Vers un assouplissement de l’exportation de technologies de surveillance ?
Qui surveillera les surveillants ?
Le 23 novembre 2020 à 10h55
31 min
Droit
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Le rapport parlementaire sur le contrôle des exportations d'armements estime que « les dangers que font porter les technologies d’analyse des données sont souvent plus dommageables aux droits humains que les équipements militaires ». Il n'en appelle pas moins à faciliter l'exportation des technologies de surveillance et d'interception.
Dans leur rapport parlementaire sur le contrôle des exportations d’armement, rendu public la semaine passée, les députés Jacques Maire (LaREM) et Michèle Tabarot (LR) proposent d'« engager une étude sur la réorientation de la politique d’exportation de la France pour les matériels de surveillance et d’interception ».
Initialement créée en réaction aux ventes d’armes françaises aux acteurs du conflit au Yémen, leur mission d’information s'est également penchée sur les exportations de ce que les anglo-saxons appellent les « matériels sensibles » au sens large. « Au fur et à mesure de leurs travaux, précisent-ils, vos rapporteurs ont décidé d’élargir le champ de leurs investigations pour y inclure non seulement les exportations d’armement mais également celles des biens à double usage, civil et militaire, comme les drones et les systèmes de cybersurveillance, qui comportent des risques absolument majeurs au regard du respect des droits humains ».
Leurs interrogations portaient dans trois grandes directions : le système de contrôle administratif, le rôle du Parlement et les restrictions à l’exportation imposées par des États étrangers, tout en souhaitant « replacer ce débat national au regard de sa contribution possible à la politique française de promotion d’une politique européenne de défense et d’armement ».
Les rapporteurs rappellent en effet que l'« électronique tend à prendre une place de plus en plus importante dans la guerre de demain » et que les nouveaux modes de communication et de brouillage des capacités adverses ainsi que les systèmes de traitement de données permettent de prendre les meilleures décisions dans des environnements complexes et critiques.
« Le risque de détournement paraît largement sous-estimé »
Évoquant le « cas particulier des nouvelles technologies d’interception de communications et de traitement de données », ils soulignent que, dès lors qu'elles « peuvent par ailleurs servir à contrôler l’ensemble des échanges d’une société civile reliée par les outils numériques », elles peuvent aussi être « utilisées à des fins de répression interne des populations », particulièrement « quand elles sont exportées vers des États autoritaires ».
Ils relèvent cela dit qu'un bien ou une technologie dûment reconnu à double usage « peut être néanmoins classé par une décision du ministère des Armées comme relevant de la catégorie réglementaire des matériels de guerre et assimilés s’il est établi qu’il a été spécialement conçu ou modifié pour l’usage militaire ».
Pour autant, « le risque que représente le détournement de biens à double usage à des fins militaires paraît largement sous-estimé selon vos rapporteurs ». Ils évoquent par exemple des moteurs civils « rétro-ingéniérés » pour équiper des équipements militaires, ou encore des objets largement distribués tels les drones civils pour permettre de conduire des attaques d’ampleur, comme l’avait illustré le général François Lecointre, chef d’état-major des armées, lors d’une audition devant la commission des affaires étrangères en novembre 2019 :
« Il est extrêmement inquiétant de constater que l’attaque d’installations de la compagnie pétrolière Aramco en Arabie saoudite a possiblement été exécutée avec des drones assemblés à partir de pièces qui peuvent être achetées sur internet – drones qui ont mené une attaque sur plusieurs centaines de kilomètres, avec une précision impressionnante ».
Les deux rapporteurs considèrent que ces technologies peuvent « parfois être plus dangereuses que les équipements militaires conventionnels ». Ils notent à ce titre que des appareils d’interception et des logiciels d’analyse permettent « un contrôle social à grande échelle sur les populations entières d’États autoritaires », et qu'ils peuvent en faire « un usage massif, permanent et à bas bruit pour éliminer l’opposition ou contrôler une minorité ». L’utilisation par ces États des technologies très pointues développées par des États occidentaux peut donc avoir « des conséquences dramatiques pour les libertés démocratiques ».
Un « régime d’autorisation sauf interdiction »
Si le contrôle des matériels de guerre et celui des biens à double usage ont de nombreux points communs, ces deux régimes sont distincts, rappellent les rapporteurs. M. Bruno Leboullenger, chef du service des biens à double usage (SBDU) au sein du ministère de l’économie et des finances, explique en effet que le dispositif de contrôle des biens à double usage est « davantage adossé aux normes internationales que l’exportation des matériels de guerre, dont le cadre et resté très national ».
