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Responsabilité des hébergeurs : erreurs et errements autour de l’adverbe « manifestement »

G.I. J.O.

Responsabilité des hébergeurs : erreurs et errements autour de l’adverbe « manifestement »

Le 07 janvier 2022 à 14h51

Une bourde sur Légifrance ? Depuis le 1er janvier 2022, un adverbe fondamental dans la loi qui régit la responsabilité des hébergeurs comme Twitter ou Facebook avait disparu du texte, sans cause ni explication. Après signalement au ministère de la Culture, il est réapparu comme si de rien n'était. 

Cet adverbe n’est pas seulement un levier permettant de lutter contre les contenus illicites publiés sur ces services en ligne. Il est aussi le garant de la liberté d’expression, d’information et de communication, outre de la liberté d’entreprendre.

Un système à l’équilibre subtil, esquissé par la directive de 2000 dite « e-Commerce », transposé en France dans la loi sur la confiance dans l’économie numérique de 2004 (LCEN).

Cette LCEN avait fait l’objet d’une « réserve d’interprétation » par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 10 juin 2004. Cette technique permet aux Sages de la rue de Montpensier de valider un texte de loi, tout en imposant leur grille de lecture qui s’impose à tous.

Très schématiquement, un hébergeur a l’obligation de retirer des contenus mis en ligne par un internaute dans deux hypothèses :

  • Le contenu a été reconnu illicite par une décision de justice
  • Le contenu a une illicéité apparente

Pour cette dernière situation, le Conseil constitutionnel a estimé que cette apparence d'illicéité devait être « manifeste ». 

Dans les rouages de ces dispositions, l’obligation de retrait pesant sur Twitter par exemple trouvera son origine soit dans un jugement (« moi juge, j’estime que ce contenu est bien diffamatoire et doit être retiré »), soit dans les seuls faits. Dans ce cas, le contenu doit être manifestement illicite, puisque l'obligation de retrait s'effectue sans juge.

Autre façon de poser les termes : quand l’illicéité est flagrante, patente, frappe la rétine et ne pose aucun doute, l’intermédiaire doit retirer tel message, telle vidéo, tel propos, sous peine d'engager sa responsabilité. Quand l'illicéité ne présente pas ce degré d'évidence, il faut faire appel au juge qui tranchera, puisque l'hébergeur ne dispose pas des mêmes connaissances. 

Et arriva la loi Avia

Saut dans le temps pour arriver aux abords des débats portant sur la proposition de loi Avia.

Le 16 décembre 2019, le sénateur Philippe Bonnecarrère (Union centriste) a voulu consacrer la fameuse réserve d’interprétation du Conseil constitutionnel, dans cette future loi contre la haine en ligne. Son amendement vient donc inscrire dans le marbre de la LCEN l’adverbe « manifestement ».

L'enjeu ? « Préciser explicitement que la responsabilité pénale ou civile des hébergeurs ne peut être engagée que s’ils omettent de retirer un contenu notifié dont l’illicéité présente un caractère "manifeste" », explique l'exposé des motifs. 

Le parlementaire s'en explique :

« Cette particularité du régime de responsabilité aménagée dont bénéficient les hébergeurs est une exigence constitutionnelle destinée à préserver la liberté d’expression et de communication sur Internet. Elle ne résulte actuellement que de l’importante réserve d’interprétation formulée par le Conseil constitutionnel, mais n’a jamais été expressément inscrite dans le texte même de la LCEN ».

L’amendement fut adopté, sans grandes discussions dans l'hémicycle, ce 17 décembre 2019. Il passa sans embûche devant les députés, en nouvelle lecture, pour figurer dans le texte final, et passer entre les gouttes de l’examen au Conseil constitutionnel, avant sa destination finale : le Journal officiel le 25 juin 2020

Une comparaison avant/après sur l’arrivée de l’adverbe « manifestement » :

LCEN

La LCEN avant la loi Avia (capture du 23/06/2020)

LCEN

La LCEN après la loi AVIA (capture du 26/06/2020)

Au 1er janvier 2022, suite à un échange téléphonique avec Me Ronan Hardouin, spécialisé dans la responsabilité des hébergeurs, nous constatons nous aussi une curiosité : l’adverbe, ajouté par la loi Avia, a disparu de cet article 6 de la LCEN. 

