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Deux sociologues analysent la médiatisation de l’intelligence artificielle sur 20 ans

IA partout

Deux sociologues analysent la médiatisation de l'intelligence artificielle sur 20 ans

Le 13 octobre 2023 à 13h18

En 20 ans, le traitement de l'IA dans les médias a bien évolué. Deux sociologues ont étudié plus de 35 000 articles de presse, neuf rapports publics publiés pendant cette période et interrogé des acteurs du débat public pour analyser cette évolution du regard médiatique sur le sujet.

Depuis un an et la mise en ligne de ChatGPT par OpenAI, l'intelligence artificielle est partout dans les médias, que ça soit dans les rubriques économiques, sciences où même société. Mais il n'en a pas toujours été ainsi.

Les sociologues Anne Bellon (Université de Technologie de Compiègne, UTC) et Julia Velkovska (Orange Labs et École des Hautes Études en Sciences Sociales) ont épluché 20 ans de presse française et de rapports publics et interviewé des acteurs du débat (11 scientifiques, 1 expert institutionnel et 4 journalistes) pour analyser l'évolution du traitement de l'IA dans la sphère publique entre 2000 et 2019.

Alors que cette fourchette n'inclue pas la période récente qui a vu arriver les outils basés sur les grands modèles de langage, elles y observent déjà une « percée spectaculaire dans l'espace public ». Les deux chercheuses ont publié un article dans la revue scientifique Réseaux qui rend compte de leur enquête.

AlphaGo, une rupture plus médiatique que scientifique

En analysant les publications dans des médias français (17 titres de la presse française et leur version en ligne : Le Monde, Libération, La Croix, Le Figaro, Les Échos, L’Humanité, Ouest-France, Le Progrès, Le Parisien, La Voix du Nord, Le Monde diplomatique, le Courrier international, L’Express et Le Point, et L’Usine nouvelle, 01.net et Micro Hebdo pour la presse spécialisée), elles ont remarqué un point de bascule dans la médiatisation du sujet : « l’année 2015 constitue le début de l’emballement médiatique pour l’IA dans la presse généraliste ».  Leurs données indiquent qu' « entre 2000 et 2017, le nombre d’articles mensuels publiés est multiplié par 10, passant de 700 en 2000 à plus de 7 000 en 2017 ».

Intelligence artificielle dans la presse Crédits : Anne Bellon, Julia Velkovska

Elles expliquent ce changement par l'arrivée de technologies comme les assistants vocaux domestiques, mais aussi par la prise en main des débats autour de l'utilisation de l'IA : « les médias jouent un rôle central dans la publicisation des troubles qui agitent les différents acteurs de l’IA – fabricants, chercheurs et utilisateurs. Ils contribuent à formaliser un cadre de réception de ces technologies et à inscrire des questions nouvelles à l’agenda des politiques publiques ».

Anne Bellon et Julia Velkovska expliquent que ce changement coïncide avec les progrès du machine learning et du basculement du centre de gravité de la recherche « vers les grands groupes numériques, avec notamment le recrutement de Yann Le Cun à Facebook en 2013 ou le rachat de la société DeepMind par Google en 2014 ».

Elles ajoutent que « ces groupes s’engagent eux-mêmes dans la médiatisation des performances de l’IA, notamment
lors du jeu de go organisé par Google à Séoul opposant le champion du monde Lee Sedol au système AlphaGo ».

Dans leur analyse, il ressort que « ce moment ne correspond pas à des découvertes scientifiques concomitantes, mais à la médiatisation de certaines prouesses technologiques, notamment la transmission en direct sur YouTube de la victoire du système AlphaGo contre le champion du monde du jeu de Go Lee Sedol ».

Après interrogation de journalistes et de chercheurs du domaine, elles concluent que « le match s’apparente à une véritable opération de communication orchestrée par Google ».

Changement de termes

Les deux chercheuses ont aussi analysé l'évolution de la fréquence d'utilisation des mots  « algorithme », « Big data », « IA » et « robots », et se sont rendu compte d'un profond changement à partir de 2016. Alors que le mot « robots » était largement utilisé avant cette date, sa fréquence chute ensuite et le terme « IA » prend le relai.