Alors que les exportations des matériels de guerre sont soumises à un « régime de prohibition sauf autorisation », les biens à double usage sont quant à eux soumis à un « régime d’autorisation sauf interdiction ». Cela s’explique par le très grand nombre de produits et de transactions concernés qui, pour l’essentiel, font l’objet d’un usage économique tout à fait classique.
Les règles du contrôle relèvent d'autre part du niveau multilatéral. Elles sont transposées dans les obligations qui s’imposent aux États et aux exportateurs par le règlement européen de 2009 sur les biens à double usage. Pour autant, l’exercice du contrôle des biens à double usage n’est pas européanisé et la décision d’autoriser ou non une exportation reste une compétence souveraine des États.
La France a ainsi créé une chaîne de contrôle nationale distincte de celle des matériels de guerre. Le contrôle des biens à double usage se caractérise par une autorité décisionnelle propre désignée par le ministre chargé de l’industrie, en l’occurrence, le ministre de l’Économie et des finances.
« L’exportation de ces technologies se caractérise par des fragilités plus importantes »
Par ailleurs, une commission consultative distincte de la commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG), la Commission interministérielle des biens à double usage (CIBDU), est compétente pour émettre un avis collégial sur les demandes d’exportation de biens à double usage soumis à contrôle.
Malgré cette séparation, le processus d’examen est similaire à celui de la CIEEMG et il est jugé « rigoureux » par les acteurs qui en font partie, relèvent les rapporteurs. La CIBDU, qui se réunit mensuellement, implique une dizaine de ministères, dont par exemple le ministère chargé de la santé qui peut apporter un éclairage dans le domaine biologique. Elle rend un avis, qui peut être assorti de conditions et de demandes d’exclusion, au ministre chargé de l’industrie.
Pour autant, et du fait de la nature des questions qui lui sont soumises ainsi que la sensibilité des informations qui peuvent y être échangées, les délibérations de la CIBDU sont couvertes par le secret de la défense nationale, ce qui ne permet pas aux exportateurs de savoir ce qui serait autorisé, ou pas.
De plus, explique Bruno Leboullenger, le chef du Service des biens à double usage (SBDU) au sein du ministère de l’économie et des finances, des garanties limitent la capacité à détourner ces nouvelles technologies d’interception et de traitement de l’information à des fins de répression interne.
En outre, et contrairement aux armes de petit calibre, ces technologies ne sont pas mobiles, ce qui limite le risque de prolifération. Et compte tenu de leur sophistication, elles nécessiteraient une maintenance soutenue pour être utilisées dans la durée, ce qui exige de nouvelles autorisations.
Pour autant, les rapporteurs considèrent que « l’exportation de ces nouvelles technologies se caractérise par des fragilités plus importantes que celles qui pèsent sur les matériels de guerre qui passent devant la CIEEMG ».
Un contrôle « beaucoup plus difficile que celui des matériels de guerre »
Dans ce domaine, soulignent-ils, l’innovation est en effet rapide, ce qui rend difficile d’anticiper l’application potentielle de certaines technologies. La banalisation de ces technologies et leur diffusion dans la vie civile compliquent dès lors davantage le contrôle à l’export, qui a ainsi toujours un temps de retard.
M. Jean-Marie Simon, directeur général d’Atos France, explique par exemple que l’innovation dans le domaine de l’analyse des données est transversale et les technologies très diffuses. En effet, les algorithmes d’analyse des données sont assez proches quel que soit le domaine. Ce sont les données utilisées qui peuvent être différentes.
Ainsi, un fournisseur de logiciels d’analyse de données financières ou commerciales pourra aisément se diversifier en appliquant ses solutions à des données personnelles permettant un contrôle des populations. Or, si le secteur militaire fait l’objet d’une surveillance constante du ministère des Armées, qui en est le principal client, rien d’équivalent n’existe pour le secteur dual. Ce dernier, majoritairement civil, est caractérisé par une grande pluralité d’acteurs, dont des nouveaux entrants, comme des start-ups ou des PME qui investissent de nouveaux domaines.
