VIGINUM décrypte les liens entre un dictateur de l’ex-URSS et des indépendantistes d’outre-mer
À bas coups
L'Azerbaïdjan, présidée pendant 10 ans par l'ancien chef du KGB, et depuis 21 ans par son fils, accueille à bras ouverts depuis plus d'un an les indépendantistes des territoires de la France d'outre-mer. Sur Internet, ses armées de trolls tentent aussi de jeter de l'huile sur le feu en cherchant à instrumentaliser le « colonialisme français ».
Le 04 décembre à 09h38
12 min
Société numérique
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Le dernier rapport de VIGINUM, le service de vigilance et protection contre les ingérences numériques étrangères, documente une campagne numérique de manipulation de l’information « ciblant les DROM-COM et la Corse », et « émanant d'un organisme de propagande d’État basé en Azerbaïdjan », le Baku Initiative Group (BIG), du nom de la capitale azérie :
« Diffusant des contenus à la ligne éditoriale résolument hostile à la France, ces acteurs cherchent délibérément à exploiter la situation politique et économique dans les départements, régions et collectivités d'Outre-Mer (DROM-COM) et en Corse ainsi qu’à instrumentaliser l’histoire de la présence française sur le continent africain pour des finalités malveillantes. »
Son objectif est de « tenter (sans succès) de remettre en cause l’intégrité territoriale de la France dans ses territoires ultramarins, en instrumentalisant notamment les mouvements et idées indépendantistes », résume VIGINUM.
Or, et malgré ses « tentatives répétées et grossières » de s’implanter dans le débat public numérique francophone, « le BIG n’a pas réussi à obtenir la visibilité probablement escomptée » auprès des populations ciblées par leurs manœuvres.
Ce pourquoi, et « compte tenu de l’activisme déployé par l’organisation azerbaïdjanaise pour gagner en visibilité, sans succès », VIGINUM a décidé de le baptiser « UN-notorious BIG », en référence au célèbre rappeur américain.
L'Azerbaïdjan figure à la 164ᵉ position (sur 180) du classement RSF de la liberté de la presse. Après avoir été présidé, de 1993 à 2003, par l'ex-chef du KGB en Azerbaïdjan, Heydar Aliyev, le pays est depuis dirigé par son fils, Ilham Aliyev, réélu président en 2008, 2013, 2018 ainsi qu'en février dernier, avec 92,1 % des voix.
Qualifié de « dictature impitoyable » par Le Monde, « l’une des plus féroces au monde » par Cash Investigation, le pays est aussi connu pour sa « diplomatie du caviar », consistant à verser des cadeaux, voire à financer des personnalités et responsables politiques étrangers.
L'Azerbaïdjan est aussi tristement célèbre pour ses nombreuses atteintes aux droits de l'homme, allant jusqu'à installer des caméras cachées pour partager les « sextapes » de dissidents sur les réseaux sociaux, et fomentant des tentatives d'assassinats à l'étranger, y compris en France.
Le groupe d'initiative de Bakou « contre le colonialisme français »
Sur son site, le Baku Initiative Group (BIG) se présente comme une organisation non gouvernementale internationale qui « se consacre à la promotion de partenariats internationaux dans les domaines de la décolonisation et des droits de l'homme » :
« Le Groupe d'Initiative de Bakou mène principalement ses activités conformément aux normes et principes internationaux, en se concentrant sur la lutte contre le colonialisme et le néocolonialisme, tout en protégeant et en promouvant les droits de l'homme, qui sont essentiels dans le processus de décolonisation. »
Sa page d'accueil arbore une colombe de la paix volant au-dessus de l'Azerbaïdjan, reliée aux drapeaux de territoires d'outre-mer français : Polynésie française, Nouvelle-Calédonie, Martinique, Guadeloupe, Guyane française, ainsi qu'à celui de la Corse.
Lors de sa création, le 6 juillet 2023, son intitulé était encore plus explicite : « groupe d'initiative de Bakou contre le colonialisme français ». Ses membres, des militants indépendantistes des DROM-COM, avaient été conviés à Bakou, capitale de l'Azerbaïdjan, à l'occasion d'une table ronde intitulée « Vers l'élimination complète du colonialisme », en marge d’une réunion ministérielle du Mouvement des pays Non-Alignés (MNA).
