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Les acteurs des communs numériques demandent financements et soutien politique

Les communs comme jumeaux numériques

Les acteurs des communs numériques demandent financements et soutien politique

Le 01 juin 2023 à 06h27

À l’occasion de la conférence « Communs numériques : vers un modèle numérique européen souverain et durable ? », des acteurs publics et des représentants du monde du logiciel libre, de l’open source et des communs ont échangé sur les meilleures manières de faciliter et étendre leurs collaborations.

Outils numériques produits par une communauté, en fonction de règles fixées par cette dernière, les « communs numériques » soulèvent à la fois des enjeux de « transparence », de « partages de connaissance » et d’opposition aux « stratégies d’enfermement opérées par les Big Tech ».

C’est en ces termes que Mireille Clapot, députée de la Drôme et présidente de la Commission Supérieure du Numérique et des Postes (CSNP) a ouvert la conférence « Communs numériques : vers un modèle numérique européen souverain et durable ? » organisée ce 31 mai à l’Assemblée nationale.

CSNP communs numériques

Le but : revenir sur les travaux et réflexions de différents acteurs publics et privés sur la manière d’utiliser et de collaborer avec les acteurs du monde du libre, de l’open source et des « communs numériques » et évoquer leurs besoins. La réflexion s’inscrit dans un travail porté à l’échelle européenne, avec la création en février 2022, à l’occasion de la Présidence française du Conseil de l’Union européenne, d’un groupe de travail européen en charge de réfléchir au développement des communs numériques intégrant 19 États membres. 

Celui-ci avait donné lieu à la publication d’un rapport sur les communs numériques, rédigé sous la responsabilité de l’ambassadeur pour le numérique Henri Verdier, comprenant quatre propositions phares : la création d’un guichet européen unique pour orienter les communautés visées vers les financements et aides publiques qui les concernent ; celle d’un appel à projet pour offrir des aides financières aux communs les plus stratégiques ; la création d’une fondation européenne pour les communs numériques ; et l’adoption d’un principe de « communs numériques par défaut » dans les outils des administrations publiques. 

Comment aborder les communs ? 

L’un des points qu’Henri Verdier tient à détailler à l’adresse des parlementaires présents est l’aspect critique des communs, notamment dans les questions de souveraineté : ceux-ci font partie intégrante de l’histoire du numérique, « à un point que les non-numériciens sous-estiment peut-être ».

Or, si cette approche des technologies est très utile pour le développement d’infrastructures partagées comme de diverses applications, elle a quelquefois mené à des couacs de gouvernance qui poussent l’ambassadeur à militer pour que la France et l’Europe s’emparent plus ouvertement du sujet.

« On a récemment découvert que 80 % des câbles internet qui partent d’Europe appartiennent à des géants numériques américains, illustre-t-il, probablement parce qu’on n’avait pas pensé à faire de loi sur le sujet. C’était une erreur. »

Et de préciser que si les couches basses d’internet, les câbles, les protocoles, représentent des enjeux à part entière, il en va de même des couches hautes : « Nos enfants ne vont plus sur internet, ils passent leurs vies sur les plateformes d’entreprises privées, non neutres, non ouvertes, qui s’appellent Facebook ou Tiktok ». 

Directeur général de l’institut national de l’information géographique et forestière (IGN), Sébastien Soriano aborde le problème différemment : « on peut considérer les communs comme des objets que personne ne contrôle ou bien comme une manière d’atteindre plus facilement une masse critique ».

IGN compte 1 500 personnes, explique-t-il, tandis qu’avec OpenStreetMap, on peut compter sur 10 000 volontaires qui, le temps d’un après-midi, cartographient un espace précis de manière très minutieuse. En la matière, les communs peuvent aussi être vus « comme manière de créer des alliances », pas seulement avec la « multitude » qui participe à ces projets, « mais aussi avec l’État, les collectivités, voire des sociétés privées ». 

« Les communs sont une extension du champ démocratique », renchérit le secrétaire général du Conseil national du numérique (CNNum) Jean Cattan. « Ils donnent un cap démocratique profond, qui implique d’améliorer les questions de gouvernance », pour permettre la décision groupée de manière aussi fluide que possible « et de réduire les risques d’erreur ». 

Présidente d’OpenDataFrance, vice-présidente déléguée au numérique du Conseil régional des pays de la Loire, Constance Nebbula évoque enfin la notion de ressource non rivale, c’est-à-dire que l’on peut consommer sans en diminuer l’utilité ni la disponibilité pour son voisin.

Cette vision souligne les enjeux de gouvernance spécifiques aux communs numériques, qui intéressent beaucoup les collectivités, « car celles-ci ont conscience de la capacité des communs à créer de la valeur, des biens comme des services ».

Des communs à l’utilité concrète

Cinq ans après l’adoption de la loi pour une République numérique en France, « qui définissait l’ouverture des données comme une règle, on note une accélération » de l’intérêt pour les communs, souligne la députée Mireille Clapot.