Enfin, le commerce des biens à double usage se fait en majorité entre entités privées, ce qui tend à mettre les États à l’écart, notent les rapporteurs. Contrairement aux exportations d’armement, les biens à double usage font rarement partie de la relation bilatérale. En conséquence, il n’existe pas d’environnement administratif qui permet un suivi des exportations de ce type de biens par les postes diplomatiques. En outre, les attachés d’armement en ambassade ne suivent pas les biens à double usage qui ne font par ailleurs pas l’objet d’un soutien à l’exportation.
Par nature, le contrôle des exportations des technologies sensibles est dès lors « beaucoup plus difficile que celui des matériels de guerre ». La tâche du service des biens à double-usage « paraîtrait impossible si ce dernier ne pouvait compter sur l’appui des services de renseignement », qui surveillent et sensibilisent les entreprises repérées envisageant d’exporter vers des pays sensibles.
« Aucune mise en examen n’a eu lieu »
Si la responsabilité de l’État ne peut – « pour l’instant », notent les rapporteurs – être engagée devant les juridictions nationales, plusieurs plaintes visent des industriels au titre de leur activité d’exportateur d’armement. En France, le contentieux serait à la fois « nouveau », mais « réduit ». Au début du mois de décembre 2019, cinq informations judiciaires étaient en effet ouvertes contre X. Mais aucune de ces procédures n’a à ce jour donné lieu à une mise en examen.
L’association des chrétiens contre la torture (ACAT) a ainsi porté plainte, en 2016, pour complicité de crime de guerre et homicide involontaire contre l’entreprise française Exxelia Technologies à la suite d’un bombardement israélien à Gaza. Les missiles employés par l’armée israélienne dans le cadre de ce bombardement étaient dotés de capteurs de provenance française.
Cette plainte a été jugée recevable sur avis conforme du Parquet de Paris. L’ACAT affirme que l’entreprise pourrait s’être rendue coupable de complicité de crimes de guerre ou a minima d’homicide involontaire en vendant ces capteurs. Les deux rapporteurs ne souscrivent pas à cette analyse mais mentionnent l’argumentaire des requérants « afin d’alerter les industriels sur les motivations des requêtes donnant lieu à contentieux aujourd’hui ».
Les plaintes des ONG visent également les producteurs de biens à double usage, en particulier les entreprises qui exportent des technologies de surveillance et d’interception des communications vers des pays sensibles. Trois affaires sont actuellement en cours et concernent respectivement des exportations vers la Syrie, la Libye et l’Égypte. Aucune mise en examen n’a eu lieu, mais un placement en statut de témoin assisté a été prononcé, notent les rapporteurs.
L’association Sherpa a ainsi déposé plainte en 2011 contre la société Amesys qui a exporté, au bénéfice du régime libyen, des matériels d’interception des communications qui auraient été détournés de leur usage légitime pour surveiller la population. Cette même société, renommée Nexa Technologies, a depuis fait l’objet d’une nouvelle plainte pour la vente de matériel de cybersurveillance à l’État égyptien. Sans plus de précisions, les rapporteurs notent que « ces deux affaires sont en cours d’instruction ».
« Un certain aveuglement des industriels face au risque pénal »
Rappelant que « les licences ne protègent pas les industriels », les rapporteurs relèvent par ailleurs que les industriels de l’armement savent qu’ils s’exposent à des poursuites pénales s’ils exportent en dehors du cadre tracé par l’État. En revanche, la plupart des dirigeants qu'ils ont rencontrés s’estiment protégés lorsqu’ils agissent sur la base d’une autorisation d’exportation. L’octroi d’une licence aurait pour effet un transfert de responsabilité vers l’État qui exonèrerait les industriels de leur propre responsabilité.
Les rapporteurs « déplorent un certain aveuglement des industriels face au risque que leur responsabilité pénale soit engagée devant les juridictions », à mesure que la licence ne peut être perçue comme une garantie définitive et absolue pour les industriels. Pour le juge, l’existence d’une autorisation n’entre pas dans la démonstration de l’infraction pénale, la responsabilité pénale est personnelle et « une autorisation administrative n’est pas un motif d’irresponsabilité ».
Pour autant, selon Mme Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la Justice, le risque que la responsabilité pénale des industriels de l’armement soit engagée est « réduit ». Les plaintes sont possibles, mais il est beaucoup plus difficile que les affaires prospèrent en la matière. De fait, les plaintes visant Amesys et Nexa traînent pour le moins en longueur.
