Ordonnance Twitter du 24 janvier 2013, analyse d’une occasion manquée
Retour sur #UnBonJuif
Le 31 janvier 2013 à 14h12
10 min
Droit
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Maître Olivier Iteanu, avocat à la Cour, chargé d’enseignement à Paris I et Paris XI, analyse dans nos colonnes sur l'ordonnance de référé Twitter rendue la semaine dernière par le tribunal de grande instance de Paris (Affaire UEJF, dite #UnBonJuif). Le juriste profite du sujet pour revenir sur les principes qui gouvernent la responsabilité des hébergeurs et regretter une occasion manquée (M.R.).
Par ordonnance du 24 janvier 2013, le Président du tribunal de grande instance de Paris a enjoint à Twitter de communiquer aux 5 associations poursuivantes les données qu’elle détient de nature à « permettre l’identification de quiconque a contribué à la création de tweets manifestement illicites ». Le juge prend le soin de limiter l’injonction à certains tweets listés dans un acte de procédure (l’assignation). Par cette même décision, le juge ordonne à Twitter de « mettre en place (…) un dispositif facilement accessible et visible permettant à toute personne de porter à sa connaissance des contenus illicites, tombant notamment sous le coup de l’apologie des crimes contre l’humanité et de l’incitation à la haine raciale ».
Cette ordonnance est l’occasion de rappeler la législation mise en place relative aux contenus et au Web 2.0. au niveau européen et en France. Cette législation est fondée sur deux équilibres que nous rappelons ci-après, avant de constater, avec déception, que ni Twitter, ni le juge ayant tranché le litige n’ont tiré les leçons d’une législation certes complexe, mais somme toute équilibrée et protectrice à la fois de la liberté d’expression et de la répression de ses abus.
1er équilibre. Responsabilité limitée de l’hébergeur et pas d’obligation de surveillance ni de contrôle a priori – protection de la liberté d’expression
La loi du 21 juin 2004 pour la Confiance dans l’Économie Numérique dite LCEN, transposition de la directive communautaire commerce électronique de 2000, a créé un équilibre, qui, à notre sens, est protecteur de la liberté d’expression. Cet équilibre peut être résumé comme suit :
- L’hébergeur n’est pas responsable des contenus qu’il héberge
- Mais il n’est pas non plus irresponsable. Il peut le devenir seulement si, ayant connaissance d’un contenu manifestement illicite, il n’agit pas promptement pour le retirer.
C’est là qu’est le premier équilibre. C’est le Conseil constitutionnel qui a insisté sur le « manifestement » illicite, qui veut donc dire illicite de manière évidente. Il est vrai que pour des propos racistes, antisémites ou homophobes, on détecte souvent facilement le propos illicite. Pour des propos diffamant ou injurieux, les choses sont souvent plus difficiles à évaluer.
L’exigence du manifestement illicite a été rappelée dans une affaire où une cinéaste poursuivait une plateforme d’hébergement de blogs, Overblog, qui a été reconnue hébergeur des propos tenus par certains des blogs hébergés par la plateforme. La cinéaste a été déboutée de ses demandes, car le propos n’était pas « manifestement » illicite. L’affaire est actuellement devant la cour d’appel de Paris.
La notion de « manifestement illicite » est rappelée par la présente Ordonnance Twitter. Pour bien comprendre ce premier équilibre, il faut aussi appréhender trois grandes règles édictées ou découlant de la Loi.
Règle 1. Les hébergeurs « ne sont pas soumis à une obligation générale de surveiller les informations qu’ils transmettent ou stockent, ni à une obligation générale de rechercher des faits ou des circonstances révélant des activités illicites » (art. 6 LCEN). C’est l’élément essentiel et défenseur de la liberté, personne ne peut reprocher à l’hébergeur d’avoir « laissé passer » des messages racistes, antisémites ou homophobes. Surtout, la loi ne lui demande pas de mettre en place un filtrage, une censure.
Règle 2. Les hébergeurs sont définis comme ceux « qui assurent (…) le stockage de signaux, d’écrits, d’images, de sons ou de messages de toute nature » autrement dit, l’hébergeur n’est pas entendu au sens technique. Dans la loi, l’hébergeur est entendu au sens fonctionnel. Par exemple, eBay est l’hébergeur des annonces qu’il publie. Il peut avoir bien d’autres fonctions. Ainsi, il est l’éditeur de son site, mais pour celle de la publication des annonces, il est hébergeur au sens de la LCEN et de la Directive Commerce Electronique. Tel autre site est l’hébergeur des messages postés sur le forum public qu’il met à disposition. Twitter est l’hébergeur des tweets au sens de la même loi.
