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L’espace en manque de régulation

C’est déjà le bazar

L’espace en manque de régulation

Notre dossier sur la surveillance et le renseignement spatial :

Le 20 octobre 2020 à 09h00

« Dans l'espace, personne ne vous entendra crier... » De la célèbre citation d'Alien à la réalité il n’y a parfois qu’un pas. Le manque de régulation spatiale est ainsi pointé du doigt, à plusieurs niveaux. Les États-Unis misent sur les « accords d'Artémis », l’Europe prône un « code de bonne conduite ». Et la France ?

Un rapport sénatorial a récemment fait le point sur la « guerre » et le renseignement dans l’espace. Il revient aussi sur sa gouvernance, un sujet primordial alors que son arsenalisation n’est qu’une question de temps et que les différents acteurs majeurs ont parfois des positions diamétralement opposées. 

Trois niveaux sont à prendre en compte : national, européen et international, avec une difficulté croissante puisqu’il faut faire avec de plus en plus de partenaires, dont la vision n’est pas toujours la même.

La France a son Commandement de l’espace…

Après les États-Unis avec leur Space Force présentée en juin 2018, Emmanuel Macron a annoncé en juillet 2019 un Commandement De l’Espace (CDE) au sein de l’armée de l’air, qui sera renommée pour l’occasion « Armée de l’air et de l’espace ». Le but affiché est de « remédier à la fragmentation qui caractérise depuis longtemps le paysage spatial français et qui nuit à notre capacité d’action », explique le sénateur Christian Cambon dans son rapport.

Le ministère des armées précise que « ce commandement exercera des responsabilités dans le domaine de la conception et de la mise en œuvre de la politique spatiale militaire, ainsi que dans les domaines opérationnel et organique ». On a vu plus précis dans la mention des missions.

Le CDE comprenait début janvier 220 personnes, issues de trois pôles : le Commandement Interarmées de l’Espace (CIE), le Centre Opérationnel de Surveillance Militaire des Objets Spatiaux (COSMOS) et le Centre Militaire d’Observation par Satellites (CMOS). Le Commandement de l’espace a évidemment des liens étroits avec le Centre National d'Études Spatiales (CNES). Ce n’est donc pas un hasard s’il est lui aussi localisé à Toulouse.

Sur la feuille de route du CDE, on retrouve la préparation du premier exercice spatial français prévu pour le mois prochain, la création d’un Space Lab, « véritable incubateur d’innovation », et le renforcement des coopérations multinationales. Le but étant de s’adapter à « un domaine en pleine mutation où les menaces se multiplient » et où la France veut garder la plus grande autonomie possible. 

… faut-il lui ajouter une composante « renseignement » ?

Le rapport soulève la question des relations entre le CDE et la communauté du renseignement, notamment autour de trois services du ministère des Armées : DRM (Direction du Renseignement Militaire), DRSD (Direction du Renseignement et de la Sécurité de la Défense) et DGSE (Direction Générale de la Sécurité Extérieure).

Il soulève la question de la pertinence d’une branche dédiée au renseignement dans le CDE, et recommande de « clarifier le positionnement du commandement de l’espace en matière de renseignement et constituer en son sein une formation spécialisée "renseignement". Celle-ci pourrait produire du renseignement d’intérêt spatial au niveau opératif et tactique pour appuyer la planification et la conduite des opérations spatiales militaires ».

CDE Toulouse
Crédits : Ministère des armées

Querelles spatiales européennes : France-Allemagne-Italie

Il ne s’agit que d'une considération franco-française, qui n’est qu’une petite partie de la question de la gouvernance spatiale. Au niveau européen, « pas d’ambition commune sans confiance mutuelle ». Si l’Europe est la seconde puissance spatiale en termes d’investissement, elle est loin de ses concurrents sur les lancements de satellites : 9 pour Arianespace en 2019, contre 34 pour la Chine, 27 pour les États-Unis et 22 pour la Russie.

Un « Buy European Act » pourrait améliorer les choses, mais ce serpent de mer tourne depuis des années, sans concrétisation pour l’instant. De plus, La confiance européenne n’est pas gravée dans le marbre et se retrouve même égratignée ces derniers temps, notamment avec des querelles franco-allemandes, les deux principaux moteurs de l’Agence spatiale européenne (ESA).

