Véritable révolution ou coup d’épée dans l’eau ? Depuis le 7 octobre dernier, de nombreuses administrations doivent publier de nouvelles données en Open Data. Next INpact a pu recueillir l'avis de différents acteurs impliqués dans ce dossier, dont les positions se révèlent plutôt divergentes.
« Nous avons fait de l’ouverture le principe, et du secret, l’exception : c’est un véritable changement culturel, qui peut aussi participer à une création de valeur nouvelle », s’est félicitée Axelle Lemaire, début octobre, auprès de La gazettes des communes.
En application de la loi pour une République numérique, portée devant le Parlement par celle qui était alors secrétaire d’État au Numérique, les administrations d’au moins cinquante agents ou salariés doivent dorénavant mettre en ligne, dans « un standard ouvert, aisément réutilisable et exploitable par un système de traitement automatisé » :
- Les documents qu’elles communiquent au format électronique suite à des « demandes CADA », ainsi que « leurs versions mises à jour » (obligation entrée en vigueur le 7 avril 2017)
- Les documents qui figurent dans leur répertoire dit d’informations publiques, dans lequel elles sont censées lister leurs principaux documents administratifs (obligation entrée en vigueur le 7 octobre 2017)
- Leurs « bases de données, mises à jour de façon régulière » (obligation entrée en vigueur le 7 octobre 2018)
- Leurs « données, mises à jour de façon régulière, dont la publication présente un intérêt économique, social, sanitaire ou environnemental » (obligation entrée en vigueur le 7 octobre 2018)
- Les « règles définissant les principaux traitements algorithmiques » leur servant à prendre des décisions individuelles, de type attribution d’allocation ou affectation d’enseignant (obligation entrée en vigueur le 7 octobre 2018)
Bien entendu, il existe des protections empêchant par exemple la diffusion de documents couverts par le secret défense ou contenant des données personnelles (voir nos explications détaillées). Mais en théorie, de nombreux fichiers devraient aujourd’hui être disponibles en ligne : statistiques, rapports, codes sources, données budgétaires...
« L'État, pour ce qui le concerne, rendra « par défaut » public le code de tous les algorithmes qu'il serait amené à utiliser – au premier rang desquels celui de Parcoursup », avait même promis Emmanuel Macron en mars dernier. Le mois suivant, lors de la présentation de son plan d’action 2018 - 2020 pour l’Open Government Partnership, le gouvernement s’engageait à « faciliter et faire appliquer le principe d’ouverture des données par défaut ».
Cependant, aucune « avalanche de données » n'a pour l'heure été constatée... Et pour cause. Pour beaucoup, il ne s’agit que d’un mouvement qui s’enclenche tout juste.
« À ce rythme-là, il nous faudra quasiment 40 ans pour y arriver »
« On est très en dessous de l'objectif posé par la loi Numérique », expliquait Mounir Belhamiti, vice-président d’OpenData France, en septembre dernier lors du salon de la data de Nantes. L’association, qui regroupe les collectivités territoriales « pionnières » en matière d’ouverture de données publiques, estime que seules quelques 300 communes, départements et régions publient à ce jour au moins un jeu de données.
« Si on continue à ce rythme-là, pour arriver au seuil des 4 500 collectivités [concernées par la loi Numérique], il nous faudra quasiment quarante ans pour y arriver », a ainsi regretté Mounir Belhamiti (qui siège désormais à l’Assemblée nationale). Et ce d’autant plus que le critère retenu par OpenData France ne correspond qu’à un fragment des vastes obligations posées par la loi Numérique, pourrait-on rajouter...