Les conditions cumulatives que requière la démonstration de l’infraction pénale, qu’il s’agisse du crime de guerre ou de la complicité de crime de guerre, sont en outre très difficiles à réunir, relèvent les deux rapporteurs. En effet, il ne suffit pas qu’un industriel ait exporté des matériels de guerre à un pays susceptible de commettre des crimes de guerre. Le degré de la charge probatoire est beaucoup plus élevé.
D’abord, les preuves d’un crime de guerre doivent être suffisantes. Les difficultés de l’entraide judiciaire internationale peuvent parfois être compensées par les preuves recherchées sur le terrain par les ONG. Ensuite, il est nécessaire de démontrer un lien de causalité entre la participation des matériels français et les crimes de guerre commis, ce que rend difficile la classification des informations relatives aux exportations de matériels français.
Surtout, et c’est la condition la plus difficile à remplir, estiment les rapporteurs, il faut prouver que l’industriel avait connaissance du fait que l’arme exportée pouvait servir à commettre un crime de guerre. Il s’agit là de démontrer l’intentionnalité de l’industriel à contribuer à la commission d’un crime de guerre particulier. En d’autres termes, selon Mme Catherine Pignon, l’engagement de la responsabilité pénale de l’industriel exige un « concert frauduleux par avance » nécessairement très difficile à établir.
La réunion de ces trois conditions nécessaires à l’engagement de la responsabilité pénale d’un industriel reste « assez théorique dans l’état actuel de la jurisprudence », concluent les rapporteurs. Des réflexions supplémentaires mériteraient d’être conduites sur la recevabilité des requêtes destinées à engager la responsabilité civile des industriels, qui suppose du juge qu’il prononce le caractère illicite de la cause d’un contrat de vente d’armes.
Les ONG proposent à cet égard que soit établi un cadre législatif concernant une exigence de diligence raisonnable en matière de droits humains dans le secteur de la défense. Les rapporteurs proposent pour leur part de charger la Direction générale de l'armement (DGA) et le SBDU d’une « mission de sensibilisation en matière de droits humains envers les entreprises exportatrices d’armements et de biens à double usage, en tenant compte des risques liés à leur responsabilité pénale ».
Une « course contre la montre »
Compte tenu de la rapidité de l’innovation qui caractérise les biens à double usage, qualifiée de « course contre la montre », l’actualisation régulière des listes de contrôle est encore plus pressante que pour les matériels de guerre et assimilés, estiment les rapporteurs.
À titre d’illustration, dans l’affaire Amesys/Nexa Technologies, les matériels exportés vers l’Égypte n’étaient pas classés dans les biens soumis à contrôle et n’ont donc pas fait l’objet d’un contrôle par la CIBDU. Compte tenu des risques qu’elles représentent, les technologies susceptibles d’être détournées de leur usage « doivent systématiquement être soumises au contrôle export lorsqu’elles sont destinées à des États sensibles ».
L’arrangement de Wassenaar, l'un des quatre principaux régimes multilatéraux qui encadrent l’exportation des biens à double usage, a démontré une capacité relative d’adaptation à l’innovation technologique, mais la mise à jour des listes de contrôle, annuelle, serait trop lente. De plus, compte tenu du nombre de membres et de son fonctionnement par consensus, l’arrangement de Wassenaar implique une certaine inertie.
Suite à la découverte, lors des printemps arabes, que des industriels européens avaient vendu des systèmes de surveillance de masse à des dictateurs, Wassenaar couvre certes les technologies de surveillance et d’interception des télécommunications, les logiciels d’intrusion, les technologies de sécurité informatiques et certains équipements de surveillance d’internet. Mais il exclut aussi notamment les technologies incluant de l’intelligence artificielle, comme les algorithmes de reconnaissance faciale ou de mouvements (qui permet de détecter le comportement des foules), déplorent les rapporteurs.
Ils se félicitent a contrario du fait qu'une négociation en cours, à l’initiative de l’Allemagne, la France et la Suède, pour inclure les technologies de traitement de données sur les listes de biens contrôlés vient cela dit de se conclure positivement.