Lors de la dernière réunion fin 2019, la France – 2,66 milliards d'euros de contribution (18,5 % du budget de l'ESA) – a perdu sa place de leader spatial historique en Europe, dépassée par l’Allemagne avec 3,29 milliards d'euros (22,9 % du budget de l'ESA). Le rapport explique que « Paris reproche à Berlin de lui avoir fait une mauvaise manière en cachant l’intention du gouvernement allemand ».

Il y a aussi le cas de l’Italie qui talonne la France avec une contribution de 15,9 %. « En conséquence, l'ambition de la France sera forcément en recul par rapport à la stratégie de ses deux voisins européens ». De plus, « l’Italie s’est également positionnée sur le marché des lanceurs, avec Vega V, aujourd’hui complémentaire d’Ariane 6, mais qui porte aussi en lui les germes d’une concurrence future ».

Pour le rapport, il faut donc « restaurer un climat de confiance franco-allemand en élaborant une feuille de route commune au service d’une ambition spatiale commune européenne ». C’est d’autant vrai qu’un pays européen ne pourra pas lutter seul contre les États-Unis ou la Chine ; l’union fait la force comme dit le proverbe.

Budget 2019 ESA

Un traité de l’espace en 1967… et depuis ?

Au niveau international « le droit peut-il être un rempart à l’arsenalisation annoncée de l’espace ? » se demande le rapport. Durant la guerre froide, le « petit club des pays spatiaux s’était facilement mis d’accord sur leur intérêt commun à sanctuariser l’espace autour d’un principe simple selon laquelle la liberté des uns s’arrête où commence celle d’autrui ». Et depuis ? Pas grand-chose n’a changé, les anciennes règles restent.

Ce, malgré l'émergence du « New Space ». Un traité de 1967 – 10 ans après Spoutnik – « sur les principes régissant l’activité des États en matière d’exploration de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes » est signé par une centaine d’États. Il instaure deux principes : « l’usage pacifique de l’espace, dont l’exploration doit être réservée à des fins pacifiques […] où il est proscrit d’introduire des armes nucléaires et autres armes de destruction massive » et la « non-appropriation, ce qui exclut toute proclamation de souveraineté ».

De petits ajustements ont été apportés par la suite, pour un total de cinq traités multilatéraux élaborés par les Nations Unies, qui a aussi « supervisé la rédaction, la formulation et l’adoption de cinq séries de principes ».

Voici un résumé des grandes lignes :

  • Déclaration des principes juridiques régissant les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique (1963).
  • Traité sur les principes régissant les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique (1967).
  • Accord sur le sauvetage des astronautes, le retour des astronautes et la restitution des objets lancés dans l’espace extra-atmosphérique (1968).
  • Convention sur la responsabilité internationale pour les dommages causés par des objets spatiaux (1972).
  • Convention sur l’immatriculation des objets lancés dans l’espace extra-atmosphérique (1976).
  • Principes régissant l’utilisation par les États de satellites artificiels de la Terre aux fins de la télévision directe internationale (1982).
  • Accord régissant les activités des États sur la Lune et les autres corps célestes (1984).
  • Principes sur la télédétection (1986).
  • Principes relatifs à l’utilisation de sources d’énergie nucléaires dans l’espace (1992).
  • Déclaration sur la coopération internationale en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace au profit et dans l’intérêt de tous les États (1996).

Pour l’ONU, « on peut considérer que le Traité de 1967 […] fournit une base juridique générale […] les quatre autres traités sont axés plus particulièrement sur certains concepts figurant dans le Traité de 1967 ».

Ces traités ont été signés par de nombreux pays « et beaucoup d’autres en respectent les principes ». Plusieurs décennies plus tard, on reste donc plus ou moins sur la réglementation originale ; est-ce suffisant pour « constituer des garde-fous à la militarisation croissante de l’espace ? » se demande le rapport.

La Space Force américaine, la destruction d’un satellite indien il y a peu, les manœuvres de surveillance, l’autorisation par les États-Unis (via le Space Act) et le Luxembourg (via son Luxembourg Space Agency, ou LSA) de l’exploitation des ressources minières spatiales… les coups de canifs au traité de 1967 sont nombreux. Et ce n'est que la partie visible, bien d'autres évènements pouvant avoir lieu sans être médiatisés.

Texte des traités et des principes régissant les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique adoptés par l’Assemblée générale des Nations Unies

« Aucune approche commune »

Problème, « aucune approche commune ne se dégage pour autant au sein de la communauté internationale sur les modalités d’une future régulation ». Pour ne rien arranger, les dés peuvent être pipés : « si la France reste attachée aux conventions internationales sur l’espace extra-atmosphérique, nombre de puissances spatiales, actuelles ou en devenir, n’y ont pas adhéré, ce qui conduit de facto à faire de l’espace un enjeu de pouvoir et de conquête ».