Les collectivités territoriales ne sont toutefois pas les seules à avoir des difficultés à se plier à ce nouvel exercice. « Il n'est pas facile de dire « diffusez tout ce que vous avez » », a notamment déclaré Laure Lucchesi, directrice de la mission Etalab, également lors du salon de la data. « Ce n'est pas forcément un manque de bonne volonté de la part des administrations, mais il n'est pas évident de se dire « Qu'est-ce qu'une donnée ? Qu'est-ce qu'une base de données ? Qu'est-ce que je peux diffuser ou pas ? Qu'est-ce qui intéresse la société civile et les réutilisateurs ? ». »
« Considérer que « tout » sera exhaustivement ouvert par défaut n’est pas forcément réaliste », nous avait d’ailleurs prévenu la numéro un de l’institution chargée d’accompagner les administrations dans leur démarche d’ouverture de données publiques. Tout en insistant :
« C’est bien pour cela que le législateur avait prévu une entrée en vigueur progressive, sur deux ans, en commençant par les données ou documents dont la communication est effectivement demandée aux administrations (c’est le sens du 1° de l’article L312-1-1 du CRPA), en s’appuyant sur une cartographie de ce qui existe dans chaque ministère (qui doit figurer dans le répertoire d’informations publiques, prévu au 2°) et en portant un effort particulier sur les grandes bases de données ou les données à fort impact économique, social et environnemental (c’est le sens du 3° et 4°). »
Une délicate mise en mouvement des administrations
« J’entends une forme d’impatience », admet de son côté Axelle Lemaire. « Mais il s’agit de transformer en profondeur plus de 4500 collectivités locales, et de mettre en mouvement toutes les administrations en France. Ce n’est pas anodin. »
« Le défi est lourd », fait ainsi valoir l’ancienne secrétaire d’État au Numérique (désormais en retrait de la vie politique), « car l’ouverture des données soulève des enjeux d’organisations, de moyens, de ressources, de compréhension, de formation, qui sont tous des chantiers de long terme ».
Laure Lucchesi nous explique à cet égard que la mission Etalab s’est mobilisée « au maximum » pour épauler les acteurs publics concernés par la loi Numérique. « Nous avons travaillé avec les différents ministères. On a eu plusieurs réunions où l'on a demandé aux administrations de préparer un état des lieux, afin de voir s'ils avaient besoin d'accompagnement dans la dernière ligne droite. »
En septembre, des ateliers ont été organisés dans chaque ministère afin que tout soit prêt pour l’échéance du 7 octobre dernier (par exemple en aidant à la publication de jeux de données qui avaient besoin d’être anonymisés, etc.).
« La transparence volontaire montre très vite ses limites »
Sollicitée par nos soins, l’association Regards Citoyens voit dans ces « retards à l’allumage » un problème d’ordre législatif. « La mise à disposition sur initiative des administrations – sans contrainte – est malheureusement peu efficace », déplore l’organisation à l’origine notamment du site « NosDéputés.fr ».
Étant donné qu’aucune sanction n’est expressément prévue pour les acteurs publics qui ne respectent pas leurs obligations d’Open Data « par défaut », le collectif juge « plus que probable » que celles-ci demeurent « quasiment pas appliquées ». Next INpact en a d’ailleurs déjà fait l’amère expérience (voir notre article).
« Certes, il n’y a pas de sanction assortie à l’obligation d’Open Data « par défaut », mais la société civile peut assigner une autorité publique qui ne satisferait pas à l’ouverture à compter du 7 octobre », rétorque Axelle Lemaire. « Et je vois mal comment un élu pourrait ignorer les besoins de sa population, en matière de mobilités par exemple. »
L’association Regards Citoyens invite à cet égard à faire jouer un autre levier introduit par la loi Numérique : la possibilité de demander directement la diffusion, en Open Data, de données publiques (4° de l’article L311-9 du CRPA). En cas de refus, le demandeur peut saisir la CADA, puis, éventuellement, le juge administratif.
Jacques Priol, qui conseille différentes collectivités en matière de « stratégies data », soulève néanmoins : « La sanction n'est pas nécessairement celle de la loi. Ce n’est pas que juridique. La carte des bons élèves va progressivement se remplir. Elle va suffisamment s’étoffer pour que petit à petit, on ait en négatif la carte des mauvais élèves », analyse-t-il. « Il peut y avoir une pression citoyenne, journalistique, politique, au bon sens du terme. »
Pour Axelle Lemaire, il ne faut pas non plus « sous-estimer l’importance politique du sujet ». Une attaque à peine voilée envers la nouvelle majorité – et surtout son successeur, Mounir Mahjoubi – pour l’instant guère impliqués dans les dossiers liés à la transparence de l’action publique.