« Prévenir les conséquences humanitaires liées aux exportations »
En 2016, à la demande du Parlement européen, la Commission européenne a par ailleurs proposé une refonte du règlement européen sur les exportations des biens à double usage, qui a désormais plus de dix ans. Cette réforme est motivée par deux raisons, résument les rapporteurs.
D’abord, la Commission propose de prévenir les conséquences humanitaires liées aux exportations des technologies de cybersurveillance. En Europe, le débat s’est arrêté aux premiers scandales sur les atteintes aux droits de l’Homme liés aux exportations de matériels d’interception de données pendant les Printemps arabes. Or, constatent les rapporteurs, ces technologies continuent de proliférer aujourd’hui, ce que favorise la difficulté du contrôle à suivre l’évolution rapide des technologies.
Ensuite, la Commission souhaite éviter que des technologies émergentes ne tombent entre les mains de nos compétiteurs stratégiques et répond ainsi à une pression exercée par les États-Unis. Les Américains ont entrepris d’identifier les technologies « critiques » et de prendre des mesures pour renforcer le contrôle, aussi bien à l’export que dans le cadre des investissements directs étrangers dans les sociétés américaines. Faute de mesure de la part de l’UE, les États-Unis pourraient prendre des mesures unilatérales et extraterritoriales à l’encontre des entreprises européennes.
La Commission souhaite donc créer un système européen plus flexible, capable d’absorber l’évolution rapide des technologies, et propose d’établir à la majorité qualifiée une liste de matériels contrôlés par les États membres. Le nouveau projet de règlement a été validé par le Parlement européen.
« Particulièrement réticente », relèvent les rapporteurs, la France, suivie par les États membres au Conseil, craint que la réforme envisagée ait pour effet de désinvestir le régime international de contrôle, qui présente l’avantage d’engager un plus grand nombre d’États, et notamment la Russie. Par ailleurs, la France s’oppose à l’idée de transférer une nouvelle compétence à l’UE, avec passage à la majorité qualifiée et implication du Parlement européen.
Les rapporteurs comprennent les raisons du refus d’une nouvelle compétence communautaire pour adapter la liste des biens à double usage soumis à contrôle. La solution multilatérale reste pour eux préférable. Mais cette solution ne saurait avoir pour effet de laisser libre cours à des exportations préjudiciables aux droits humains. Il est donc nécessaire d’être plus dynamique dans la gestion de la « liste nationale » additionnelle.
« Rien n’empêche la France d’élargir le champ des biens soumis à contrôle »
Ils estiment en effet que « rien n’empêche la France d’élargir le champ des biens soumis à contrôle sur une base nationale » sans attendre l’issue des négociations européennes et internationales : « lorsqu’un danger est identifié, les autorités peuvent directement le soumettre à contrôle ».
Ce que la France a déjà fait, en 2014, pour soumettre à contrôle les exportations d’hélicoptères et de leurs pièces détachées vers certains pays tiers et les exportations de gaz lacrymogènes et agents antiémeutes hors de l’UE. Elle avait en outre déjà décidé de contrôler l’exportation des satellites d’observation sur une base nationale avant l’intégration sur la liste de l’arrangement de Wassenaar.
Les deux rapporteurs remarquent pour autant qu’il n’existe pas de « liste nationale » à proprement parler, mais une série d’arrêtés qui soumettent au contrôle des biens, au cas par cas. Afin d’avoir une vue d’ensemble et de s’assurer qu’il n’existe pas de faille, ils appellent à créer une liste nationale et à dresser, ce faisant, un bilan du champ des biens à double usage soumis à contrôle sur une base nationale.
« L’analyse des données est souvent plus dommageable que les équipements militaires »
Ils relèvent par ailleurs que les listes de contrôle sont construites sur la base de spécifications techniques et non des controverses qui portent sur l’usage des matériels. Or, il arrive que des matériels non classés de ce fait soient détournés à des fins de répression interne. Tel avait ainsi été le cas par exemple des blindés légers exportés en Égypte et qui n’ont pas été contrôlés par la CIEEMG faute d’un blindage suffisant. Or, ces blindés légers n’ont pas été utilisés comme matériel de guerre ou à des fins de lutte anti-terroriste mais comme matériel de répression des manifestations.
Le classement lié à la résistance d’un blindage – un blindage de 12,7 mm est classé matériel de guerre mais un blindage de 7.62 mm ne l’est pas – s'avère dès lors inopérant. Ils appellent dès lors à la création d’une liste nationale des biens à double usage régulièrement réactualisée, et complémentaire des listes internationales et européennes.
