[Interview] Faut-il créer une nouvelle catégorie juridique d’intermédiaire ?
Premier écho sur le rapport du Conseil d'État
Le 11 septembre 2014 à 09h40
15 min
Droit
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Faut-il créer un nouveau statut d’intermédiaire technique comme le suggère le Conseil d’État ? Me Ronan Hardouin, docteur en droit, auteur d’une thèse sur la responsabilité de ces acteurs du net, et avocat au barreau de Paris au sein du Cabinet Ulys, a bien voulu répondre à nos questions.
Dans son rapport, le Conseil d’État recommande la création d’une nouvelle catégorie juridique, la « plateforme ». Que vous inspire cette idée ?
L’idée de faire émerger une troisième voie s’immisçant entre le statut d’éditeur et celui hébergeur n’est pas nouvelle. Une partie de la doctrine avait déjà milité pour la création d’une troisième catégorie appelée « éditeur de service de communication au public en ligne » qui recouvrait peu ou prou la même réalité que les « plateformes » visées aujourd’hui par le Conseil d’État. À l’époque déjà, nous avions craint que la création d’une telle catégorie remette en cause les équilibres savamment orchestrés lors de l’adoption de la directive e-commerce (8 juin 2000) et de la Loi pour la Confiance en l’Économie Numérique (21 juin 2004) transposant ce texte de droit européen.
Pour mémoire, ces textes s’inscrivent dans une logique assez simple : encourager le développement de l’économie numérique en accordant un régime incitatif, dit « de responsabilité limitée », à certains prestataires de service sur Internet. En contrepartie de ce régime de responsabilité, ceux qu’on appelle les intermédiaires techniques ne doivent pas avoir de contrôle sur les contenus (doivent être passifs pour reprendre la terminologie employée par la CJUE dans sa décision Google Adwords du 23 mars 2010), ce qui favorise l’exercice de libertés telles la liberté d’expression ou d’accès à l’information.
La proposition du Conseil d’État visant à créer une nouvelle catégorie ne semble cependant pas s’inscrire dans la même logique et les craintes d’hier n’ont peut-être plus lieu d’être aujourd’hui.
En effet, il n’est possible de juger des incidences de la création d’une telle qualification juridique qu’au travers de son régime juridique. Or, alors que l’on aurait pu s’attendre à ce que le Conseil d’État propose la création d’un nouveau régime juridique plus contraignant que celui des hébergeurs, mais plus favorable que celui des éditeurs – une troisième voie -, il semble qu’au contraire, le Conseil d’État souhaite conforter l’application d’un régime de responsabilité limitée aux plateformes.
La démarche est la suivante : selon le Conseil d’État, les plateformes risquent à terme de perdre la qualité de prestataire technique face à la tendance de plus en plus accrue de les considérer comme des acteurs actifs par rapport aux contenus (ce qui selon nous est une erreur, mais nous y reviendrons ci-dessous). Parallèlement, le Conseil d’État constate que les plateformes sont bénéfiques pour l’exercice des libertés fondamentales et que les responsabiliser à outrance nuirait aux objectifs de la directive e-commerce consistant à : (i) favoriser le développement du commerce électronique ; (ii) assurer la plénitude à tous les utilisateurs du réseau de leurs libertés fondamentales sur Internet. L’instauration d’une nouvelle catégorie juridique aurait donc vocation à conforter les plateformes dans leur régime de responsabilité actuelle – celui des hébergeurs – tout en évitant la polémique liée à leur absence de passivité – condition sine qua non pour bénéficier de ce régime.
En elle-même, on ne peut donc qu’être favorable à la proposition consistant à faire bénéficier les plateformes du régime de responsabilité des hébergeurs même si les postulats sur lesquels elle se fonde ne sont peut-être pas exempts de tout reproche.
Le C.E. définit la plateforme comme celle qui « propose des services de classement ou de référencement de contenus, biens ou services mis en ligne par des tiers ». N’est-ce pas peu ou prou la définition de la directive e-commerce ?
En effet, pour faire simple, la directive définit l’activité d’hébergeur comme celle consistant à communiquer au public des contenus tiers tout en étant « passif ». Or il semble que ce qui motive le Conseil d’État pour écarter ces plateformes de la qualification des hébergeurs est le fait que ces plateformes « classent » ou « référencent » les contenus tiers ou, autrement dit, qu’elles permettent à leurs utilisateurs de pouvoir facilement retrouver des contenus stockés sur la plateforme. Face à ce postulat, il convient de constater que le Conseil d’État n’a pas, d’une part, pris toute la mesure de l’évolution jurisprudentielle ayant permis aux plateformes de bénéficier de la qualité d’hébergeur et, d’autre part, cerné correctement la notion de passivité.