Problème : nos recherches dans les textes votés depuis 2020 ne fournissent aucune explication. Et la petite enquête collaborative lancée sur Twitter par Me Alexandre Archambault est restée tout autant infructueuse ( ou encore ).

Une erreur désormais réparée

Faute de mieux, nous avons contacté en début de semaine une source au ministère de la Culture. Enquête et retour là encore vains. Au point où la rue de Valois a saisi dans la foulée le secrétariat général du gouvernement, soit le chef d'orchestre de Légifrance. 

Finalement, sans tambour ni trompette, l’adverbe a réapparu comme le montrent ces captures. La première a été effectuée par nos soins le 5 janvier, la seconde ce matin.

LCEN rustine

L'adverbe, absent de l'article 6 de la LCEN (capture du 05/01/2022) 

LCEN rustine

L'adverbe finalement de retour dans la LCEN '07/01/2022)

Et renseignement pris, il s’agissait bien d’« une erreur », nous confirme une source interne. Ce fait rarissime sur Légifrance est désormais corrigé.

De telles erreurs peuvent bien entendu avoir des conséquences importantes pour les dossiers en cours. Le cas traduit aussi notre dépendance à cette source unique du droit positif en France, sachant que sans notre signalement, nul ne sait combien de temps le bug aurait survécu dans le « code ».

Un équilibre malgré tout mis à plat

En première apparence, ce retour de l’adverbe « manifestement » est une bonne nouvelle. Et pour cause, avions-nous souligné plus haut, l'amendement initial consacre la jurisprudence du Conseil constitutionnel : d'une part, il fixe le droit pour le mettre à l’écart d'hypothétiques revirements. D'autre part, il instaure un haut seuil de déclenchement de l'obligation de retrait pour Facebook et les autres hébergeurs.

Seulement... revenons un instant sur l'amendement sénatorial. L’adverbe « manifestement » a certes été ajouté dans la LCEN, mais... pas nécessairement au bon endroit.

Explications. En 2004, le Conseil constitutionnel avait indiqué que les dispositions examinées « ne sauraient avoir pour effet d'engager la responsabilité d'un hébergeur qui n'a pas retiré une information dénoncée comme illicite par un tiers si celle-ci ne présente pas manifestement un tel caractère ou si son retrait n'a pas été ordonné par un juge ».

Dans sa réserve d’interprétation, l’adverbe « manifestement » était donc accolé aux « faits et circonstances faisant apparaître » le caractère illicite.

« Les personnes physiques ou morales qui assurent, même à titre gratuit, pour mise à disposition du public par des services de communication au public en ligne, le stockage de signaux, d'écrits, d'images, de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services ne peuvent pas voir leur responsabilité civile engagée du fait des activités ou des informations stockées à la demande d'un destinataire de ces services si elles n'avaient pas effectivement connaissance de leur caractère illicite ou de faits et circonstances faisant apparaître [manifestement, dixit la réserve] ce caractère ou si, dès le moment où elles en ont eu cette connaissance, elles ont agi promptement pour retirer ces données ou en rendre l'accès impossible ».

L’amendement a bien ajouté cet adverbe non sur cette expression, mais sur celle relative aux décisions de justice :

« Les personnes physiques ou morales qui assurent, même à titre gratuit, pour mise à disposition du public par des services de communication au public en ligne, le stockage de signaux, d'écrits, d'images, de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services ne peuvent pas voir leur responsabilité civile engagée du fait des activités ou des informations stockées à la demande d'un destinataire de ces services si elles n'avaient pas effectivement connaissance de leur caractère manifestement [loi Avia] illicite ou de faits et circonstances faisant apparaître ce caractère ou si, dès le moment où elles en ont eu cette connaissance, elles ont agi promptement pour retirer ces données ou en rendre l'accès impossible ».