Constatant que le sens de l’histoire va vers le rapprochement entre technologies duales et militaires, et que plusieurs États bien positionnés ont adapté leurs contrôles en conséquence, les rapporteurs ont « perçu le fait que les dangers que font porter les nouvelles technologies sur l’analyse des données sont aujourd’hui souvent plus dommageables aux droits humains que les équipements militaires ».
Selon eux, les analyses réalisées par la CIEEMG, dont les travaux sont très approfondis sur le contexte géopolitique, régional et national, et la CIBDU, dont la grille de lecture est avant tout liée au risque de prolifération, doivent être beaucoup plus partagées demain, pour ces technologies à risque élevé.
Un « contrôle par client », solution intermédiaire avant l'embargo
Les deux rapporteurs invitent par ailleurs à réfléchir à la mise en place d’un contrôle par client, qu’il soit intermédiaire, industriel, distributeur ou utilisateur final, complémentaire au contrôle par type de bien. Ils soulignent que les États-Unis ont ainsi établi une liste d’environ 1 200 entités étrangères, mise à jour annuellement, pour lesquels toute exportation, quel que soit le type de bien, doit faire l’objet d’un contrôle systématique.
Ils notent qu'en France, les services de renseignement disposent d’informations confidentielles sur les entités douteuses sur le fondement desquelles ils sont susceptibles d’alerter les entreprises qui exportent des biens sensibles.
Plusieurs dirigeants d’entreprises ont ainsi fait part aux deux rapporteurs de l’utilité d’une telle liste en France, qui s’apparenterait à une solution intermédiaire avant l’embargo. Ils proposent que les autorités françaises rendent publique une liste d’entités étrangères soumise à contrôle renforcé, ce qui permettrait de la rendre opposable et d’éviter que le système ne repose sur des alertes au cas par cas des services de renseignement.
Le contrôle de l’utilisation des matériels
Il faut distinguer deux types de contrôle a posteriori des exportations d’armement, relèvent-ils. D’une part, un État peut procéder au contrôle du respect par l’industriel des conditions d’exportation qui figurent dans la licence, par exemple des conditions de stockage ou des « verrous technologiques » destinés à empêcher le détournement des matériels. D’autre part, un État peut décider de fixer des règles d’utilisation des armements vendus et d’en assurer le respect chez le client lui-même.
Or, si la France s’est dotée, depuis 2012, d’un contrôle a posteriori du respect des conditions d’exportation chez l’industriel, elle ne pratique pas le contrôle de l’utilisation finale des matériels de guerre et des biens à double usage.
La France se contente en effet d’imposer dans les contrats d’armement les plus sensibles une clause de non-réexportation pour éviter la prolifération des matériels. L’État client peut revendre les matériels mais il doit, au préalable, demander la levée de la clause de non-réexportation aux autorités françaises.
Les rapporteurs ont appris que le « end-use monitoring made in USA », qui impose des restrictions sur l’utilisation des équipements vendus dont le respect fait l’objet d’un contrôle sur le territoire de l’État client, pouvait aller beaucoup plus loin.
Il permet, par exemple, de contrôler non seulement les stocks de matériel, mais aussi la localisation de leurs lieux de déploiement à tout moment à travers des dispositifs de géolocalisation permanente des équipements, quand des vecteurs n’ont été vendus que pour une menace et donc une zone déterminée par exemple. Ce type de dispositif, notent les rapporteurs, « serait effectivement très efficace pour prévenir les détournements d’usage portant atteinte aux droits de l’Homme ».
C’est pourquoi des ONG et des chercheurs proposent que la France impose des règles d’utilisation des armements dans le cadre des contrats de vente, à l'instar des restrictions d’utilisation qu'elle a mises en place sur les ventes de satellites d’observation.
Les accords intergouvernementaux qui encadrent ces ventes imposent des restrictions comme l’interdiction de certaines prises de vue. La revente d’images à destination de pays sous embargo peut être interdite. Ces restrictions d’utilisation conduisent parfois à perdre des opportunités commerciales.
Améliorer la transparence envers le Parlement
En outre, comme le font notamment remarquer les ONG, le rapport sur les ventes d'armes au Parlement indique l’identité de l’État client mais ne précise ni les bénéficiaires des livraisons (forces armées, police, industriels étrangers, etc.), ni l’utilisation finale des équipements (défense du territoire, maintien de l’ordre, lutte contre le terrorisme, etc.).