D’une part donc, la jurisprudence française s’est à maintes reprises prononcée pour considérer que le classement des contenus tiers n’impliquait pas de facto la perte de la qualité d’hébergeur pour les plateformes. La proposition du Conseil d’État revient en quelque sorte à nous mettre dans la peau de Marty McFly et nous invite à faire un « retour vers le futur » au volant d’une DeLorean. Disons-le clairement, de notre point de vue, le fait que les plateformes classent et référencent les contenus n’est pas exclusif de la qualité d’hébergeur et s’inscrit même dans la droite ligne de la directive e-commerce et de l’histoire de la législation française en la matière (voir notamment L. Thoumyre, Les hébergeurs en ombres chinoises – Une tentative d’éclaircissement sur les incertitudes de la LCEN, RLDI 2005/05, n°153, p. 58).
D’autre part ensuite, il semble que le Conseil d’État n’ait pas réellement cerné la notion de passivité. C’est ici que le bât blesse d’un point de vue théorique. Comment l’en blâmer alors que l’autorité judiciaire elle-même, qui y avait pourtant été invitée par la CJUE dans la décision Google Adwords du 23 mars 2010, n’en a pas pris la peine. Il est vrai que cette démarche implique une analyse juridique complexe dont nous épargnerons les lecteurs de NextInpact, mais sur laquelle il convient toutefois de dire quelques mots.
Concrètement, de notre point de vue, la passivité doit se définir comme l’absence d’influence intellectuelle sur un contenu. En substance, cette idée peut être résumée de la manière suivante : je choisis les contenus, j’en supporte la responsabilité. A contrario, lorsque je ne suis qu’un vecteur permettant à des tiers d’exercer leur liberté d’expression, mon régime de responsabilité est limité à retirer promptement les contenus dont l’illicéité a été portée à ma connaissance. Cela nous semble relever du bon sens.
Pour répondre à votre question, si l’on met à part les critères de classement et de référencement, qui ne se sont pas opportuns en l’espèce, l’activité de plateformes définie par le Conseil d’État se rapproche fortement de la définition de l’hébergeur de la directive e-commerce.
De notre point de vue, il n’est nullement nécessaire de créer cette troisième catégorie, à condition que l’on applique correctement les textes et que l’on s’appuie pour faire le départ entre la responsabilité limitée, d’une part, et la responsabilité de droit commun, d’autre part, sur une définition cohérente de la notion de passivité.
D’ailleurs, la France peut-elle ainsi créer une nouvelle catégorie d’intermédiaire tout en restant dans les clous de la directive ?
Dès lors que l’on respecte les objectifs de la directive e-commerce – ce qui semble être la volonté du Conseil d’État – cela ne me semble pas incompatible.
L’idée serait de faire peser sur elles une obligation de loyauté. Quels seraient les avantages et les inconvénients d’un tel système ?
De mon point de vue l’idée de loyauté, évoquée par le Conseil d’État, est plus à mettre en relation avec les débats qui ont récemment eu lieu dans les cénacles de la Commission européenne concernant l’application du droit de la concurrence aux moteurs de recherches. Il s’agit a priori de faire appel à la loyauté des moteurs de recherche pour qu’ils ne biaisent pas leur algorithme afin de mettre en avant, depuis le moteur naturel, les services annexes qu’ils proposent (map, comparateur de prix, banque d’images).
Même si cela ne semble pas être l’intention du Conseil d’État, fonder le régime de responsabilité des plateformes du fait des contenus tiers qu’elles communiquent au public sur une notion de loyauté aurait des conséquences dramatiques en termes d’effectivité des libertés fondamentales. Cela reviendrait à n’en pas douter à fonder la responsabilité des plateformes sur l’article 1382 du Code civil dont on sait les dégâts que cela peut occasionner en termes de liberté d’expression (voir affaire Valentin Lacambre c. Estelle H. en… 1999 et le commentaire de Lionel Thoumyre, Le mannequin et l’hébergeur, Juricom.net).
Me Ronan Hardouin Cabinet Ulys
Cette obligation de loyauté n’existe pas vraiment chez l’éditeur. Du coup, peut-on dire que la « plateforme » sera soumise à des obligations plus lourdes ?
Cela ne semble pas être la volonté du Conseil d’État qui plaide pour l’application aux plateformes d’un régime de responsabilité des hébergeurs, soit un régime considéré comme favorable.