Créée du temps de la Guerre froide pour se départir de l'influence des États-Unis et de l'URSS, le MNA a en effet été présidé par l'Azerbaïdjan, de 2019 à 2024. Son but affiché : assurer « l'indépendance nationale, la souveraineté, l'intégrité territoriale et la sécurité des pays non alignés dans leur lutte contre l'impérialisme, le colonialisme, le néocolonialisme, la ségrégation, le racisme, et toute forme d'agression étrangère, d'occupation, de domination, d'interférence ou d'hégémonie de la part de grandes puissances ou de blocs politiques ».
La conférence elle-même avait été organisée par le Centre d'analyse des relations internationales (AIR Center), un think tank présidé par un ancien diplomate et ambassadeur de l'Azerbaïdjan. VIGINUM relève d'ailleurs qu'il avait été créé, en 2019, par un décret du Président de la République d'Azerbaïdjan Ilham Aliyev, qui le qualifiait d' « entité juridique publique qui fournit des documents scientifiquement analysés aux organes de l'État de l'Azerbaïdjan ».
Une ONG artificiellement soutenue par des centaines de trolls
Non content d'être une organisation sous influence, bien plus qu'une « organisation non gouvernementale », VIGINUM a aussi découvert que BIG est également artificiellement soutenu par une armée de « comptes inauthentiques » et ce, depuis son lancement.
VIGINUM a en effet identifié, le jour même du lancement officiel de BIG, une première campagne orchestrée impliquant 895 utilisateurs associant trois hashtags sur la plateforme X, « #NonAlignedMovement #France #Colonialism » dans 7 305 tweets, agissant de manière coordonnée, totalisant plus de 1 000 publications en l’espace de dix minutes, caractéristique d’un comportement automatisé.
Une seconde campagne coordonnée eut lieu le 22 septembre 2023, à l'occasion d'une conférence intitulée « Decolonization : Peaceful Revolution », organisée par le BIG au siège des Nations unies à New-York. Ce jour-là, 882 utilisateurs postèrent 8 308 tweets avec les quatre hashtags « #colonialism #neocolonialism #France #Macron ».
99 % de ces publications étaient illustrées par de vidéos de l’évènement ou de visuels des différentes déclarations officielles, et 83,5 % reprenaient la même citation : « Baku initiative group raises issue of neocolonialism at @un. final statement. #colonialism #neocolonialism #france #macron @emmanuelmacron », attestant de l’usage de la technique du copy-pasta.
De plus l'indicateur VIGI-CMT (qui calcule la probabilité qu'un sujet soit manipulé par amplification artificielle sur X) indique un score très élevé (99 %), « signe d’une amplification inauthentique de la diffusion de ces hashtags par un noyau restreint de comptes », précise VIGINUM.
Le 20 octobre 2023, une troisième campagne coordonnée, elle aussi en marge d'une conférence de BIG, permettant à son armée de trolls de propulser des tweets copiés-collés accompagnés d’images d’archives renvoyant à des atrocités associées au passé colonial français.
VIGINUM a identifié deux autres campagnes de ce type, la dernière ayant eu lieu en février 2024, suite à l’arrestation, « dans le cadre d’une information judiciaire portant sur des faits qualifiés d’association de malfaiteurs terroriste, de fabrication d’engin explosif en relation avec une entreprise terroriste, et de destruction dangereuse en relation avec une entreprise terroriste », de deux militants d'un nouveau parti indépendantiste corse, Nazione, qui venait d'appeler à « soutenir la lutte armée » et à « la création d’une République corse ».
En mai, VIGINUM détectait sur X et Facebook une « propagation massive et coordonnée de contenus manifestement inexacts ou trompeurs » accusant les forces de l’ordre françaises d’ouvrir le feu sur des manifestants indépendantistes dans le cadre des émeutes en Nouvelle-Calédonie, ce qu'elle avait alors déjà documenté.
Des trolls soutenant le président-dictateur, et son parti politique
Si le BIG n’a pas directement participé à cette manœuvre informationnelle, « au moins 348 » des comptes ayant contribué à l'opération avaient été identifiés par VIGINUM comme appartenant à un cluster de 423 comptes inauthentiques ayant participé à chacune des quatre premières opérations de manipulation.