Les rapporteurs « peinent à comprendre les raisons pour lesquelles les informations portant sur les bénéficiaires, qui figuraient dans le rapport au Parlement jusqu’en 2007, n’y figurent plus », et proposent dès lors de les réintégrer.
Ils aimeraient également que le rapport au Parlement, qui comprend des informations sur le nombre de demandes de licences refusées et sur les critères de refus, puisse également donner des informations sur les licences modifiées, suspendues et abrogées.
De plus, les biens et les technologies à double usage, qui sont pourtant de plus en plus présents dans les armements, ne sont pas traités par le rapport au Parlement et ne font pas l’objet d’un rapport particulier. Le service des biens à double usage est pourtant tenu de réaliser un rapport d’activité à part qui est classifié en « diffusion restreinte ».
De très faibles informations issues de ce rapport sont jointes au rapport annuel sur les exportations d’armement. Ils proposent dès lors de créer, sur le modèle de ce qui existe au Royaume-Uni, un rapport commun à l’exportation des matériels de guerre et des biens à double usage mais également, en plus du rapport annuel, un rapport trimestriel qui s’accompagne d’une base de données en ligne, qui est publique, et qui reprend l’ensemble des statistiques fournies à la représentation nationale.
« La France doit mieux pénétrer le marché européen »
Les rapporteurs estiment enfin que « la France est vulnérable compte tenu de sa dépendance à l’export vis-à-vis de plusieurs pays sensibles ». Ses dix premiers clients comptent en effet des États comme l’Arabie saoudite, le Qatar, l’Égypte, les Émirats Arabes Unis (EAU) et le Koweït. En revanche, parmi les États européens, seule la Belgique figure dans cette liste.
L’année dernière, la France a ainsi confirmé sa volonté de consolider la part du marché européen dans ses exportations. Le Moyen-Orient n’est plus le premier débouché des exportations françaises en 2019, même s’il représente toujours 30 % des contrats et que les EAU demeurent son deuxième partenaire. La part des achats de systèmes d’armes français par des pays de l’UE progresse encore pour atteindre 42 %. Elle pourrait en outre être accélérée par la crise du Covid-19 qui renforce encore la volonté de créer une autonomie stratégique européenne, et donc une véritable Europe de la défense.
Ils notent que « certains voudraient hâter le processus de réorientation de la politique d’exportation et proposent de payer le surcoût que représente le fait de renoncer immédiatement à exporter vers certains pays non démocratiques ». Les rapporteurs n'en estiment pas moins qu’« une telle solution n’est pas crédible dans le domaine de l’armement, eu égard au coût que représentent les programmes d’armement et à l’incapacité à imposer des fournisseurs européens aux États membres ».
A contrario, « le sujet peut être étudié dans le domaine très sensible mais beaucoup plus réduit des matériels de surveillance et d’interception pour lesquels une étude sur la réorientation de la politique d’exportation de la France devrait être conduite ». En effet, « non seulement les montants en jeu ne sont pas les mêmes, mais les opportunités d’export vers les pays de l’UE sont plus réduites, compte tenu du nombre de concurrents sur ce segment ».
« L’export est vital pour amortir les investissements »
Un encadré intitulé « Existe-il une dépendance à l’export pour les nouvelles technologies liées aux télécommunications qui entrent dans le champ des biens à double usage ? » révèle ce pourquoi les rapporteurs, quelque peu effrayés par les dangers qu'elles représentent dès lors qu'elles sont utilisées par des régimes autoritaires, seraient néanmoins enclins à en faciliter l'exportation.
Les technologies de surveillance, d’interception et de traitement de données sont d’abord développées, expliquent-ils, pour protéger les citoyens français, notamment contre le terrorisme. Comme les matériels de guerre, la capacité de la France à développer ses propres technologies sans dépendre de pays tiers est en effet une question de souveraineté. Nos services de renseignement, tout particulièrement, ne doivent pas dépendre de technologies étrangères, comme on l'a vu avec le marché conclu par la DGSI et depuis renouvelé avec Palantir.