Cependant, il conviendra d’être vigilant quant à la compatibilité entre les propositions du Conseil d’État consistant, d’une part, à militer pour un contrôle de l’algorithme et, d’autre part, à continuer de faire bénéficier les plateformes d’un régime de responsabilité limitée.
Il ne faudrait pas que la proposition du Conseil d’État consistant à faire bénéficier les plateformes d’un régime de responsabilité limitée alors même qu’elles ne seraient pas passives soit en réalité un prétexte pour contrôler les algorithmes mis en place par les plateformes.
Quelles pourraient être les pistes pour actualiser le régime de responsabilité des intermédiaires ?
L’idée développée par le Conseil d’État de « mieux garantir les droits des personnes faisant l’objet d’une mesure de retrait » est intéressante. Notre procédure de retrait, telle qu’appliquée par la jurisprudence, souffre en effet d’un manque de respect du principe du contradictoire. Aujourd’hui, nombreux sont les hébergeurs qui dès réception d’une notification retirent le contenu au risque que celui-ci soit, en réalité, licite. L’hypothèse est peu courante, mais elle n’est pas d’école - et semble même de plus en plus répandue depuis la consécration par la CJUE d’un droit à désindexation fondé sur la législation applicable aux données à caractère personnel.
Le propos n’est pas de dire qu’il faut nécessairement impliquer le juge à chaque fois et pour toutes les infractions sur Internet. Mais l’idée d’impliquer dans la procédure le fournisseur de contenu ne nous semble pas irréalisable à la manière de ce qui se passe en Finlande où l’hébergeur – gardien des données d’identification du fournisseur de contenu – est tenu d’informer le fournisseur de contenu qu’une demande de retrait est formulée à l’encontre du contenu qu’il a publié sur la plateforme. Ce dernier dispose d’un délai pour faire valoir ses arguments et s’il ne l’a pas fait au bout d’un certain temps, le contenu est retiré. L’autorité judiciaire n’intervient que dans un second temps après qu’un filtre ait été effectué pour ne retenir les requêtes posant une réelle difficulté juridique.
Concernant les interventions « ménagère », le Conseil d’État est rassurant en ce qu’il semble considérer que ce n’est pas parce qu’une plateforme met en place une solution technique pour éviter que des contenus illicites soient communiqués par son intermédiaire qu’elle perdrait le bénéfice du régime de responsabilité limitée.
Une proposition assez curieuse ambitionne également d’encadrer les algorithmes. Comment coordonner la liberté d’entreprendre avec une telle régulation ? Est-elle souhaitable ?
Cela ne semble pas incompatible dans la mesure où, ainsi que semble le souhaiter le Conseil d’État, il s’agit de trouver un juste équilibre entre liberté d’entreprendre et droits subjectifs des tiers.
Toutefois, il convient de faire attention aux terminologies utilisées. En effet, le Conseil d’État semble reprendre à son compte une erreur communément répandue confondant la passivité et l’objectivité. Il est évident qu’un algorithme n’est pas objectif. Il suit les instructions que lui a ordonnées subjectivement un programmeur. Est-ce pour cela qu’un site internet perdrait sa passivité par rapport aux contenus ? Nous ne le pensons pas. D’une part, cela reviendrait à considérer qu’aucun site internet ne peut être qualifié de passif. D’autre part, bien que subjectif, l’algorithme ne sélectionne pas les contenus. Tout au plus, il les accepte en fonction de leur format.
Pour en revenir à notre idée d’influence intellectuelle comme critère de détermination de la passivité d’un acteur, un algorithme, tout subjectif soit-il, n’exerce pas d’influence intellectuelle sur le contenu. Même si elle semble de plus en plus proche, l’heure de l’intelligence artificielle (entendu comme la possibilité pour les robots de réfléchir par eux-mêmes) n’est pas encore arrivée.
La proposition 28 juge utile d’instaurer le « notice & stay down » en France. Est-ce juridiquement possible ?
Il s’agit semble-t-il de la plus-value de la proposition du Conseil d’État. En d’autres termes, selon le Conseil d’État, il serait nécessaire de créer une troisième catégorie afin de pouvoir imputer aux plateformes une obligation de notice and stay down. À vrai dire, cette remarque résulte d’une mauvaise interprétation de la LCEN.
Ainsi que le relève le Conseil d’État, le texte européen permet aux États membres d’exiger que les hébergeurs préviennent une violation en rendant impossible l’accès à un contenu. Autrement dit, la directive e-commerce, permet aux États membres de mettre en place une procédure de notice and stay down.