Il existe bien des initiatives, notamment une coopération spatiale interalliée CSpO (Combined Space Operations), mais elle ne regroupe qu’une poignée de pays « alliés » : États-Unis, Royaume-Uni, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, Allemagne et France (depuis février 2020).

Aux États-Unis, un changement important vient d’être acté par la Federal Aviation Administration (FAA), mais il ne concerne donc que les Américains. Il s’agit des règles définitives sur les « Streamlined Launch and Reentry Licensing Requirements ». « Cette mise à jour historique, et complète des exigences commerciales en matière de licences de lancement dans l’espace et rentrée atmosphérique est vecteur d’une croissance importante dans ce secteur et aide l'Amérique à maintenir sa position de numéro 1 dans le monde », affirme Elaine L. Chao, secrétaire aux transports.

Cette nouvelle réglementation regroupe quatre parties en une seule, afin de simplifier les demandes, pour ainsi accélérer et fluidifier le processus « dans une industrie qui avance à une vitesse fulgurante ». Une des règles précise : « Un opérateur unique peut être utilisé pour prendre en charge plusieurs lancements ou retours atmosphériques à partir de sites de lancements potentiellement multiples ».

À demi-mots, il est question de SpaceX qui multiplie les lancements et qui prépare son avenir avec Starship, qui devrait relier n’importe quel point du globe en moins d’une heure, aussi bien pour des passagers commerciaux que pour l’armée. Il s’agit dans tous les cas uniquement de procédure interne aux États-Unis, pas (encore ?) d’une volonté d’avoir une harmonisation au niveau mondial. 

La NASA veut des « zones de sécurité » sur la Lune

Hasard du calendrier, la NASA est revenue la semaine dernière sur les « accords d'Artémis ». Il s’agit d’un texte « qui veut encadrer juridiquement la nouvelle vague d'exploration de la Lune et d'autres astres et autoriser la création de "zones de sécurité" », explique l’AFP. Huit pays sont signataires pour le moment : États-Unis, Australie, Canada, Italie, Japon, Luxembourg, Émirats arabes unis et Royaume-Uni.

Plusieurs puissances spatiales mondiales sont absentes, notamment la Chine, la Russie l’Inde et la France. Dix principes sont énoncés, certains directement inspirés du traité de 1967 : 

  • Exploration pacifique : toutes les activités doivent être menées à des fins pacifiques
  • Transparence : les signataires mèneront leurs activités avec transparence afin d’éviter confusions et conflits
  • Interopérabilité : les nations s’efforceront de s’appuyer sur des systèmes interopérables afin d’améliorer la sécurité et la durabilité
  • Assistance d’urgence : les signataires s’engagent à porter assistance à tout personnel en détresse
  • Immatriculation des objets spatiaux : toute nation doit être signataire de la Registration Convention
  • Publication de données scientifiques : les signataires s’engagent à diffuser les données publiquement
  • Préserver le patrimoine : les signataires s’engagent à préserver le patrimoine spatial
  • Ressources spatiales : l’extraction et l’utilisation des ressources spatiales sont essentielles à une exploration sûre et durable, les signataires affirment que ces activités devraient être menées conformément au Traité sur l’espace extra-atmosphérique.
  • Déconfliction des activités : les nations s’engagent à prévenir les interférences nuisibles et à soutenir le principe du respect, comme l’exige le Traité sur l’espace extra-atmosphérique
  • Débris orbitaux : les pays s’engagent à planifier l’élimination sécurisée des débris

Cette initiative soulève une question importante sur les « zones de sécurité », c’est-à-dire des endroits sur un objet stellaire, la Lune par exemple, afin de protéger des activités sur place. Le but étant d’empêcher des « interférences nuisibles » entre membres, tout en « mettant en œuvre l’article IX du Traité sur l’espace extra-atmosphérique et renforçant le principe de respect ».

La NASA met en avant l’article IX et plus particulièrement la partie sur « une activité ou expérience envisagée par un autre État » qui « causerait une gêne potentiellement nuisible aux activités poursuivies en matière d’exploration et d’utilisation pacifique de l’espace extra-atmosphérique ».