Or, selon les responsables de Thalès qu'ont rencontrés les rapporteurs, « le marché français, limité aux seuls ministères régaliens, est trop faible pour amortir les coûts de nos technologies de souveraineté et l’export est vital pour amortir les investissements nécessaires dans ce domaine, compte tenu de l’évolution technologique ».
Comme pour les matériels de guerre et assimilés, il existerait donc une dépendance à l’export sur ces biens et technologies à double usage. Toutefois, les rapporteurs n’ont pas eu la possibilité de mesurer l’importance des exportations de ces types de biens.
En tout état de cause, au vu des discussions avec les industriels, elles ne seraient que de l’ordre de quelques millions d’euros, et sont sans commune mesure avec les exportations d’armement, qui se chiffrent en milliards d’euros. En conséquence, estiment les rapporteurs, « le renoncement à l’export vers les seuls pays autoritaires pour ces biens à double usage n’aurait pas le même coût pour les finances publiques ».
Mais les services concernés « concèdent que ces technologies sont clés pour entraîner les États clients vers un partenariat de renseignement et, de fait, une certaine forme de dépendance entre client et fournisseur ». Elles concernent aussi des États dont le partenariat peut être important en matière d’antiterrorisme.
Les technologies à double usage permettent en outre « d’autres ventes et ont un effet vertueux sur le maintien des savoir-faire pour des équipements militaires », par exemple dans l’optique ou l’optronique.
Les rapporteurs ne s'étendent pas sur les contours que pourrait prendre cette « réorientation de la politique d’exportation de la France » des matériels de surveillance et d’interception, sinon que l'on comprend, entre les lignes, qu'elle pourrait donc contribuer à améliorer l'efficacité de nos services de renseignement, et le chiffre d'affaires des marchands d'armes.
Vers une délégation parlementaire au contrôle des exportations d’armement ?
Les rapporteurs proposent enfin plusieurs pistes afin d'améliorer le contrôle parlementaire et la transparence en matière de ventes d'armes et de biens à double usage. Ils estiment qu'une délégation parlementaire ad hoc en charge du contrôle des exportations d’armement pourrait être créée par une simple décision en conférence des présidents, en s'inspirant de la délégation parlementaire au renseignement (DPR), créée par Nicolas Sarkozy en 2007, voire de rajouter cette mission à la DPR.
Ce contrôle a posteriori, précisent-ils, n’aurait pas vocation à couvrir l’ensemble des dossiers qui font l’objet d’examens en CIEEMG et en CIBDU, mais permettrait, sur une base régulière, d’aborder les dossiers importants du moment et la situation dans les zones les plus sensibles.
Elle pourrait, sur des dossiers spécifiques, formuler des observations et des recommandations au Gouvernement qui resteraient confidentielles, mais également faire des recommandations publiques relatives à l’organisation du contrôle en général.
Elle devrait en outre publier un rapport d’activité annuel, assorti des recommandations à caractère général, point de vue parlementaire qui pourrait également porter sur le rapport annuel du Gouvernement concernant les activités de la CIEEMG et de la CIBDU. Et donc améliorer la transparence des exportations d'armement et biens à double usage :
« Le rapport annuel au Parlement devrait également faire l’objet d’un débat « hors les murs » permettant l’échange avec l’ensemble des parties prenantes publiques et privées sous la forme d’une journée d’études. Ainsi, pourrait se tenir, en dehors de l’enceinte parlementaire, une journée d’études ouverte qui puisse réunir les parties concernées – État, parlementaires, ONG, chercheurs, industriels – pour mettre en débat et en perspective le rapport au Parlement et le débat parlementaire sur les exportations d’armement. »
Vers un assouplissement de l’exportation de technologies de surveillance ?
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« Le risque de détournement paraît largement sous-estimé »
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Une « course contre la montre »
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Commentaires (2)
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Abonnez-vousLe 24/11/2020 à 20h38
Pfiou, c’était long à lire. Merci pour ce boulot
Le 25/11/2020 à 07h26
Merci pour cet article très complet.
Malheureusement au delà de ce rapport de “bonnes intentions”, difficile de donner le moindre crédit à d’eventuels contrôles, interdictions ou condamnations.
Après tout l’export d’armes, pourtant sévèrement règlementé, ne s’embarrasse pas de telles considérations (les exemples ne manquent pas).
Alors quelle chance que ce soit différent pour du matériel ou de la proprieté intellectuelle catégorisé “moins critique” ?