Les deux chercheuses expliquent que « les "robots" désignent aussi bien les machines déployées dans les grandes industries que les nouveaux objets connectés qui envahissent l’espace domestique et sont associés à la crainte d’une déshumanisation du travail et des relations sociales. Les "algorithmes" et le "big data" pointent vers les évolutions plus récentes de l’IA et font craindre cette fois une perte d’autonomie de la décision et de nouvelles injustices liées à l’automatisation ».

Intelligence artificielle dans la presse Crédits : Anne Bellon, Julia Velkovska

Entre les deux décennies étudiées par ces sociologues, les thèmes liés à l'intelligence artificielle ont aussi changé. Alors que l'IA dans l'industrie et dans la robotique grand public dominait largement dans les années 2000, d'autres thématiques plus économiques ou éthiques sont de plus en plus abordées dans la décennie suivante :

« Une telle évolution témoigne de la part importante des discours venus du monde politico-administratif, relatifs notamment au Plan "France IA" et à l’initiative Tech for Good du premier quinquennat Macron, largement commentés dans la presse. À l’inverse, les articles discutant des robots utilisés par les enfants et les étudiants, qui contribuent à banaliser le rapport homme-machine en l’inscrivant dans des situations d’apprentissage ou de loisirs quotidiennes, diminuent dans les médias. »

Pour les chercheurs qu'elles ont interrogés, il n'y a pas vraiment eu de rupture technologique dans la décennie 2010 : « c’est, à l’inverse, les multiples continuités dans le champ de recherche de l’IA que soulignent les scientifiques en remettant en question l’idée même d’une découverte qui aurait produit un événement dans l’arène scientifique ».

Elles relaient aussi les critiques faites par les chercheurs du traitement politico-médiatique du sujet « pour
son "présentéisme" qui ne tient pas compte de l’histoire du domaine ». Les chercheurs du domaine n'utiliseraient d'ailleurs que très peu le terme, privilégiant des « techniques particulières (systèmes experts, web sémantique,
apprentissage statistique, réseaux de neurones, apprentissage machine, automates à états, etc.) ».

Intelligence artificielle dans la presse Crédits : Anne Bellon, Julia Velkovska

Des « spécialistes » qui ne le sont pas toujours vraiment

Cette évolution médiatique est accompagnée d'une importante mise en avant de certaines personnes dans la presse sur le sujet de l'intelligence artificielle. Dans le tableau ci-dessous, on voit que Cédric Villani (mathématicien, ENS et ancien député LREM) est, de loin, la personne la plus citée par les médias analysés (803 occurrences). Stephen Hawking (466 occurrences), qui n'est pas un spécialiste du sujet, arrive en deuxième position. Mais les chercheuses pointent surtout la présence de Laurent Alexandre (309 occurrences), qui arrive cinquième.

« Plusieurs chercheurs interrogés déplorent la place accordée à des figures controversées comme Laurent Alexandre, très cité dans la presse, sans être lui-même chercheur au sein du domaine », expliquent-elles.

Et de citer un informaticien interrogé : « les médias ont besoin de gens qui soient sur des points de fixation comme ça, parce qu’il enthousiasme les gens qui sont technophiles, et il va rebuter les autres, mais en les rebutant, il a quand même une place parce qu’il fait l’objet de critiques, ça crée du flux ».

Intelligence artificielle dans la presse Crédits : Anne Bellon, Julia Velkovska

Pour les journalistes interrogés par les chercheuses, cette utilisation de « bons clients » permet de « "mettre l’IA à la une", c’est-à-dire la faire sortir des pages spécialisées », mais « cela suppose une écriture sensationnaliste et un travail de mise en intrigue destiné autant au public qu’à la direction du journal ».

Malgré tout, le tableau fait aussi apparaître des chercheurs et chercheuses du domaine comme Nozha Boujemaa, Laurence Devillers, Raja Chatila ou Jean-Gabriel Ganascia. « La médiatisation de l’IA, en partie orchestrée par les grands groupes numériques, n’est pas sans effet sur la structuration et les tensions du domaine. Car malgré leurs discours critiques, les acteurs scientifiques ne sont pas extérieurs au processus de publicisation, leur parole est mobilisée dans les récits médiatiques, certains cherchent même à y participer », soulignent les sociologues.