Il n’est – étrangement – pas fait mention de l’article II, pourtant clair : « L’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, ne peut faire l’objet d’appropriation nationale par proclamation de souveraineté, ni par voie d’utilisation ou d’occupation, ni par aucun autre moyen ».

Pour rappel, les États-Unis (et le Luxembourg) autorisent l’exploitation minière dans l’espace : « Un citoyen américain engagé dans la récupération de ressources d’astéroïdes ou spatiales peut en disposer, y compris détenir, transporter, utiliser et les vendre conformément à la loi, y compris les obligations internationales des États-Unis », peut-on lire sur le site du Congrès.

Accord Artemis

La France ambassadrice d’un « code de bonne » conduite ?

Afin de trouver une solution au niveau international, le rapport du Sénat recommande à la France de « promouvoir au sein de la communauté internationale l’adoption rapide du code de bonne conduite [qui viendrait compléter le droit international de l’espace, ndlr] proposé par l’Union européenne pour les activités humaines dans l’espace ».

Il comprend trois principes :

  • « les États devraient s’engager à prendre les mesures nécessaires pour améliorer la sécurité des opérations spatiales et réduire les débris spatiaux. Sauf nécessité absolue, cela implique de ne pas essayer ou employer des méthodes de guerre pouvant générer des débris ;
  • le droit à la légitime défense individuelle et collective dans l’espace serait explicitement énoncé. Le Conseil de sécurité des Nations Unies pourrait donc exercer ses compétences dans l’espace pour maintenir et rétablir la paix et la sécurité internationale. Tout État pourrait également y exercer son droit de légitime défense ;
  • les États s'engageraient à instaurer un climat de confiance et de coopération. Ils devraient se conformer à leur obligation d'immatriculation de tous les objets spatiaux, notifier leurs manœuvres spatiales, s'informer mutuellement sur leurs politiques spatiales respectives et se consulter le cas échéant. »

En guise de conclusion, le rapport rappelle que « l’espace est notre nouvelle frontière, pas seulement technique, mais aussi démocratique ». Son « arsenalisation » n’étant plus qu’une question de temps, il faut agir vite si l’on veut une régulation internationale utile… si c’est envisageable tant les avis semblent parfois divergents selon les pays.

D’autant qu'une « régulation internationale de l’espace extra-atmosphérique prendra du temps, dans un contexte global où, partout, le multilatéralisme est en repli ». Impossible dans tous les cas de prévoir à quoi ressemblera l’espace dans cinq ou dix ans. Dans les années 2000, qui aurait pu prévoit qu’un acteur privé, SpaceX pour ne pas le nommer, allait autant bouleverser ce marché ? Que des constellations de (dizaines) de milliers de satellites seraient déployées pour apporter une connexion Internet partout sur le globe ?

Pas grand monde, à coup sûr. Nous allons donc éviter la moindre spéculation sur la prochaine décennie.

Commentaires (3)

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Merci Sébastien pour cet article :)



Il aurait fallu retirer le “Sauf nécessité absolue” dans le premier des 3 principes de la charte… Vu que déjà, une charte n’engage à rien…



J’aime pas la tournure que prend la militarisation du domaine de l’espace proche.

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J’aime pas la tournure que prend la militarisation du domaine de l’espace proche.


Elle l’a prise depuis plusieurs dizaines d’années et on ne pourra pas l’enrayer. Mais nos gouvernants sont tellement stupides que plutôt que tourner “les armes” vers l’extérieur, qui est le véritable ennemi de l’Humanité et de la vie terrestre, ils préfèrent se concentrer sur leurs petits nombrils nationalistes. L’Europe a un rôle à jouer via l’ESA et différents projets, mais va falloir un jour ou l’autre mettre les susceptibilités de côté et travailler de concert pour le bien de toutes et tous.

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La seule « régulation » fonctionnelle, perenne et pacifique de l’espace (au sens large) est d’y définir un droit de propriété (comme ~partout ailleurs) : la proposition de zone de sécurité va dans ce sens, de même que l’exploitation des matières premières sur la base du premier arrivé premier servi.

L’espace en manque de régulation

  • La France a son Commandement de l’espace…

  • … faut-il lui ajouter une composante « renseignement » ?

  • Querelles spatiales européennes : France-Allemagne-Italie

  • Un traité de l’espace en 1967… et depuis ?

  • « Aucune approche commune »

  • La NASA veut des « zones de sécurité » sur la Lune

  • La France ambassadrice d’un « code de bonne » conduite ?

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