Elle considère tout de même le mouvement « trop timide », surtout par rapport à l’exemple avant-gardiste qu’offre Taiwan, sous l’impulsion de sa ministre du numérique Audrey Tang. Outre leur aspect critique en termes d’infrastructures, les communs, après tout, présentent des intérêts aussi bien en termes de coopération, de souveraineté, de transition juste que, « peut-être, d’usage optimisé des ressources publiques », voire de sécurité. 

Elle est rejointe dans son discours par Sébastien Soriano, qui cite un outil ouvert créé en open data par l’IGN pour permettre aux collectivités de suivre l’artificialisation des sols, ou la future plateforme cartes.gouv.fr, prévue pour l’automne, qui devrait réunir des outils d’hébergement de données cartographiques et d’animation de communauté.

Le but, explique-t-il, est de « soutenir des dynamiques d’encapacitation » (« empowerment », en anglais), pour que les services privés et publics français, « plutôt que de donner mécaniquement leurs informations à Google Maps lorsqu’ils ont besoin de les placer sur une carte », aient des « services souverains » à disposition. 

Cofondateur d’Open Food Facts, Pierre Slamich cite les cas du nutriscore, de Yuka ou du constructeur d’outils de cuisine Terraillon, qui ont tous utilisé la base de donnée ouverte pour créer des services très différents.

Directrice de la stratégie et de l’innovation chez Numéricité, Mathilde Bras évoque de son côté les exemples d’Onyxia, une plateforme d’outils mis à disposition des data scientists par l’Insee, ou d’OpenFisca, un moteur de calcul socio-fiscal à partir duquel l’outil LexImpact permet aux parlementaires de modéliser l’effet d’un amendement ou d’un texte sur le budget des ménages.

Accompagnement et gouvernance 

À la tête de la Direction interministérielle du numérique (DINUM), Stéphanie Schaer décrit une action de l’État envisagée en deux volets : d’un côté l’usage de communs numériques, de briques logicielles comme le protocole Matrix, pour créer une messagerie instantanée souveraine interne à l’administration, ou la participation à des projets comme Pix, pour les projets d’inclusion numérique.

De l’autre, Stéphanie Schaer évoque l’accompagnement des initiatives de la société civile et l’aide à la « solidification » des initiatives les plus jeunes. En la matière, le succès d’une initiative comme le COVID tracker ont poussé la DINUM à s’interroger sur les financements à apporter à ce type de projets et les modalités dans lesquelles le faire. 

Du côté des collectivités, « certaines, souvent des métropoles, sont leaders sur le sujet, même par rapport à l’État ou à l’échelon national », souligne Constance Nebbula – elle citera plus tard le cas de Nantes, qui partage ses algorithmes depuis 2020.

Pour autant, l’élue pointe les franches disparités qui existent d’un territoire à l’autre, de même que les difficultés à adopter des formes de transversalité. À tous les niveaux, institutions publiques et collectivités gagneraient pourtant à « partager des standards et des bonnes pratiques », indique-t-elle.

Du côté des communs, Rémy Gerbet témoigne de son côté de la manière dont Wikimédia et Wikimédia France se sont adaptés au fil des époques et des problématiques rencontrées. Pour lui, la modération pose un enjeu brûlant : Wikipédia a été et sera de nouveau la cible de tentatives de manipulations, « de la part d’entreprises de communication comme d’États », or, en tant qu’organisation à but non lucratif, « on ne joue pas dans la même catégorie ».

Citant le cas du Wikipédia croate, « noyauté par des groupes d’extrême-droite », et dont il a fallu bannir les administrateurs, il enjoint l’Union européenne à s’emparer du sujet car « l’équilibre est fragile entre les bonnes volontés » qui œuvrent au maintien de l’encyclopédie « et celles moins bien orientées ».

Si les demandes d’aides à la gouvernance sont donc bien réelles, ne serait-ce que pour orchestrer la coopération, Henri Verdier appelle à ce que la puissance publique adopte une « posture basse ». « On n’inflige pas de l’aide », déclare-t-il, notant qu’un travail en bonne entente demande aussi quelques évolutions culturelles – permettre aux agents publics, par exemple, de participer aux réflexions, voire aux processus de décision adoptés dans le monde des communs sans devoir en référer directement à leurs supérieurs.

Renversement des regards… et des logiques de financement 

Outre ces questions de gouvernance, et quelques jours à peine après le lancement par Framasoft de sa campagne Dorlotons Dégooglisons, les questions de maintenance et de financements auront régulièrement faire surface, dans les débats de la matinée. « Les communs, ça s’entretient, sinon ça s’étiole », lâche par exemple Pierre-Louis Rolle, directeur de l’innovation stratégique à l’agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT).

Évoquant l’usage que son institution fait des communs pour son initiative Société numérique, Pierre-Louis Rolle souligne que, contrairement aux idées qu’il entend véhiculer par d'autres, « les communs, ça n’est pas du bricolage, ça n’est pas une usine à gaz, ça n’est pas un gouffre financier ».

Pour une bonne collaboration avec le public, en revanche, « il y a besoin d’une modification des logiques d’achat public, de réfléchir en termes d’investissement, sur le long terme, plutôt que de chercher à tout prix une solution proposée sur étagère » par une société privée.