Règle 3. La personne qui prétend à un tweet manifestement illicite a la charge de prouver que Twitter en a eu connaissance, qu’il ne l’a pas retiré promptement dès ce moment-là. La charge de la preuve pèse sur l’attaquant. La loi a même créé une notification spéciale avec des rubriques obligatoires qui doit être adressée à Twitter et qui fait alors présumer que Twitter en a eu connaissance.
En résumé,
- Twitter est l’hébergeur des tweets.
- La loi ne demande aucune surveillance préalable, aucun contrôle a priori des tweets.
- Twitter n’est pas responsable des tweets.
- En revanche, Twitter peut être responsable de ne pas avoir retiré « promptement » un tweet manifestement illicite après qu’il en a eu connaissance.
- C’est à ceux qui se prétendent victimes d’apporter la preuve que Twitter a eu connaissance d’un tweet manifestement illicite et, qu’en ayant eu connaissance, il ne l’a pas retiré.
C’est le 1er équilibre.
2nd équilibre manqué par Twitter et... le juge - ne pas laisser une victime sans recours juridique
Comme nous l’avons vu, l’hébergeur dispose d’une responsabilité dérogatoire au droit commun. L’hébergeur dispose d’une responsabilité qu’on peut même qualifier d’atténuée.
Les tenants de l’organisation d’une censure légalisée - notamment pour la défense d’intérêts particuliers - critiquent cette situation. Ainsi, comme le nouveau directeur de la Sacem, Jean-Noël Tronc, considère que cette responsabilité est une « irresponsabilité civile et pénale dont bénéficient les opérateurs techniques de l'internet. »
Comme nous l’avons vu, cette assertion est factuellement et légalement inexacte. Mais il est vrai que les hébergeurs bénéficient d’un privilège, qui leur est conféré compte tenu de leur position particulière. Ils sont le goulot d’étranglement de la liberté d’expression.
Cette situation privilégiée a une contrepartie. Celle de collaborer avec les autorités judiciaires. La loi organise donc l’obligation de conservation des données techniques de connexion, en France et dans la plupart des pays européens, pendant 1 an. C’est le second équilibre. Ces données de connexion, adresse IP en tête, sont couvertes par le secret professionnel reconnu par la loi, ce qui impose à l’hébergeur, d’une part, de ne les révéler à personne et d’en organiser la stricte confidentialité, d’autre part de ne les révéler que sur réquisition judiciaire, c’est-à-dire sur réquisition et sous le contrôle d’un juge et seulement sous ce contrôle.
C’est cette réquisition que Twitter a refusé d’assumer dans notre affaire.
Ce faisant, et c’est toute l’erreur de la plateforme de micro-blogging, en refusant d’assumer ce second équilibre, elle se coupe du premier qui lui reconnaît pourtant un statut protecteur. Pourquoi Twitter adopte-t-elle, une telle stratégie ? Soit par arrogance, car elle pense que la législation américaine, le « Freedom of speech », doit s’appliquer non seulement aux États-Unis, mais aussi à l’Europe, à la France ; soit parce qu’elle n’a pas compris que jamais qu’elle ne pourra atteindre un régime où son irresponsabilité serait reconnue.
Mais tel n’est pas notre culture. Nous pensons que la parole publique doit être responsable, que de la parole à l’acte il y a là une connexion directe, qu’il y a donc lieu de sanctionner toute parole attentatoire à l’ordre public démocratique (racisme, antisémitisme, homophobie, ... ) et aux droits des tiers (diffamation publique, injure publique), car c’est une condition de la paix sociale. Twitter, qui destine bien sa plateforme à l’Europe, doit intégrer cette compréhension et s’abriter dès lors sous le statut protecteur qui lui suffisait de prendre. D’ailleurs, le fameux amendement de la Constitution sur le « Freedom of speech » sait connaître des exceptions quand Twitter le veut bien.
Si Twitter refuse de collaborer avec les autorités judiciaires en cas d’abus de la liberté d’expression (racisme, antisémitisme, homophobie, diffamation, injure publique) constatée par la Justice, le système se bloquera, car les victimes n’auront plus de recours pour identifier les auteurs de ces propos manifestement illicites.
Les tenants de la censure, soit par « idéal » soit par intérêt, auront alors beau jeu d’appeler à la rescousse le législateur pour responsabiliser les intermédiaires techniques plus qu’ils ne sont aujourd’hui, ce qui aboutira au retour de la censure ou à l’autocensure. Quant au juge, étrangement, son ordonnance aboutit, dans son résultat, à l’équilibre attendu. Il fait injonction à Twitter de communiquer les données en sa possession, mais non au visa de la LCEN mais au visa d’un texte général du code de la procédure civile.