Au delà de l'erreur aujourd'hui rectifiée, les conséquences de ce mauvais ciblage engagé par la loi Avia sont encore incertaines. Dans le scénario du pire, il pourrait malmener l’équilibre introduit dans la loi initiale, objet d’une intense jurisprudence depuis 2004… Puisque, répétons-le, Internet est tout sauf une zone de non-droit. Manifestement.

Commentaires (15)

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Le site est manifestement mis à jour par un stagiaire :ouioui:



Bravo pour votre vigilance :yes:

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Ou par une personne souhaitant redonner au texte son sens initial… ;)

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Et renseignement pris, il s’agissait bien d’« une erreur », nous confirme une source interne. Ce fait rarissime sur Légifrance est désormais corrigé.


Ouch, inquiétant quand même. Comment être sûr du caractère rarissime? Il va falloir monter un collectif de surveillance? :ooo:

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On pourrait l’automatiser :)

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L’amendement a bien ajouté cet adverbe non sur cette expression, mais sur celle relative aux décisions de justice[…]
Au delà de l’erreur aujourd’hui rectifiée, les conséquences de ce mauvais ciblage engagé par la loi Avia sont encore incertaines.


Bof, vu que les « faits et circonstances faisant apparaître ce caractère » fait référence au caractère définit comme « manifestement illicite », je ne pense pas que cela change le sens de la phrase.

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Y a-t-il une autre source officielle accessible pour lire les textes de loi ?

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Legifrance n’avait pas été “gitifié” il y a quelques années ?

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Et ceci n’est pas Manipuleusement licite, d’ailleurs.



On fait une commande groupée de papiers avant d’être sans ?
La consultation habituelle du service légifrance à des des fins Robertiennes est-elle manifestement illicite ?
Vit-on, au présent et à l’inverse, la proposition du fameux titre : the law is code ?

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A quand la loi migrée sur une plateforme reposant sur git :p ?

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Ça ne servirait à peu près à rien.



Git est conçu pour te permettre d’historiser UN projet mais avec toujours en vue de faire évoluer LA version courante. Tu vas parfois te référer à l’historique mais dans les faits les seuls “points temporels” marquants sont les versions tagguées.
Ajoute à ça le fait que un projet a un périmètre à peu près délimité même si celui-ci tend à croître avec le temps, et que dans la pratique on pousse les utilisateurs à migrer vers de nouvelles versions.



Les lois…




  • Possèdent CHACUNE une période de validité intrinsèque pour chaque itération, qui va régir potentiellement des milliers de situations juridiques, dont la résolution requiert (hélas) souvent des années voire maintenant des dizaines d’années quand le conflit fait tout le trajet possible (jusqu’à Cour de Cass -> Appel de renvoi -> Re-cass).

  • N’ont jamais un périmètre préétabli : entre les lois “thématiques” ciblées (cool, un bloc de code juridique isolé), les lois thématiques “généralistes” (qui doivent toucher à plein d’anciens textes, aussi bien des articles de codes que d’autres lois) et les lois “fourre-tout” (inutile d’expliquer)… Il est extrêmement difficile sinon impossible d’anticiper.



Tenter de “gitifier” le système législatif en l’état actuel reviendrait à créer la vision d’enfer de tout développeur : des milliers de dépôts imbriqués ou interdépendants que l’on devrait interroger pour tirer “l’état du droit à telle date”. Git n’est pas conçu pour ça.



Pour le coup il est nettement plus simple d’avoir une base de données classique, avec chaque itération de chaque texte proprement bornée dans le temps (si le texte modifie d’autres rajouter le lien), et optimiser les requêtes pour restituer toutes les références situées dans un intervalle de temps (généralement un jour, mais pas obligé).



Ce que fait la Fabrique de la Loi en revanche ça c’est cohérent et dans le périmètre de ce que Git sait faire de mieux : pour chaque loi, suivre tous les travaux jusqu’à l’aboutissement (travaux qui n’auront en eux-même jamais la moindre valeur juridique, seul le texte finalement voté “rentre dans le système”).