93% des 423 comptes utilisaient majoritairement la langue azérie, et 115 comptes (soit 27%), ont déclaré dans leur localisation, ou leur biographie, être situés en Azerbaïdjan, dans une ville azerbaïdjanaise ou dans un district du pays.
De plus, le 20 janvier, qui est un jour férié en Azerbaïdjan, le nombre de tweets a chuté à 1 300 publications, contre 6 000 pour les autres jours de la semaine, « semblant confirmer que les 423 comptes analysés publient lors de jours ouvrés », relève VIGINUM.
Parmi les liens les plus partagés par les membres du cluster, figurent en outre celui de la présidence azerbaïdjanaise, president[.]az (59,4% des cas), l’agence de presse de l’État azerbaïdjanais, azertag[.]az (12,7%), et le lien vers le site internet du parti présidentiel, yap[.]org.az. (9,4%).
Entre le 1er février et le 10 février 2024, 414 des 423 comptes (soit 98%) ont partagé des hashtags appelant à la candidature du président sortant, Ilham Aliyev, le qualifiant de « chef victorieux du peuple victorieux ».
VIGINUM a également découvert, grâce à plusieurs erreurs commises par les participants de ce cluster, ses liens avec le parti présidentiel du nouvel Azerbaïdjan (YAP). Plusieurs tweets comportaient en effet, en exergue du message et entre crochets, le jour et l'heure prévus pour leurs publications, suivis d'un prénom (différent de celui du compte X associé) et de la mention « YAP ».
Un autre message, probablement publié par erreur, précise : « Veillons à ce que cette information et cette photo soient largement diffusées par tous les employés et les militants sur les trois réseaux sociaux », suivi de : « Une organisation conjointe du Bureau central du Nouveau Parti d'Azerbaïdjan, de l'Union de la jeunesse du YAP et de l'École supérieure de pétrole de Bakou ».
Le compte qui a posté ce message ne suit par ailleurs que quatre autres comptes, dont celui d’une « consultante sénior pour le YAP dans le district de Tovuz », au nord du pays, elle-même reliés à plusieurs des comptes du cluster.
« Le BIG est notre enfant », se vante le dictateur-président
Le compte X de BIG ne suit, de son côté, que trois comptes : celui du chef du département des Affaires étrangères azerbaïdjanais, de la vice-présidente d’Azerbaïdjan, et celui du président Ilham Aliyev. Sur Instagram, il ne suit que celui d'Aliyev.
Il a en outre publié un message où le président azerbaïdjanais assume la paternité de l’organisation en déclarant : « Le Groupe d’Initiative de Bakou est notre enfant ». Au lendemain de la réélection du président-dictateur, en février dernier, ses comptes X, Facebook, Instagram et LinkedIn se sont félicités de sa victoire, reprenant le hashtag « #QalibXalqınQalibLideri » (« le chef victorieux du peuple victorieux » en français).
« Se revendiquant comme une organisation non-gouvernementale soucieuse de soutenir la lutte contre le colonialisme, le BIG présente en réalité une activité numérique trompeuse, essentiellement dictée par les objectifs de politique étrangère des autorités de Bakou », conclut VIGINUM, « sans toutefois parvenir à l’effet escompté ».
L’analyse de la structure numérique utilisée, ainsi que celle des comptes X prenant part aux différentes manœuvres informationnelles, « a mis en lumière l’implication directe d’acteurs proches du pouvoir politique azerbaïdjanais, notamment des individus liés au parti présidentiel YAP ».
