La stratégie nationale de recherche en IA passée au crible de la Cour des comptes
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Le 06 avril 2023 à 12h45
10 min
Société numérique
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En 2018, après un rapport commandé à Cédric Villani sur le sujet, le gouvernement lançait la « stratégie nationale de recherche en intelligence artificielle ». Cinq ans après, la Cour des comptes publie un rapport sur celle-ci et demande de mieux structurer et pérenniser l'écosystème.
Après un rapport de Cédric Villani, alors député LREM, publié début 2018, le gouvernement de l'époque avait lancé une « stratégie nationale pour l'IA » avec une première phase de budget annoncée en 2018 de 1,5 milliard d’euros puis une deuxième de 2,2 milliards d'euros. La France entendait maintenir son rang dans la discipline et mettre en place un écosystème, notamment autour de la recherche et de la formation.
La première partie a, entre autres, conduit à la création des instituts interdisciplinaires d’intelligence artificielle (ou 3IA : MIAI à Grenoble, 3IA Côte d’Azur à Nice, PRAIRIE à Paris et ANITI à Toulouse), des centres de recherche labellisés mixant la recherche en intelligence artificielle avec d'autres domaines comme la santé ou les transports. Le deuxième temps affichait une volonté de se concentrer sur l'intensification de la formation en intelligence artificielle.
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Cinq ans après ce premier rapport et quatre après le début de la mise en place de cette stratégie, la Cour des comptes fait un premier bilan et publie un rapport d'évaluation de 256 pages sous-titré « Une stratégie à structurer et à pérenniser » [PDF].
La Cour précise que son rapport porte sur « les volets "recherche" et "enseignement supérieur", soit les principaux volets en matière de financement, respectivement d’un montant de 1 527 millions d'euros et de 1 545 millions d'euros dans la première et dans la seconde phase ».
Décrochage évité, mais pas de rattrapage
Pour la Cour des comptes, cette stratégie n'a pas encore poussé la France à une place de leader de la discipline mais elle lui a, au moins, évité de couler : « Si la stratégie nationale de recherche n’a pas encore permis de renforcer la position de la France au niveau mondial, le premier volet de la stratégie a permis d’éviter un décrochage scientifique depuis 2018 », explique-t-elle. Mais le titre du premier chapitre du rapport, « Une priorité donnée à la recherche qui n’a pas encore produit les résultats attendus », est assez éloquent.
Si la Cour confirme que cette priorité donnée à la recherche est nécessaire, elle reprend les données de l'observatoire des politiques relatives à l'IA de l'OCDE sur plus de 60 pays pour souligner que c'est « une constante des stratégies nationales ».
Un manque de transparence sur le budget réellement dépensé
En ce qui concerne la mission principale de la Cour, à savoir le suivi des financements et leur efficacité, elle souligne une « efficience difficile à apprécier en raison d’un suivi insuffisant des financements associés ». Elle note que l'attribution de ces financements sont faits aux moyens de multiples outils budgétaires existants, ce qui rend cette mission compliquée : « Il en résulte une architecture budgétaire complexe, qui implique plusieurs administrations, et rend délicat le suivi de l’exécution des financements ».
Et la Cour souligne un problème de transparence dans la transmission des informations budgétaires par l'Inria et le coordonnateur national de la stratégie (à savoir Bertrand Pailhès entre 2018 et 2019, Renaud Vedel entre 2020 et mi-2022, Guillaume Avrin ayant été nommé en janvier dernier seulement), chargés du suivi budgétaire de la stratégie. S'ils ont bien transmis le montant budgétaire des financements étatiques engagés, c'est-à-dire les financements débloqués avant dépense, pour le volet recherche entre 2018 et 2022, la Cour souligne qu' « il n’a cependant pas été possible de mettre en évidence ceux réellement dépensés ».
Le caractère morcelé des financements publics pour l'IA ne lui permet pas un suivi exhaustif de l'exécution financière de la stratégie, souligne la Cour. Elle déplore qu'il « existe ainsi une difficulté réelle de recollement et de suivi de l’ensemble des crédits consentis à l’IA ». Elle a donc estimé les financements consacrés à l'IA par les trois principaux organismes de recherche concernés : l'Inria, le CNRS et le CEA.
Selon la juridiction, le budget annuel de l'INRIA alloué à l'IA a significativement augmenté, passant de 4 à 30 millions d'euros entre 2014 et 2021, plus d'un tiers provenant du budget alloué à la stratégie nationale cette année-là. Celui du CNRS serait passé de 5,4 à 19 millions entre 2014 et 2021, dont près de 10 millions d'euros provenant de la stratégie. Enfin, le CEA est passé d'un budget alloué à l'IA de près de 21 à plus de 36 millions dans le même intervalle de temps.
Des financements sur appels à projets de courte durée
Sur l'allocation des financements de recherche de cette stratégie, la Cour met en relief la très grande majorité de financements distribuée par appels à projets : 81 %. Peu de financements sont donc prévus pour alimenter les crédits de bases des laboratoires.
Elle souligne que « cela requiert un effort de la part des équipes de recherche de conception et de rédaction des projets, sans garantie de réussite ». La Cour considère que ce fonctionnement a permis de guider la mise en œuvre de la stratégie sur des « critères de qualité scientifique » mais aussi qu'il implique que « les sources de financement sont en grande majorité ponctuelles, pour une durée de quatre ans ».
