La guerre en Ukraine mobilise aussi des « makers »
Peace & lov3D
Le 16 juin 2022 à 08h31
14 min
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Enrichis de ce qu'ils avaient appris de leurs efforts visant à enrayer l'épidémie de Covid-19, des « makers » du monde entier, adeptes d'imprimantes 3D, ont prototypé et fabriqué en masse des dizaines de milliers de garrots, minidrones, périscopes, fenêtres barricadées et boucliers de tirs, notamment.
À ses débuts, l'épidémie de Covid-19 avait vu se lever des milliers de « makers » s'organiser pour prototyper puis fabriquer masques, visières, respirateurs, pousse-seringue... qui faisaient alors cruellement défaut. Plusieurs initiatives montrent que des milliers d'autres ont rempilé dès l'annonce de l'invasion militaire russe pour aider, grâce à leurs imprimantes 3D, les victimes de la guerre en Ukraine.
Après avoir dénoncé l'invasion russe et annoncé qu'elles cessaient toute forme de commerce avec la Russie et ses entreprises privées, de nombreuses sociétés d'impression 3D parmi les plus importantes au monde ont lancé une vente aux enchères d'objets 3D, qui a recueilli près de 300 000 dollars en deux jours seulement.
Mais c'est du côté des initiatives individuelles et collectives, plus qu'industrielles, que la créativité semble avoir le plus jouer, pour l'instant tout du moins. IEEE Spectrum, le magazine de l'Institut des ingénieurs en électricité et électronique, la plus grande organisation professionnelle dédiée à l'ingénierie et aux sciences appliquées du monde, raconte ainsi qu'un groupe de plus de 100 fabricants ukrainiens a, dans les 16 premiers jours de la guerre, imprimé plus de 3 000 pièces utilisées pour assembler plus de 900 produits finis à destination des forces armées du pays.
Et ce, alors même que le nombre d'imprimantes 3D était très limité en Ukraine, et qu'il ne permettait pas de produire certains composants de manière homogène, explique Roman Mykhailyshyn, un chercheur ukrainien invité au département d'ingénierie robotique du Worcester Polytechnic Institute, dans le Massachusetts :
« Pour les volontaires vivant en Ukraine et pour ceux comme moi qui sont en dehors de notre pays d'origine, il y avait beaucoup de problèmes et de questions : quoi exactement imprimer, en quelle quantité, comment assurer la logistique là où les produits sont nécessaires, et comment faire pour obtenir les permis nécessaires à la modernisation des équipements militaires. »
Le tour de force serait en partie dû aux enseignements tirés du coronavirus, poursuit le chercheur ukrainien :
« Il s'avère que l'épidémie de COVID-19 a joué un rôle important dans la résolution de nombreux problèmes associés à l'impression 3D avant la guerre. Pendant la COVID-19, des entreprises, des bénévoles, des universités et des citoyens concernés (dont moi) ont commencé à créer un système de réseautage. »
De même que de nombreux volontaires du monde entier vinrent en aide aux Ukrainiens, de nombreuses façons, dès l'annonce de l'invasion, ceux qui avaient déjà appris à se coordonner pendant la pandémie envoyèrent ainsi « un grand nombre d'imprimantes 3D dans toute l'Ukraine en peu de temps » :
« De plus, les citoyens qui avaient des imprimantes 3D à la maison ont commencé à donner leurs imprimantes aux centres d'impression 3D établis pour fournir des composants aux premières lignes. Les entreprises ukrainiennes de filaments ont également commencé à rendre les fournitures directement disponibles, résolvant efficacement toutes les questions en suspens concernant les matériaux et les imprimantes. »
Le principal problème restait alors de savoir « qu'est-ce qui pourrait être imprimé en 3D qui aiderait le plus l'armée ? » Une société ukrainienne, 3D Tech ADDtive, a commencé à tenter de fédérer les initiatives, et rapidement découvert que le pays souffrait d'un « grande pénurie » de garrots tourniquet d'application de combat (CAT), utilisables par les soldats et services d'urgence pour arrêter les hémorragies.
Le 26 février, soit deux jours seulement après le début de l'invasion militaire russe, il partageait sur Facebook les photos des pièces d'un premier prototype de garrot, ainsi que les instructions permettant d'imprimer un périscope :
« Ils peuvent être fabriqués par n'importe quelle personne avec une imprimante 3D n'importe où en Ukraine, particulièrement pertinent là où il fait chaud
Sera utile lors de la confrontation
dans les tranchées - sauvera des snipers
Cet appareil sauvera la vie de nos garçons »
Rien qu'en Ukraine, le besoin pourrait atteindre 1M de garrots
Le Washington Post raconte pour sa part comment Jakub Kaminski, un Polonais lui aussi diplômé en génie robotique à l'Institut polytechnique de Worcester, a contribué à mobiliser une centaine de particuliers et entreprises, dans le monde entier, afin de fabriquer « environ 5 000 garrots ».