Dans des cas comme l’alimentation, Pierre Slamich parle carrément de communs comme « infrastructures quasi essentielles », comparant les données du service à des pots de yaourts : « elles périment vite ».

Pour qu’Open Food Facts - qui a longtemps fonctionné avec 600 euros de budget par an - reste à jour et utile, « il y a besoin d’entretien. Il y a un enjeu de jardinage des communs ». De concert avec Rémy Gerbet, il témoigne du temps passé à remplir des appels à projets pour obtenir des financements et appelle à la création de solutions plus pérennes.

« Il faut voir les communs comme le jumeau numérique de la France », avance Pierre Slamich, citant IGN comme le producteur d’un double des données environnementales françaises, Wikipédia comme un double des données historique et Open Food Facts comme un double des offres alimentaires :

« À l’heure de l’explosion des grands modèles de langage, il y a un vrai enjeu d’avoir des données riches, exactes et complètes, à la fois pour augmenter le potentiel de ces technologies et réduire leur risque d’erreur ».

Pour aller plus loin, « il y aurait aussi besoin de réfléchir à des manières de partager les données des sociétés privées », suggère Mathilde Bras (Numéricité). Elle s’étonne que « l’industrie de la finance [soit] celle qui va le plus loin dans le domaine », la directive Open Banking œuvrant pour un partage contrôlé des données.

De même, Mathilde Bras enjoint à s’intéresser plus avant aux questions de normes et de standardisation, notamment auprès du CEN-CENELEC, qui travaille à ces questions à l’échelle européenne. « Je ne serais pas étonnée qu’un OpenAI discute déjà avec eux » pour argumenter en faveur de normes qui l’intéresse. « Nous avons la responsabilité de nous intéresser à ces questions », insiste l’experte. 

Et Constance Nabbula, Rémy Gerbet et Pierre Slamich d’ajouter : ce dont les communs numériques ont besoin, c’est de relais politiques, à la fois au niveau français et au niveau européen.

C’est ce qui permettra de faire prendre conscience de leur aspect critique, d’œuvrer pour une acculturation aussi bien dans les administrations que dans le grand public, et enfin, nerf de la guerre, de faciliter l’accès et la pérennisation des financements. Pour Henri Verdier, c’est aussi ce qui permettrait à l’Europe de créer son propre discours, celui d’une réelle autonomie numérique.

Prochain grand rendez-vous pour poursuivre les réflexions du jour : la conférence Numérique en commun(s) que l’ANCT organise en octobre à Bordeaux.

Commentaires (6)

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Bonjour et merci pour cet article.



Pour info : le deuxième lien renvoi vers la page Weezevent de la conférence mais, celle-ci étant passée, la page est vide.



J’en profite pour poser une question : savez-vous si cette conférence a été enregistrée et, si oui, où celle-ci a été retransmise ? Je n’ai rien trouvé en ligne donc la réponse sera sûrement négative mais sait-on jamais… ^^

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Bonjour,
Très juste pour le lien, je l’enlève. Et je n’ai pas connaissance d’un enregistrement, la CSNP a publié une présentation de la conférence sur son site, il faudra voir si elle y ajoute une vidéo dans le futur : https://csnp.fr/actualites/

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Merci pour ce compte-rendu. Il y a beaucoup de bonnes intentions. J’ai bien peur que cela n’accouche de rien de concret, notamment au niveau du financement et du soutien.

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Faire de l’open source dans le public nécessite du courage, puisque derrière on ne peut pas expliquer que c’est la faute des autres et qu’on a pourtant bien fait toute la paperasse de marchés pour avoir un outil qui marche.



Ca nécessite de recruter des informaticiens qui soient techniques (pas juste des chefs de projets et des contrôleurs de gestion avec un lointain vernis info/techno).



C’est à dire que c’est l’antithèse de ce qu’est la fonction publique française en général (à l’exception notable de l’armée qui a sa logique d’avoir une logistique souveraine même si ça n’empêche pas d’acheter ses armes de base à l’étranger néanmoins et du ministère des affaires étrangères de par son goût du secret).
Effectivement il n’est pas gagné que ça débouche sur du concret à court terme. La seule chance serait que ça devienne à la mode au niveau des politiques.

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On a récemment découvert que 80 % des câbles internet qui partent d’Europe appartiennent à des géants numériques américains, illustre-t-il, probablement parce qu’on n’avait pas pensé à faire de loi sur le sujet. C’était une erreur.


Ce foutage de gueule après avoir coulé sciemment Alcatel en tuant le couple France Télécom Alcatel pour gagner trois francs six sous à court terme sur le prix des abonnements et détruire l’emploi public/assimilé par idéologie.



C’est pas un problème de lois manquantes, c’est un problème d’intelligence stratégique et de croyances économiques de ceux qui les font/votent.



Laisser faire les multinationales de l’alimentaire actuellement va déboucher sur le même ouinouin “il manque une loi sur l’obésité” dans 10 ans?

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C’est super de parler de ces sujets sur nextinpact. Bravo.

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