Le législateur français a saisi cette opportunité au travers de l’article 6-I-7 de la LCEN qui prévoit que les hébergeurs n’ont certes pas une obligation générale de surveillance des contenus qu’ils transmettent, mais peuvent se voir imposer une obligation particulière de surveillance à condition que la surveillance soit prononcée par l’autorité judiciaire de manière ciblée et temporaire, le cumul de ces trois conditions permettant d’aboutir à un équilibre entre les différents intérêts en cause.
Autrement dit, lorsqu’un contenu est illicite, le juge peut demander à l’hébergeur qu’il empêche ce dernier de réapparaitre dans le respect de conditions strictes nécessaires à la préservation des libertés sur Internet, ce qui est l’idée du notice and stay down.
Cette lecture a d’ailleurs été confirmée par la Cour de cassation dans une décision du 12 juillet 2012 (pourvoi n°1115 - 165).
Si cette disposition n’est pas sans susciter de nombreuses questions (et devrait à notre sens être assortie d’une « clause de bon samaritain » permettant de juger le respect de cette obligation à l’aune des capacités techniques et financières de chaque plateforme), force est de constater qu’elle existe et que la proposition du Conseil d’État est quelque peu surabondante.
En résumé, il nous semble que la proposition du Conseil d’État de créer une troisième catégorie appelée « plateforme » en sus des catégories d’hébergeur et d’éditeur repose sur une mauvaise interprétation de la notion de passivité.
Toutefois, il ne semble pas qu’il y ait de raisons de tirer la sonnette d’alarme dès lors, qu’in fine, la volonté du Conseil d’État consiste à confirmer que les plateformes bénéficient d’un régime de responsabilité limitée, eut égard aux contenus tiers communiqués par leur intermédiaire, identique à celui des hébergeurs. Néanmoins, le plus étant parfois l’ennemi du mieux, il est à craindre que la création d’une troisième catégorie brouille les pistes et soit source de confusion.
Pourtant, plus que créer une nouvelle qualification juridique, nous sommes enclins à penser que la conceptualisation des notions comme la « passivité » serait plus à même de faire la distinction entre les acteurs susceptibles de bénéficier d’un régime de responsabilité limitée et ceux qui doivent être responsabilisés au titre du droit commun.
Merci Ronan Hardouin
[Interview] Faut-il créer une nouvelle catégorie juridique d’intermédiaire ?
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Dans son rapport, le Conseil d’État recommande la création d’une nouvelle catégorie juridique, la « plateforme ». Que vous inspire cette idée ?
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Le C.E. définit la plateforme comme celle qui « propose des services de classement ou de référencement de contenus, biens ou services mis en ligne par des tiers ». N’est-ce pas peu ou prou la définition de la directive e-commerce ?
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D’ailleurs, la France peut-elle ainsi créer une nouvelle catégorie d’intermédiaire tout en restant dans les clous de la directive ?
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L’idée serait de faire peser sur elles une obligation de loyauté. Quels seraient les avantages et les inconvénients d’un tel système ?
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Cette obligation de loyauté n’existe pas vraiment chez l’éditeur. Du coup, peut-on dire que la « plateforme » sera soumise à des obligations plus lourdes ?
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Quelles pourraient être les pistes pour actualiser le régime de responsabilité des intermédiaires ?
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Une proposition assez curieuse ambitionne également d’encadrer les algorithmes. Comment coordonner la liberté d’entreprendre avec une telle régulation ? Est-elle souhaitable ?
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La proposition 28 juge utile d’instaurer le « notice & stay down » en France. Est-ce juridiquement possible ?
Commentaires (3)
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Abonnez-vousLe 11/09/2014 à 10h28
Pour faire pression sur des personnes qui ne sont pas juge pour qu’ils censurent du contenu qui ne devrait pas l’être?
Si les propos contenu sont condamnable on condamne l’auteur.
Le 11/09/2014 à 12h07
A chaque fois que je relis cette histoire avec Valentin Lacambre, j’ai les boules…
Loin de moi l’idée de remettre en question la validité de la réflexion des autorités judiciaires qui ont suivit une logique juridique certainement valide.
Mais ça donne vraiment pas envie d’essayer de donner de sa personne en France… trop de risques de se faire condamner parce que les gens en face n’ont rien compris sur le numérique…
Rajouter un statut de plus ne va pas améliorer les choses (et hop, je raccroche les wagons)
Le 11/09/2014 à 15h49
Bel article bien touffu, qui permet de constater que l’insécurité juridique est encore
un problème d’actualité sur internet.