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Souveraineté, latence : deux nerfs de la guerre dans l’espace

Dans l'espace, personne n’entend crier la France et l’Europe

Souveraineté, latence : deux nerfs de la guerre dans l’espace

Dans l’espace comme dans le monde numérique, la souveraineté occupe une place centrale. De nombreux projets sont en cours pour les (constellations de) satellites, mais l’Europe manque cruellement de lanceurs. Au-delà de la souveraineté, la question des performances et de la latence s’invite dans la stratégie militaire : « Demain, la victoire dépendra de notre rapidité dans le recueil de l’information », affirme l'état-major de l'armée de l'Air et de l'Espace.

Le 21 décembre 2023 à 11h12

Comme expliqué récemment, une guerre (froide) se déroule dans l’espace depuis maintenant plusieurs années. Les surveillances et approche inamicales sont de plus en plus nombreuses et la France se doit de pouvoir répliquer aux attaques si besoin. Ce n’est pas sans poser des questions sur le choix des armes et leurs conséquences.

Ce n’est pas le seul dilemme de la France, comme l’explique le général Stéphane Mille, chef d'état-major de l'armée de l'Air et de l'Espace. Il faut en effet ajouter les enjeux de souveraineté et de rapidité de traitement de l’information. Comme dans le milieu financier, quelques millisecondes peuvent visiblement avoir une grande importance.

Eutelsat, OneWeb et IRIS² sont dans l’espace, qui tombe à l’eau ?

Lors d’auditions (ici et ) de la Commission de la défense nationale et des forces armées à l’Assemblée nationale, une question est revenue sur le rapprochement entre Eutelsat et OneWeb. Le député Aurélien Saintoul pose la question des conséquences de cette opération pour la constellation européenne IRIS² (Infrastructure de Résilience et d’Interconnexion Sécurisée par Satellites). Ce programme doit pour rappel être un concurrent des constellations de satellites Starlink, Kuiper et… OneWeb.

Le chef d'état-major rappelle que le rapprochement « a pour objectif de constituer un champion susceptible de répondre à un appel d’offres », et donc probablement d’adresser le marché civil. Néanmoins, pour la Loi de Programmation Militaire, « nous avons fait le choix de nous adosser à la constellation Iris² pour une partie de nos besoins militaires. Notre idée consiste à utiliser les avantages et les inconvénients de toutes les orbites possibles en matière de communications satellitaires ».

Lors de cette même audition, le député Thomas Gassilloud, qui revenait d’une visite chez Eutelsat, précise qu’IRIS² « portera peut-être des charges institutionnelles en plus des satellites commerciaux ». La Commission européenne aussi met en avant cette dualité. Cette constellation IRIS² devrait donc occuper une place importante dans l’arsenal militaire, du moins quand elle sera opérationnelle.

Un premier appel d’offres a été lancé en mars de cette année pour IRIS², mais il faudra encore être patient avant d’en avoir les fruits : « Les propositions seront évaluées dans le cadre d’un dialogue compétitif, en vue de la signature d’un contrat début 2024. La fourniture d’une capacité opérationnelle totale pour les services gouvernementaux est prévue en 2027 ».

Gamers et militaires : même problématique sur la latence

Le général Stéphane Mille explique les avantages et inconvénients de chaque position des satellites dans l’espace. Les géostationnaires (à 36 000 km d’altitude) « offrent des sécurisations supplémentaires ». Cela vient de leur position fixe dans le ciel : on vise, on garde le cap et la communication ne bouge plus. Sur une autre orbite, les satellites ne sont plus des points fixes dans le ciel.

Autre avantage : une fois installés, ils proposent une disponibilité à 100 %. Selon Didier Le Boulc’h (vice-président strategy et telecoms solution chez Thales Alenia Space), « le temps d’utilisation moyen d’un satellite LEO [orbite terrestre basse ou low earth orbit, ndlr] c’est peut-être 10 à 15 % ».

Par contre, des constellations basses « offrent une couverture mondiale et sont plus proches de la surface de la terre. Elles permettent donc des allers et retours plus rapides : il est important de ne pas perdre de temps entre la montée du signal et sa redescente ». Nous l’avions déjà expliqué, mais la distance implique une latence bien plus importante à cause de la vitesse de la lumière.

Il faut en effet 120 ms à un signal pour effectuer un voyage entre le satellite géostationnaire et une station au sol (soit 36 000 km). À 1 000 km d’altitude, on passe à 3,3 ms seulement, soit 36 fois moins (logique, le satellite est 36x plus près de nous). À 600 km, on est à 2 ms. Pour envoyer une commande et attendre une réponse, il faut doubler le temps et on s’approche d’une demi-seconde à une altitude de 36 000 km (géostationnaire), contre bien moins de 1 000 km en altitude basse.