Ce faisant, le juge semble reculer pour appliquer à Twitter le statut pourtant protecteur d’hébergeur. Il est cependant vrai que Twitter refusait lui-même ce même statut juridique en se retranchant de manière désespérée et inutile, derrière la loi américaine.
En conclusion, filtrage, aiguillage, détournement de trafic, listes noires, en un mot censure, voilà les ennemis de la liberté d’expression.
Ce sont ces maux qu’il faut pourchasser.
La législation communautaire et française mise en place en 2000 et 2004 est capable de nous faire échapper à la censure. Elle établit un compromis par un double équilibre. Elle garantit la liberté d’expression, protège partiellement les hébergeurs et les responsabilise par la conservation des données techniques de connexion. Leur obligation de collaborer avec les autorités judiciaires en cas d’abus de liberté d’expression donne aux victimes de contenus manifestement illicites des recours juridiques à l’encontre d’auteurs de contenus manifestement illicites.
Cette ordonnance ne rappelle pas clairement cet équilibre salvateur. Cette ordonnance sera donc l’histoire d’une occasion manquée de renforcer la liberté d’expression, tout en réaffirmant de principe le rôle et la responsabilité des hébergeurs.
Attendons dès lors la suite...
Ordonnance Twitter du 24 janvier 2013, analyse d’une occasion manquée
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1er équilibre. Responsabilité limitée de l’hébergeur et pas d’obligation de surveillance ni de contrôle a priori – protection de la liberté d’expression
Commentaires (19)
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Abonnez-vousLe 31/01/2013 à 14h54
Je ne comprend pas pourquoi il est “désespérée et inutile” pour twitter de se retrancher derrière un statut d’hébergeur selon la loi américaine? La société est tout d’abord américaine et elle héberge a priori le contenu en Amérique. Elle doit donc avant tout respecter la loi Américaine.
C’est ne pas reconnaître que la justice française l’a dans l’os qui me semble “désespérée et inutile”. C’est considérer qu’un site, quel qu’il soit, doit se conformer à l’ensemble des lois de toutes les nation qui existe dans le monde et même celle qui se contredise. Ici le Patriot Act américain doit sûrement se contredire avec le fait “de ne les [les données de connexion] révéler que sur réquisition judiciaire”.
Le problème reste toujours qu’internet est un espace sans frontière et sans nationalité.
Le 31/01/2013 à 15h13
intéressant point de vue.
ceci dit l’ordonnance concerne Twitter INC qui est de droit américain, donc à priori non soumise au droit français.
Aurait-il fallu que Twitter fasse preuve de “bonne volonté”?
Le 31/01/2013 à 15h19
Le 31/01/2013 à 15h29
Twitter: USA, internet: mondial, justice française: DTC " />
Le 31/01/2013 à 16h05
Par cette même décision, le juge ordonne à Twitter de « mettre en place (…) un dispositif facilement accessible et visible permettant à toute personne de porter à sa connaissance des contenus illicites, tombant notamment sous le coup de l’apologie des crimes contre l’humanité et de l’incitation à la haine raciale ».
Je n’ai pas vu la décision mais il me semble qu’il y a là un problème de droit.
Ceci (mise en place permanente d’un système, changement de structure, etc.) ressemble à une décision de FOND et non de référé.
Certes, le juge des référés peut prendre toute mesure visant à faire cesser un trouble manifeste MAIS il s’agit de mesures temporaires et/ou provisionnelles ET concernant le SEUL cas jugé.
Je n’ai pas le contexte de l’ensemble de la décision mais le juge n’aurait-il pas outrepassé son rôle de “juge des apparences” et non juge du fond ?
Le 31/01/2013 à 16h48
lol, je viens de remarquer l’adresse de l’UEJF. " />
Le 31/01/2013 à 21h23
Le 31/01/2013 à 21h23
Le 31/01/2013 à 21h28
Quoique…
Le 31/01/2013 à 23h17
Le 01/02/2013 à 08h59
Le 01/02/2013 à 09h04
Le 01/02/2013 à 10h31
Le 01/02/2013 à 11h47
Le 01/02/2013 à 11h50
Le 01/02/2013 à 11h51
Le 01/02/2013 à 11h54
Le 01/02/2013 à 11h58
Le 01/02/2013 à 12h55
Puis il faut peut-être arrêter de fantasmer sur une pseudo liberté d’expression aux Etats Unis… C’est souvent beaucoup plus hypocrite qu’une bonne vieille loi mais aller dire à une fille qu’elle a un jolie c… Ce n’est pas très élégant certes mais c’est surtout beaucoup plus risqué aux Etats Unis.. Aller voir le cas du N word etc…