D'après leur enquête, cette médiatisation de l'IA est aussi un terrain de tension entre chercheurs publics et privés. Pour ceux du public qu'elles ont interrogés, « l’émergence du modèle économique du web basé sur la publicité ciblée » est un facteur clé de cette vague médiatique. Elles prennent pour exemple, le témoignage de l'un d'eux :

« Pourquoi aujourd’hui il y a ça [l’engouement pour l’IA] ? Je crois que derrière il y a une réalité économique qui est liée au numérique, qui fait qu’on a besoin effectivement d’outils d’IA pour traiter de très grandes quantités de données, et qu’elles sont vraiment déterminantes pour les modèles économiques qui ont été ceux du web. Quand le web est arrivé, personne ne savait comment faire. En France, les gens ne s’en souciaient pas, ils avaient leur vieux modèle. Aux États-Unis, très vite comme ils étaient pragmatiques, ils se sont dit : "on va faire de la publicité". »

Dans leur conclusion, elles expliquent que « la "vague de l’IA" semble plutôt marquer la montée en puissance des acteurs privés (grandes entreprises du numérique) dans le domaine face à laquelle chercheurs et politiques cherchent à se positionner ».

Polarisation des débats et introduction de l'éthique

Pour les chercheurs qu'elles ont interrogés, le débat médiatique sur l'IA semble « extrêmement polarisé entre les craintes et les éloges de cette technologie, polarisation que l’on a mise au jour à travers l’opposition entre cadrages
éthiques et économiques dans la presse ».

Et cette polarisation, selon elles, n'influence pas seulement la définition de ce qu'est l'IA, mais apparait aussi « comme une capacité à orienter son développement. C’est pourquoi les discours éthiques, en tant que support d’une nouvelle gouvernance de l’IA, cristallisent progressivement les tensions et constituent un point d’observation stratégique des luttes autour de l’IA dans l’espace public ».

Si la mobilisation de l'éthique en recherche est fréquente depuis le début du XXe siècle, elle n'était pas forcément évidente aux chercheurs en informatique, et les deux sociologues datent des années 2000 les premières réflexions sur le futur de l’intelligence artificielle. Et ces questions vont peu à peu arriver dans le champ médiatique à partir de 2015, seulement.

Les sociologues expliquent aussi que ces questions d'éthique permettent à des chercheurs qui sont « éloignés des pôles d’avant-garde de "l’apprentissage profond" [...] de valoriser leur expertise hors des territoires scientifiques et d’acquérir des positions inédites dans des espaces de pouvoir extérieurs au monde universitaire ».

Commentaires (3)

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« l’année 2015 constitue le début de l’emballement médiatique pour l’IA dans la presse généraliste »


Je dirais que c’est aussi autour de cette même année que cette presse généraliste a commencé à sérieusement s’emballer sur la multiplication des articles autour d’un même sujet, de manière générale.
Démocratisation de putaclic et des approches multiples d’un même sujet pour faire de la page pigematière, à mon avis même en cherchant “iPhone” on a le même phénomène (ça serait intéressant de comparer, d’ailleurs).



Sinon l’article est intéressant, dommage que l’étude s’arrête en l’an -3 avant chatGPT, car les graphiques doivent largement ridiculiser ce qu’on considère comme une croissance ici !

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entre 2000 et 2019.



Alors que cette fourchette n’inclue pas la période récente qui a vu arrive
r les outils basés sur les grands modèles de langage, elles y observent déjà
une « percée spectaculaire dans l’espace public »



elles ont ‘un wagon’ de retard (il s’en passe des choses, dans l’AI. en 4 ans) !!! :eeek2:

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Elles n'ont pas un wagon de retard, c'est juste que pour
1) récupérer toutes les données jusqu'en 2019
2) les analyser
3) en faire un article de 40 pages
4) faire la navette entre l'éditeur et elles pour des révisions
Ça prend du temps qui peut se compter en années.

Edit : et ça ne changerait pas nécessairement leur analyse de prendre en compte les LLM, qui ne sont conceptuellement pas si récents que ça.

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