Un droit d’accès aux documents publics plutôt à l’avantage des administrations
« La transparence volontaire montre très vite ses limites », maintient de son côté le sociologue Samuel Goëta. Ce spécialiste de l’ouverture des données publiques nous explique que le cadre juridique sur lequel est fondé l'Open Data se révèle « bancal, tel une Tour de Pise ».
La « loi CADA » de 1978, qui institue la fameuse Commission d’accès aux documents administratifs, « a été pensée pour limiter les recours juridiques ». La saisine de la CADA, dont le délai actuel de traitement des dossiers avoisine bien souvent les six mois, est en effet obligatoire avant tout contentieux. « Tout est fait pour décourager le citoyen d'aller jusqu'au bout », souligne ainsi Samuel Goëta.
« Ce cadre juridique a créé une absence de prise de conscience dans les administrations. Ce qui fait que les habitudes n'ont pas été prises en matière de transparence, notamment en termes de processus organisationnels. En d’autres termes, poursuit le sociologue, c'est loin d'être entré dans les routines de l'administration. »
En outre, « il y a beaucoup de choses dans la loi Numérique, ce qui fait que les administrations n'ont pas retenu tous les changements imposés par le législateur. Et en plus, tout ça arrive en même temps que le RGPD, qui est déjà très lourd pour les acteurs publics. »
Regards Citoyens rejoint Samuel Goëta et craint qu’en raison de l’entrée en vigueur des nouvelles obligations posées par la loi Numérique, « des institutions comme la CADA délaissent leur culture d'aide aux citoyens en protégeant plutôt les administrations, au détriment des citoyens ».
« La CADA a aujourd'hui déjà tendance à s'enfermer avec l'absence criante de contradictoire de ses délibérations, regrette le collectif. Le risque est qu'elle devienne un relai aveugle des positions des administrations. » L’association fait valoir que l’autorité indépendante a « un dialogue avec les administrations lors de l'instruction des dossiers », mais « sans que le requérant puisse répondre aux arguments exprimés (qui sont parfois totalement fantaisistes) ».
L’année dernière, la CADA a par exemple suivi le ministère de l’Intérieur en émettant un avis défavorable à la communication de données relatives aux équipements des policiers et gendarmes, et ce alors que le même ministère avait d’ores et déjà publié ces informations, mais sous forme de PDF difficilement exploitable (pour en savoir plus, voir les explications de cette mésaventure de notre confrère Alexandre Léchenet). Pour Regards Citoyens, cet exemple « laisse penser que cet enfermement a déjà commencé ».
Bientôt une nouvelle loi CADA ?
« Je pense qu'il va y avoir des progrès, des avancées, mais la prochaine étape, c'est la réforme de la loi CADA », conclut de son côté Samuel Goëta.
Mounir Belhamiliti, qui vient de faire ses premiers pas à l’Assemblée nationale, juge pour l’heure qu’il est « un peu trop tôt » pour rouvrir ce dossier. « Il faut se donner deux ans pour faire un bilan et voir comment ça prend. Si effectivement, on est sur une stagnation ou une décroissance, alors oui, il faudra prendre des mesures, clairement », nous explique-t-il.
Certains observateurs se montrent néanmoins plutôt optimistes. « Parmi les nouveaux entrants, il y a d’importantes collectivités qui débutent sur ce sujet avec une stratégie très construite, qui s'inspire des succès et des échecs de ceux qui ont essuyé des plâtres depuis des années », affirme Jacques Priol, qui prédit ainsi des « phénomènes d’entraînement ».
Commentaires (1)
#1
Comment voulez-vous qu’on arrive à lire la prose de l’article après un sous titre comme celui-là !
Même pas certain qu’en vers on échappe à la CADA-strophe.
Désolé, " />