Nous avons déjà parlé de cette latence pour la navigation et surtout les jeux en ligne, mais elle a visiblement une grande importance dans le domaine militaire : « Demain, la victoire dépendra de notre rapidité dans le recueil de l’information, dans la prise de décision, dans la transmission de l’ordre et dans l’exécution de la mission. Il est donc essentiel pour nous d’utiliser l’ensemble des atouts qu’offrent à la fois le géostationnaire et les constellations en basse altitude. Tel est l’enjeu, selon moi, de ce rapprochement », affirme le général.

Les acteurs privés (SpaceX par exemple) sont-ils une menace ?

La députée Sabine Thillaye interpelle le chef d’état-major sur son « appréciation des menaces dans l’espace, particulièrement avec l’introduction ou l’arrivée d’acteurs privés comme Space X, qui peuvent mettre à mal la souveraineté étatique ». Stéphane Mille répond en partie à cette question durant la séance publique, mais apporte également des éléments supplémentaires pendant le huis clos qui a suivi et figure dans le compte rendu de l'audition :

« Ces opérateurs sont désormais des facteurs de l’utilisation de l’espace, que nous le voulions ou non. Starlink est aujourd’hui sous investigation du Sénat américain, puisqu’il a coupé les flux au moment où ceux-ci intéressaient les Ukrainiens, qui voulaient mener des missions particulières. […] Le secteur commercial poursuit ses propres intérêts, qui ne sont pas forcément similaires aux nôtres. Pour le reste, nous utiliserons les moyens disponibles, sans naïveté ».

Dans l’espace aussi, la souveraineté « n’est pas discutable »

Stéphane Mille embraye sur la question de la souveraineté : « La position française consiste à disposer d’un cœur souverain qui n’est pas discutable. Mais autour de ce cœur souverain, il doit être possible d’interagir avec des opérateurs de confiance, bien sélectionnés, pour pouvoir travailler ensemble ».

La guerre en Ukraine démontre d’ailleurs « à quel point se reposer sur des acteurs commerciaux peut constituer une dépendance et une perte de souveraineté : il conviendra donc d’être particulièrement vigilant sur les partenariats que nos armées pourront établir en ce domaine, notamment dans le cadre de la constellation satellitaire IRIS2 de l’Union européenne », peut-on lire dans un rapport de l’Assemblée nationale.

Le général revient sur un sujet qui est un peu l’éléphant dans la pièce : les lanceurs. L’Europe n’est pas au meilleur de sa forme : Vega-C est cloué au sol jusqu’à fin 2024 à priori, Ariane 5 n’est plus produit, Ariane 6 n’a toujours pas réalisé son vol qualificatif et Soyouz n’est plus utilisable depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Les lanceurs européens aux abonnés absents

Le général parle poliment d’une « position délicate » : « J’espère que la situation s’améliorera le plus rapidement possible, afin que nous puissions effectuer de nouveaux lancements, car il est vrai que nous sommes aujourd’hui soumis à de fortes contraintes. Du point de vue militaire, nous devons absolument sortir de l’ornière dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, afin d’être en mesure de tirer nos objets souverains. Ce retard ne date cependant pas de 2022 : depuis de nombreuses années, les Américains et les Chinois sont en avance sur les Européens dans ce domaine ».

En admettant qu’Ariane 6 boucle son vol qualificatif avec succès – un échec serait catastrophique –, il faudra certainement attendre fin 2024 pour le premier lancement commercial, avec CSO-3 (Composante spatiale optique). Le satellite militaire sera alors lancé avec trois ans de retard. Le carnet de commande d’Ariane 6 est ensuite bien rempli, même si certains se laissent déjà tenter par SpaceX.

Le second vol commercial devrait donc arriver en 2025, avec une cadence de neuf fusées par an, rappelle Ciel et espace. À partir de 2026, la cadence devrait augmenter pour arriver à une douzaine de lancements par an… si tout va bien.

Commentaires (3)

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C’est très beau la souveraineté mais si seulement le quart des pays indépendants se mettent à pousser leur propre constellation de satellites en orbite basse, c’est pas loin de 50 constellations qui seraient déployées. Pour une mise en perspective : OneWeb c’est 650 objets (objectif de 10 fois plus), Starlink 5200 (objectif de 42000). Il y a sans doute une vraie question à se poser quant aux conséquences.
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Une grosse boule d'acier autrefois appelée Terra (Lauréline et Valérian)
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Vivement le prochain article explicatif sur la sécurisation des données transmises grâce au calcul quantique, permettant de savoir si les données ont été liés ou corrompues.

Ce côté technologie/ militaire / spatial traité dans l'article est intéressant, j'en attends d'autres plus précis et techniques avec impatience (si possible).

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