Avec quelques autres volontaires, ils prototypèrent d'abord 8 versions successives d'un garrot CAT fait de morceaux de tissus reliés à des clips de fixation en plastique, jusqu'à aboutir sur un modèle robuste et satisfaisant.
Leur garrot ne coûte qu'un peu moins de 6 dollars, et leur site web, 3DPrintingforUkraine.com, tente à la fois de collecter des fonds afin d'en imprimer par leurs propres moyens, mais également de faire imprimer leur CAT par des makers du monde entier, dans le but de les fournir gratuitement aux institutions ukrainiennes.
Il explique ce besoin pressant par le fait qu' « une fois blessée, une personne n'a que trois minutes pour arrêter de saigner », sous peine de complications par hémorragie pouvant aller jusqu'au décès :
« Nous fabriquons et donnons des garrots de haute qualité aux soldats et civils ukrainiens, afin que davantage de vies puissent être sauvées. Nos garrots sont déjà utilisés en première ligne. Ce projet est Open Source. Nous partageons ouvertement les modèles de projet, la documentation et notre savoir-faire. Nous cousons principalement en Ukraine pour responsabiliser les communautés locales. »
3DPrintingforUkraine.com se targue d'ailleurs d'émaner d'une « équipe qui a déployé avec succès 40 000 masques de protection et 15 000 écrans faciaux (durant le COVID-19) ». Outre Kaminksi, chargé de la conception matérielle et de la documentation, un professeur de la Faculté des sciences appliquées de l'université catholique ukrainienne de Lviv assure le « processus de contrôle de la qualité », et d'une dizaine d'autres bénévoles.
Ingénieurs, professionnels de la santé, éducateurs, professionnels de l'industrie textile et manufacturière et étudiants, ils se sont répartis les tâches pour gérer les réseaux d'impression 3D à Kiev, de production en Suisse, à Zaporizhzhia ou en Pologne, les sessions de formation aux premiers secours, la collecte de fonds aux États-Unis ou la traduction de la documentation « en russe ».
La FAQ du projet détaille l'ampleur de la collaboration internationale : les pièces sont en effet imprimées, « principalement en Europe et dans le monde entier » à partir des schémas qu'ils partagent en open source, par des bénévoles qui les livrent aux points de collecte de leurs pays respectifs.
Ils sont ensuite acheminés en Pologne, où les pièces découpées au laser pour les plaques de garrot sont produites. Les matériaux textiles sont quant à eux achetés en Pologne et en Ukraine, avant d'être livrées « par transport humanitaire » dans plusieurs villes ukrainiennes, où d'autres bénévoles « vérifient la qualité des pièces imprimées en 3D et signalent les problèmes potentiels » :
« Nous utilisons notre propre logistique de confiance et des contacts fiables en Ukraine. Nous recevons une confirmation de livraison de chaque point de contact. Nous n'envoyons pas de garrots avec le service postal régulier car ces services sont connus pour être perdus et vendus plus tard sur un marché gris. »
Une fois les pièces testées et réunies, « des couturières professionnelles fabriquent les garrots » (elles sont d'ailleurs les seules à être payées, « environ 2 $ par garrot »), qui sont ensuite revérifiés par d'autres bénévoles, puis livrés « au personnel médical qui en a besoin pour sauver des civils et des soldats ukrainiens en première ligne. »
Outre les 2 dollars versés aux couturières, chaque garrot coûte environ 1 dollar pour le Velcro Omnitape, 1 dollar la sangle polyamide « de qualité militaire », 1 dollar le filament d'impression 3D, et environ 1 dollar de frais de port.
Ils précisent, à l'intention de ceux qui seraient en capacité d'imprimer des garrots, pouvoir « couvrir le coût du matériel ou vous rembourser », mais également qu'ils recherchent « des contacts dans l'industrie. Notamment : les fournisseurs de velcro, les producteurs de filaments, les fabricants de sangles » :
« Selon diverses estimations, le besoin de garrots rien qu'en Ukraine pourrait atteindre 0,5 à 1 million d'unités, même en tenant compte uniquement de la demande de personnel militaire sur le terrain. Chaque soldat porte généralement 3 garrots. »
Créé pour les Palestiniens, réinventé pour les Ukrainiens
Sur son site web, 3D Tech ADDtive explique que les armées du monde entier utilisent les imprimantes 3D afin, notamment, de réaliser des pièces que l'on ne trouve plus sur le marché. Elles peuvent surtout fabriquer des pièces de rechange sur place, lorsqu'elles sont déployées « sur zone », ce qui réduit la quantité de fournitures à emporter en missions, d'autant qu'on ne sait jamais vraiment à l'avance celles qu'il faudra remplacer.
