonds ou de services financés par la publicité et les partenariats, mais de montrer que les alternatives (libres) sont possibles.
D'une certaine manière, on peut penser que c'est le travail et le discours de cette petite équipe qui a motivé tant de personnes à se poser la question de la dépendance aux plateformes et à tenter des solutions qui se veulent différentes. On pense par exemple à des suites de services à l'aspect social et green comme Newmanity.
On retrouve d'ailleurs plusieurs personnes engagées auprès de l'association dans les différentes sociétés évoquées ici. Elle continue d'ailleurs de travailler à de nouvelles approches et, outre ses initiatives CHATONS et Contributopia, elle a décidé de proposer cette année une alternative décentralisée à YouTube : Framatube.
Côté messagerie, Caliopen a sauté le pas il y a quelques années, sous l'impulsion de Laurent Chemla. Ce cofondateur de Gandi (pâtissier à ses heures) a pu compter sur le soutien de l'hébergeur pour financer et soutenir le projet, mais aussi de Qwant, l’Université Pierre et Marie Curie et Bpifrance.
Une première version alpha assez basique est sortie fin 2017, la bêta étant attendue pour avril et la version stable pour la fin de l'année. L'un de ses défis se situe au niveau du concept de Privacy Index qui doit indiquer le niveau de confiance de chaque communication. Un élément complexe d'un point de vue technique, mais aussi de l'interface. L'équipe travaille d'ailleurs avec Julien Dubedout sur ces questions.
Cozy Cloud : un projet pour vous redonner la main sur vos données
Manque la question du stockage et de l'accès aux données pour disposer d'un environnement numérique presque complet. Et ici, c'est Cozy Cloud qui a décidé de se placer. Tristant Nitot (ex-Mozilla) a rejoint l'aventure dès 2015, financée par de premiers investisseurs puis soutenue par Bpifrance, dans le cadre d'un partenariat avec Gandi.
Mi-2016, la MAIF investissait pas moins de trois millions d'euros lors d'un tour de table de quatre millions. L'idée pour l'assureur était de favoriser l'émergence d'un service proposable à ses sociétaires, en soutenant une alternative dans la conservation, l'accès et la portabilité des données. Un point vital avec l'arrivée du RGPD.
Cozy Cloud s'est d'ailleurs investi dans le projet MesInfos avec la Fing (voir notre analyse).
Une v3 bien différente du projet de départ
De tous les services visant la vie privée que nous suivons depuis quelques années, Cozy est sans doute celui dont la conception a le plus évolué. Sans doute à cause d'une hésitation sur le modèle à suivre les premières années, tout du moins jusqu'à l'arrivée de la MAIF.
Cela se vérifie tant sur l'interface que sur le modèle économique ou sur les solutions techniques utilisées (désormais du Go). Le départ houleux du co-fondateur et CTO mi-2016 a sans doute été l'occasion de remettre des choses à plat. Au départ, il s'agissait de proposer à chacun de s'auto-héberger sur un Raspberry Pi (par exemple), avec des applications en partie communautaires. Désormais, on pourrait plutôt parler d'une plateforme de reprise en main des données, ouverte à tous.
Là aussi, un gros travail graphique a été entrepris pour le projet connu depuis quelques mois comme la v3 de l'outil. L'auto-hébergement maison est bien entendu toujours d'actualité, mais un service hébergé est disponible et des solutions en partenariat avec la MAIF ou Gandi pourront également être proposées.
Sa présentation a été effectuée en juin dernier, avec le lancement d'un programme à destination des développeurs de petits services connus sous le nom de « connecteurs ». Une plateforme de test était depuis en cours, mais la version finale était attendue. Elle est lancée aujourd'hui, nous reviendrons sur le sujet un peu plus tard dans la journée.
Vers une fédération de la French Tech Privacy ?
Comme on peut le voir, il existe donc presque de quoi disposer d'une solution numérique entièrement française, respectueuse de la vie privée, avec des fonctionnalités que l'on ne retrouve parfois pas ailleurs.
Certes, plusieurs outils sont encore en gestation, notamment CaliOpen, mais les travaux en cours vont dans le bon sens et il ne faudra sans doute pas attendre très longtemps pour que tout cela soit utilisable au quotidien. Le cas de Cozy montre que la patience paie en la matière.
On note également que cet écosystème est déjà en partie lié, bien que chaque projet soit indépendant. On retrouve parfois de mêmes acteurs impliqués ici ou là, des associations comme Framasoft ou Pas Sage en Seine qui font office de liant, permettant à tout le monde de se retrouver parfois autour d'une même table, etc.
On se demande tout de même si les interactions ne gagneraient pas à être plus nombreuses : évènements communs, communication groupée, outils et ressources partagées, etc. Lors de nos derniers échanges avec les équipes, c'est une possibilité qui est dans toutes les têtes... mais rien n'est pour le moment en place.
Une fédération des sociétés « French Tech » misant sur la vie privée pourrait-elle exister ? Serait-elle utile ? Permettrait-elle à cette problématique d'être plus visible ? Sans doute. Il ne reste plus qu'à tous ceux qui sont impliqués dans ce secteur à l'imaginer, et à la faire vivre.
Cela pourrait sans doute attirer les utilisateurs espérant voir les promoteurs d'un Internet plus respectueux gagner en puissance, en visibilité et en crédibilité.
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Commentaires (4)
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Abonnez-vousLe 25/01/2018 à 08h55
Il me tarde de lire votre article sur la V3 de cozy :-)
Merci.
Le 25/01/2018 à 09h52
Super article !
Le 25/01/2018 à 16h46
En effet, j’avais vu au CES une techno française pas mal justement sur la reconnaissance d’objet qui se vantait de le faire avec respect de la vie privée en évitant de conserver des données.
Ainsi, elle fait une reconnaissance à l’instant T, mais ne garde rien en mémoire.
Le 30/01/2018 à 16h53
Entre Digiposte et Cozy Cloud, hormis le stockage de photo, quel est la différence.
Ps: je n’ai pas testé Cozy.