Je sais pas si j’ai réussi à montrer la différence de fond… xd



EDIT : quant à l’erreur de Legifrance, que je soupçonne d’avoir pris une logique similaire à celle d’un site que j’ai dû faire, je soupçonne la classique erreur de manipulation d’un utilisateur ayant souhaité “reprendre une ancienne version” comme base de travail, ou une “dépublication” malencontreuse, un truc du genre.

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Si je comprends bien ta pensée, ça serait avoir plusieurs repo Git (admettons un par code) bardés de submodules faisant référence à chacun des codes appelés par les différents articles de loi ?



Car effectivement, suivre un seul texte législatif comme le fait “La Fabrique de la Loi” est relativement simple puisque la loi est écrite de la même manière que Git présente des différences (“article 12 alinéa B, la phrase machin est remplacée par bidule”, etc).



Mais ça me paraît aussi assez irréaliste à l’échelle de toute la législation française, surtout au vu de l’imbrication des codes entre eux comme tu l’indiques.

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Heu non j’ai pas vraiment comprit ^^’



Mais je suis très loin d’être un spécialiste, et tu m’a l’air plus calé, donc je peut imaginer que ça ne puisse pas être la bonne solution :p

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Pour essayer de faire plus simple / résumé, imagine deux possibilités extrêmes…



1/ Soit plusieurs milliers de projets à gérer simultanément




  • Un texte de loi (code/loi/décret) = un projet git.

  • Quand une loi est adoptée, si elle modifie d’autres textes (95% du temps), il faut répercuter de nouveaux commits dans chacun des projets associés.

  • Lorsque quelqu’un veut consulter l’état du droit à un instant T, il doit faire un checkout de TOUS les projets (enfin, au moins tous ceux qui l’intéressent pour son point juridique à résoudre) à une date précise puis rassembler “à la main”.



Dans l’absolu tout ceci est automatisable, mais du coup assez peu de plus value à passer par git à mon sens, surtout vu la multiplicité des acteurs qui interviennent.
J’aurais peut-être un avis plus nuancé si la maîtrise de Git était aussi naturelle pour le tout un chacun que l’usage d’un clavier, mais c’est loin d’être le cas.



2/ Soit un unique dépôt Git dans lequel l’intégralité des textes de loi
-> Comme TOUT doit être conservé, je te laisse imaginer la complexité de la gestion des branches pour tenter d’avoir un semblant de lisibilité. xd



Le seul vrai intérêt finalement d’une approche par git ce serait l’aspect “sauvegarde éternelle” par la décentralisation puisque tout un chacun pourrait cloner les dépôts et ensuite faire des recherches à sa sauce… Exactement comme Legifrance. Oh wait! xd

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Oui, je pensais plutôt a un seul git pour “tout” (ou bien un projet pour la loi, un pour le code de la route, etc), et toutes les projets de loi sont des merge-requests. L’idée étant de tirer partie des capacités de git a prendre n’importe quel texte et voir son évolution, et être capable de faire des diffs de différentes versions / commits. Les branches ne seraient que des versions en cours de discussions, et la branche principale la version appliquée.



On pourrait aussi permettre une meilleure proximité entre un texte de loi et ses décrets d’applications ^^



je pense aussi qu’on pourrait faciliter les références d’un articles a l’autre, en utilisant les URLs, par exemple, ou avec un système qui est capable de référencer systématiquement les bonnes ressources sans intervention humaine (un peu comme wikipédia)

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Jarodd a dit:


Legifrance n’avait pas été “gitifié” il y a quelques années ?


Tu parles de ce travail là peut-être non?: https://www.lafabriquedelaloi.fr/

Responsabilité des hébergeurs : erreurs et errements autour de l’adverbe « manifestement »

  • Et arriva la loi Avia

  • Une erreur désormais réparée

  • Un équilibre malgré tout mis à plat

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