Exemples de pièces imprimées ou fabriquées par 3D Tech ADDtive
Au Washington Post, son directeur d'exploitation, Mykhailo Shulhan, explique qu'il fabrique désormais des étuis AK-47, chargeurs de balles, sacs de transport pour grenades et, « plus récemment, des lentilles antireflet pour les lunettes de tireur d'élite afin de réduire l'éblouissement et d'empêcher les tireurs d'élite ukrainiens d'être vus ».
Zeal 3D, un fabricant australien, explique de son côté que l'utilisation d'imprimantes 3D est souvent « le seul moyen d'approvisionner les régions reculées de l'Ukraine, car les routes et les ponts ont été détruits » et qu' « il est logique d'utiliser un équipement temporaire imprimé en 3D qui se prépare en 2 heures plutôt que d'attendre une semaine que le même équipement arrive d'un autre pays » :
« Comme la majorité des imprimantes sont plus petites, elles sont faciles à installer dans les bunkers du sous-sol, idéales pour la production en temps de guerre. De plus, la technologie de fabrication additive ne nécessite pas beaucoup d'électricité, une denrée rare dans les pays ravagés par la guerre. »
Brett Carey, un physiothérapeute de Hawaï, conçoit pour sa part des attelles imprimées en 3D qui peuvent être envoyées aux combattants :
« Vous avez besoin de vos mains pour tellement de tâches basiques d'hygiène et de type survie. Si les soldats ont une attelle correcte, ils devraient être en mesure de retrouver l'usage complet de leur main dans un délai de 8 à 12 semaines. »
Si les blessures sont avancées, il propose même aux blessés de lui envoyer des images de leurs blessures à l'aide d'EM3D – une application d'imagerie 3D – qui lui permet de fabriquer une attelle sur mesure qu'il expédiera ensuite en Ukraine.
Le projet Glia, dont s'est en partie inspiré 3DPrintingforUkraine.com et qui s'était fait connaître avec sa campagne #StopTheBleedGAZA visant à fournir aux Palestiniens des garrots CAT imprimés en 3D, a pour sa part lancé un appel début mars afin de livrer ses garrots de Gaza en Ukraine :
« L'Organisation mondiale de la santé a rapporté que 86,9 % de toutes les blessures par balle pendant la Grande Marche du retour de 2018 concernaient les bras et les jambes, soit un total de 5 969 victimes. Malgré cela, seuls 2 sont décédés des suites de leurs blessures, un taux de mortalité remarquablement bas de 0,03 %. Les raisons en sont multifactorielles, mais incluent l'utilisation généralisée des garrots pour la première fois à Gaza et la formation qui a accompagné la campagne Stop The Bleed Gaza. »
Our first shipment of the Gaza Tourniquet is on a plane to #Ukraine 🎉🎉🎉#opensource#3Dprinting #equalcare pic.twitter.com/bspHZ5kwze
— The Glia Project (@Glia_Intl) March 18, 2022
Prusa, le fabricant tchèque de la plus populaire des imprimantes 3D, avait lui aussi partagé les plans de Glia, mais également ceux de plusieurs orthèses (attelles), tout en précisant être « bien conscient que tout équipement médical non certifié ou même non testé peut être dangereux et faire plus de mal que de bien », ce pourquoi il les faisait tester par une clinique traumatologique avant que de les rendre publics :
« Comme nous l’avons déjà appris pendant la crise de Covid-19, avant de promouvoir un design, nous le faisons d’abord utiliser par des professionnels de santé expérimentés. Nous vous recommandons vivement de faire de même avant de publier toute impression médicale sur PrusaPrinters. »
Nous pouvons imprimer 10 000 pièces par jour
Inspiré par les paroles du ministre ukrainien de la transformation numérique, Mykhailo Fedorov, qui avait déclaré que « la technologie est la meilleure solution contre les chars », TechAgainstTanks.com explique pour sa part avoir récupéré et envoyé à Lviv 20 imprimantes 3D et plus de 380 kilos de matériel d'impression 48 heures seulement après le déclenchement de la guerre.