L’étude des contenus diffusés dans les manœuvres d’ingérence numérique a d’autre part permis de « confirmer l’intention malveillante derrière l’activisme du BIG, à savoir dégrader l’image et la réputation de la France auprès des populations des DROM-COM et de la Corse » :
« Par conséquent, la raison d’être revendiquée par le BIG (lutte contre le colonialisme et soutien des initiatives de décolonisation) semble en réalité viser prioritairement la France, révélant ainsi la véritable finalité poursuivie par cette officine de propagande d’État : instrumentaliser les mouvements et idées indépendantistes afin de porter atteinte à l’intégrité territoriale d’un État dont les prises de position ou déclarations sont contraires aux intérêts de l’Azerbaïdjan. »
Le Front International de Libération des Dernières Colonies Françaises
En juin dernier, l'AIR Center justifiait de son côté son soutien aux indépendantistes des territoires d'outre-mer français au motif qu' « en soutenant les revendications territoriales de l'Arménie contre l'Azerbaïdjan et ses actions illégales au Karabakh, la France a directement porté atteinte à l'intégrité territoriale de l'Azerbaïdjan » dans le cadre du conflit du Haut-Karabagh :
« Ce soutien au séparatisme contraste fortement avec les accusations de la France selon lesquelles l'Azerbaïdjan favorise des sentiments anticoloniaux. […] La position de la France sur le conflit Arménie-Azerbaïdjan souligne sa volonté de soutenir les mouvements sécessionnistes lorsqu'elle s'aligne sur ses intérêts tout en condamnant des sentiments similaires lorsqu'ils remettent en question ses pratiques néocoloniales. »
L'Azerbaïdjan a également signé plusieurs protocoles d'entente, « sans aucun fondement juridique », précise VIGINUM, avec des leaders indépendantistes calédoniens et polynésiens. En juillet, BIG a en outre organisé une nouvelle conférence à Bakou, intitulée « Congrès des colonies françaises », soutenant la création d’un « Front International de Libération des Dernières Colonies Françaises » (FILDECOF), réunissant des représentants des formations indépendantistes des DROM-COM et de Corse.
VIGINUM décrypte les liens entre un dictateur de l’ex-URSS et des indépendantistes d’outre-mer
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Le groupe d'initiative de Bakou « contre le colonialisme français »
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Une ONG artificiellement soutenue par des centaines de trolls
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Des trolls soutenant le président-dictateur, et son parti politique
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« Le BIG est notre enfant », se vante le dictateur-président
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Le Front International de Libération des Dernières Colonies Françaises
Commentaires (7)
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Abonnez-vousAujourd'hui à 10h23
Décidément très utile VIGINUM.
Il serai peut être temps de réagir à ce genre d'agression...
Aujourd'hui à 11h42
Ca permet aussi de montrer les méthodes (dans ce cas comme sur d'autre) , il faudrait presque en faire une intervention dans les collèges & les lycées pour montrer aux ados les mécanismes utilisés pour les "influencer" autrement qu'avec des sponso nordVPN & des liens affiliés.
Aujourd'hui à 11h39
Aujourd'hui à 15h06
Le dictateur en question est certes né en URSS, mais il est à la tête de l'Azerbaïdjan depuis 2003, qui n'était plus une république socialiste soviétique depuis fin 1991 suite à la dissolution de l'URSS.
Pourquoi dans ce cas faire allusion à l'URSS ? Par nostalgie de la guerre froide ? Pour insister sur le fait qu'il est dans le camp du mal ?
Je pense que l'Azerbaïdjan est suffisamment connu pour ne pas avoir à rappeler que c'est une ancienne RSS.
Modifié le 04/12/2024 à 15h53
Cela dit comment est organisé le gouvernement, où il puise ses règles, comment il agit et pour quoi il le fait. Et que de plus l'urss n'est pas morte, du moins dans la tête de certains "bienveillants" dictateurs.
Se voiler la face ne sert à rien, l'angélisme est un poison et nos démocraties doivent se donner les moyens de se défendre en n'ignorant pas les moyens de leurs ennemis jurés.
Ah ? Sans doute vrai pour ceux qui sont allés au collège jusque dans les années 90, mais aujourd'hui bien peu seraient capable de le situer sur une carte...
Aujourd'hui à 16h30
L'Azerbaïdjan est juste le pays qui a accueilli la COP 29 le mois dernier avec les polémiques que ça a entraîné (pétrole + Haut-Karabagh) et on en a parlé abondamment lors de sa reconquête du Haut-Karabagh il y a peu. Je veux bien que tu crois que les plus jeunes sont des ignares, mais, ceux-la ne sont probablement pas ici à lire les articles. Et l'URSS doit encore moins leur parler.
Aujourd'hui à 16h58