« Cette absence de visibilité sur la pérennité de ces guichets de financement peut créer des effets de rupture dans la formation des jeunes chercheurs (programme doctoral) ou la poursuite des programmes de recherche (chaire académique), ce qui porte un préjudice évident au déploiement de la stratégie », estime-t-elle.
La stratégie repose notamment sur la création de trois nouveautés dans le paysage de la recherche publique française : la labellisation d'instituts interdisciplinaires en IA (les fameux 3IA), la mise en place de 43 chaires individuelles (des financements attribués à un chercheur via des appels à projets) et des centres d’excellence en dehors des instituts 3IA.
Pour la Cour, cela a permis « un renforcement de bassins géographiques déjà actifs en intelligence artificielle, une structuration d’un écosystème ». Elle constate aussi un accroissement de la production scientifique des sites concernés, mais sans pouvoir « démontrer l’impact de la stratégie dans cette dernière évolution ».
Mais la Cour recommande de renforcer les synergies entre les centres et de clarifier les missions des instituts 3IA et des centres d'excellence en dehors de ces instituts. Et la Cour insiste encore sur le problème de pérennité des financements et préconise « une révision de la temporalité des financements alloués aux instituts labellisés (actuellement de quatre ans), qui repose sur une logique de trop court terme pour permettre des effets de levier ».
Aller chercher les financements européens
Comme peuvent se l'entendre rappeler souvent les chercheurs par leurs administrations, la Cour des comptes considère que la recherche française devrait plus se rapprocher des programmes européens comme « Horizon Europe » (près de 100 milliards d'euros au total sur la période 2021 - 2027) ou « pour une Europe numérique » (7,5 milliards au total sur la même période). « La phase d’accélération offre désormais l’opportunité de capitaliser davantage sur les efforts menés à l’échelle européenne », martèle la Cour.
Un volet formation déterminant mais manquant de moyens humains
Elle considère le second volet de la stratégie comme « déterminant » pour « enfin améliorer le positionnement de la France en IA dans la compétition mondiale ». Celui-ci est recentré sur la formation en intelligence artificielle, « priorité jusqu’ici peu prise en compte », dixit la juridiction de contrôle.
Si la Cour souligne que « les financements totaux consacrés à cette priorité s’élèvent à 776 millions d'euros, dont 500 millions d'euros pour un volet "excellence" et 276 millions d'euros pour un volet "massification" », elle constate aussi que la réalisation de cette seconde partie de la stratégie va être compliquée du fait du manque de moyens humains à l'université : « Le nombre actuellement limité de formateurs publics de haut niveau pourrait contrarier les ambitions affichées, d’autant plus qu’il existe une tension entre investissement dans l’enseignement et excellence de la recherche », note la Cour. Et, en effet, depuis quelques années, les universités manquent d’enseignants dans les filières informatiques, au point que certaines ferment des formations.
« Sur la période 2010 - 2019, le taux d’accroissement des enseignants-chercheurs dans ces domaines a été de seulement + 4 % contre + 225 % pour les docteurs en IA. Les postes permanents sont stables autour de 7 000 depuis la mise en œuvre de la SNIA [Stratégie Nationale IA] en 2018 », constate la Cour.
Concernant l'appel à manifestation d’intérêt (AMI) « Compétences et Métiers d’Avenir » doté de 2,5 milliards d'euros, « le Secrétariat général pour l'investissement (SGPI) a indiqué par voie de presse que le nombre total de dossiers déposés à l’AMI était très faible et que les acteurs de la formation étaient confrontés à des freins importants en matière de locaux ou de personnels ».
La Cour des comptes fait référence à une déclaration de Bruno Bonnell, Secrétaire général pour l’investissement, à l'agence de presse spécialisée News Tank, dans laquelle celui-ci annonçait : « Nous avons reçu 150 dossiers pour la première relève de l’AMI (Appel à manifestation d’intérêt) [compétences et métiers d’avenir] et 300 dossiers pour la seconde : ce n’est pas encore assez ! Pourtant la qualité des dossiers est au rendez-vous. Il y a une forme d’autocensure sur les initiatives de formation que j’aimerais libérer ».
Sept recommandations
La Cour des comptes envoie finalement sept recommandations au gouvernement concernant cette stratégie en IA :
- Traduire la politique publique sur l’intelligence artificielle dans un document budgétaire de synthèse qui permettra de la suivre et d’en mesurer les effets ;
- Préciser les missions respectives des centres d’excellence 3IA et hors 3IA, et clarifier en conséquence les financements pluriannuels qui leur sont alloués ;
- Établir de manière partagée les objectifs et les indicateurs prioritaires de la politique publique en IA, en lien avec la stratégie européenne ;
- Créer un comité scientifique et de pilotage auprès d’Inria, co-présidé par France Universités, pour suivre de manière concertée la mise en œuvre de la stratégie et définir les futures orientations stratégiques ;
- Réaliser une cartographie harmonisée et actualisée des formations en IA à valoriser au travers d’un label commun pour les rendre visibles et accompagner leur massification ;
- Prévoir les besoins en enseignants du secondaire, en enseignants-chercheurs et en chercheurs formés à l’usage de l’IA, et établir des plans de formation en adéquation ;
- Élaborer une charte et un catalogue de bonnes pratiques visant à définir et suivre l’impact environnemental de la recherche en IA, et à favoriser le développement d’une IA responsable.
La stratégie nationale de recherche en IA passée au crible de la Cour des comptes
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