Créé par trois entrepreneurs polonais, le projet avait déjà, fin mars, recueilli plus de 50 000 dollars, imprimé plus de 10 000 articles, et se disait capable, rapporte Forbes, de produire « environ 50 drones » d'observation par semaine :
« Nous avons peut-être 1 000 imprimantes, et maintenant nous attendons des instructions spécifiques de la défense ukrainienne sur les pièces que nous devons imprimer... Avec 1 000 machines, nous pouvons imprimer 10 000 pièces par jour ! »
Le projet cherche à coordonner des centres de production dispersés, regrouper les pièces imprimées, et partage des modèles de garrots, lunettes de protection, genouillères et coudières, minidrones, périscopes, fenêtres barricadées et boucliers de tirs.
Ils cherchent aussi à lever des fonds pour acheter encore plus d'imprimantes 3D et filaments, et ont lancé un appel à projets « Tech For Peace » à l'intention des designers et entrepreneurs, avec cette précision :
« NOUS NE RECHERCHONS PAS DE PROJETS D'ARMES.
Nous croyons en la valeur de la vie humaine et voulons contribuer activement à sa protection. Nous soutenons la paix.
Nous ne recherchons pas non plus des idées copiées sur Internet, mais aimerions les voir optimisées ou améliorées. »
BoingBoing relevait pour sa part un thread montrant comment, a contrario, d'autres Ukrainiens modifient des drones de loisir et transforment les munitions utilisées dans des lance-grenades en bombes antipersonnelles aériennes, via l'ajout d'ailerons imprimés en 3D.
Для атаки используют доработанную гранату ВОГ- 17 от гранатомета АГ- 17. К ней на 3D-принтере напечатаны хвостовик и передняя часть pic.twitter.com/EwhrCRg6yN
— IanMatveev (@ian_matveev) April 29, 2022
Des imprimantes 3D béton pour (re)construire des bâtiments
L'agence Reuters a également consacré un reportage à une autre entreprise tchèque qui imprime des barrières en béton susceptibles d'offrir une protection solide aux check-points, comme le montreraient des tests effectués dans des laboratoires balistiques, explique Radio Prague International :
« Bien que les barrières imprimées en 3D ne survivent pas à une attaque d'artillerie lourde, des tests ont montré qu'elles résistent aux armes légères et aux grenades, ainsi qu'aux missiles antichars et aux mitrailleuses embarquées. »
L'objectif, dans un second temps, serait d'utiliser ces imprimantes 3D béton pour aider à reconstruire les bâtiments et infrastructures endommagés ou détruits par la guerre, et plusieurs autres industriels y réfléchissent eux aussi. Une entreprise de Kiev compte ainsi ouvrir une usine de production de masse d'imprimantes 3D de construction et un centre de formation en Ukraine.
De façon plus étonnante, l'un des participants au concours de la NASA de construction d'une base lunaire autonome estime que « l'Ukraine pourrait devenir l'un des leaders occidentaux, sinon le leader occidental, de l'impression 3D et l'exemple type de la façon dont cette technologie peut fonctionner » :
« À grande échelle, cette capacité autonome pourrait être utilisée pour construire rapidement des structures pour les réfugiés qui pourraient mieux protéger leurs occupants et éventuellement reconstruire l'Ukraine pour passer de petites maisons à des bâtiments à plusieurs étages. »
Paradoxalement, « la tragédie en Ukraine offre une occasion unique, à court terme, de montrer comment les technologies émergentes à l'origine de la quatrième révolution industrielle pourraient être utilisées de concert pour créer un monde meilleur », conclut même l'article de façon quelque peu emphatique.
La guerre en Ukraine mobilise aussi des « makers »
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Rien qu'en Ukraine, le besoin pourrait atteindre 1M de garrots
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Créé pour les Palestiniens, réinventé pour les Ukrainiens
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Nous pouvons imprimer 10 000 pièces par jour
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Des imprimantes 3D béton pour (re)construire des bâtiments
Commentaires (4)
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Abonnez-vousLe 16/06/2022 à 14h45
Le 16/06/2022 à 14h53
Ça donne envie d’être accélérationniste de la guerre nucléaire afin d’arriver au plus vite à une société écologiquement viable grâce à la technologie.
Le 16/06/2022 à 15h59
Super article, merci.
L’imprimante béton m’a fait halluciné.
Le 17/06/2022 à 12h04
Super initiative solidaire ! Quand elle se sort les doigts et arrête de s’autodétruire, l’espèce humaine est vraiment capable de grandes choses…
Manque plus que des générateurs quantiques 5G de Bouffe à la Demande (BOD), et on a… Sauvé Le Monde ! ™ © ® (Patent pending) (SACEM)… sauf de l’obésité bien sûr.