« Science, risques et principe de précaution » : l’analyse du Comité d’éthique du CNRS
Peur sur la ville
Notre dossier sur le principe de précaution :
Le 03 juin 2021 à 10h11
10 min
Sciences et espace
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Si tout le monde a une idée de ce que représente le principe de précaution, sa définition est assez stricte alors que son champ d’application – déjà immense – ne cesse de s’agrandir. Le Comité d’éthique du CNRS propose un tour d’horizon et formule des recommandations dans un avis d’une quarantaine de pages.
COMETS, ou Comité d’éthique du CNRS, se présente comme « une instance de réflexion » du Centre national de la recherche scientifique. Son but avoué est d’attirer « l’attention des personnels de recherche et de direction sur les dimensions éthiques et sociétales de toute recherche ». Son premier avis remonte à 1995 ; il était alors question de la communication scientifique. Une fiche de présentation est disponible par ici.
La science pour le meilleur et… pour éviter le pire
Il a récemment publié son 41e avis, axé sur le principe de précaution. Un sujet qui résonne avec l’actualité récente, notamment autour de la 5G. Dans l’ensemble, la science – au sens large du terme – a « considérablement amélioré la condition de l’humanité » et nous aide « à relever les grands défis lancés aux sociétés humaines ».
Le rapport ajoute que, même s’il « y a tout lieu d’espérer qu’elle continuera à le faire », il faut rester prudent : « certaines des applications de la recherche induisent des risques graves et irréversibles tant pour les individus que pour la planète ». Les films de science-fiction ne se privent pas d’exploiter de tels scénarios catastrophe, que ce soit avec des intelligences artificielles qui pourraient éradiquer l’humanité, les catastrophes climatiques, les virus...
Cette prudence s’incarne par le « principe de précaution », dont le but est de tirer parti des résultats scientifiques « pour prendre des mesures conservatoires, sans attendre que l’on soit en mesure de quantifier avec précision l’ampleur des périls qui nous guettent ». Problème, on se retrouve alors « dans une tension entre le progrès de la connaissance, les développements technologiques qu’ils induisent et la conscience des risques qu’ils génèrent ».
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Le principe de précaution intégré dans la législation en 1995…
Le Comité d’éthique du CNRS commence par quelques rappels historiques : « Le principe de précaution, né il y a un quart de siècle, a été nourri de la réflexion d’un grand philosophe de l’éthique du XXe siècle, Hans Jonas, qui dans son œuvre majeure Le principe responsabilité publiée en 1979 nous engage à adopter une heuristique de la peur ».
Il a été formulé en 1992 lors d’une conférence des Nations Unies, avant d‘être « intégré dans la législation française en 1995 ». Il prenait alors cette forme : « L'absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l'adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l'environnement à un coût économiquement acceptable ».
Il a ensuite été réaffirmé en 2005, sous une formulation différente, dans la Charte de l’environnement. Cette dernière a même été incorporée au préambule de la Constitution du 4 octobre 1958 qui fonde la Ve République.
… puis revu en 2005, avec un changement de paradigme
C’est l’article 5 de la Charte qui nous intéresse dans le cas présent : « Lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l'environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d'attributions, à la mise en œuvre de procédures d'évaluation des risques et à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage ».
Cette reformulation entraine un changement important : on passe d’un principe d'inaction à de l’action. Au lieu de « ne pas retarder l’adoption de mesures », il faut mettre « en œuvre des procédures d'évaluation des risques ».
L’interprétation reste quoi qu’il en soit difficile et parfois controversée, comme l’explique l’avis : « Lorsque se déroule un procès où le principe de précaution est invoqué, ce sont en général des décisions prises par des politiques ou des industriels qui sont mises en cause. Mais les chercheurs peuvent être indirectement concernés quand des expertises scientifiques ont été requises par les magistrats ».
Proportionnalité vs coût économique
Alors qu’il était auparavant appliqué au domaine de l’environnement, le principe de précaution est rapidement passé à celui de la santé, notamment après des affaires très médiatisées comme celles du sang contaminé et la crise de la vache folle. « Il est de plus en plus évoqué aujourd’hui en référence à diverses technologies qui sortent du champ de l’environnement et de la santé, telles celles du numérique », explique le COMETS.
Deux notions enrichissent la définition du principe de précaution et, en même temps, entrent « en tension » avec lui : proportionnalité et coût économique acceptable. Surfant sur la crise sanitaire que nous traversons, l’avis soulève une question d’actualité pour imager son propos : « le devoir de sauver des vies humaines à un coût très élevé, comme dans une crise sanitaire, peut-il l’emporter sur la nécessité de sauver l’économie ? ».
Un alibi pour certains politiques ?
Le Comité continue de souffler le chaud et le froid : « Le recours au principe de précaution peut s’avérer fort judicieux s’il est utilisé à bon escient pour éviter des dommages majeurs et irréversibles à long terme. Il fait parfois écho à des inquiétudes voire des peurs ressenties par les citoyens, avec ou sans fondement rationnel ».
Il ajoute, à juste titre, que ce principe peut « aussi servir d’alibi à certains politiques pour couvrir leur manque de connaissances scientifiques et technologiques, bloquant alors des décisions nécessaires ou au contraire poussant à en prendre sans pertinence ». Si l’avis ne cite pas la 5G, cette technologie est un parfait exemple allant dans ce sens.
Certains se déchirent sur le sujet, comme l’expliquait Sébastien Soriano lorsqu’il était président de l’Arcep : « on peut un petit peu avoir [le sentiment] en tant que citoyen que les grandes firmes font un petit peu ce qu’elles veulent et que le principe de précaution, parfois, on court un petit peu après ». Mais il ne faut pas non plus se laisser entrainer par les infox, par exemple celles de l’époque faisant le lien « entre la 5G et le coronavirus ».
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Interprétation, marges d’erreur, conflits d’intérêts…
Le COMETS revient ensuite sur la délicate question de l’estimation du risque par les scientifiques, avec en tête de liste « l’approche imparfaite de la vérité par les experts ». Ils peuvent avoir chacun leur propre grille de lecture d’un phénomène complexe : « Ce caractère interprétatif tient beaucoup à l’incertitude qui s’attache aux résultats et donc à l’inaccessibilité d’une vérité absolue ». C’est de là que découle d’ailleurs bien souvent des interprétations différentes d’un même sujet : certains préféront voir le verre à moitié plein, d’autres à moitié vide, etc.
Autre précision importante : « Il n’y a pas toujours de lien simple entre causes et effets pour les scientifiques, contrairement à la vision fréquente du public et de certains politiques qui tendent naturellement à associer un effet à une cause unique ». On peut par exemple citer le cas des emails et de la consommation électrique. Ce n’est pas tout : les explications des chercheurs et la notion de marges d’erreur ne sont pas toujours bien comprises.
Il faut aussi prendre en considération les échelles de temps et d’espace : « le principe de précaution s‘appuie sur l’estimation de risques d’autant plus difficiles à évaluer que les incertitudes varient selon que l’on se place à court, moyen ou long terme, et à l’échelle locale ou planétaire ».
L’avis met aussi sur le tapis la responsabilité des chercheurs-experts, en rappelant que l’expertise scientifique ne doit pas être biaisée par des conflits d’intérêts. Le Comité donne en exemple une enquête d’État sur la qualité de l’air : « un scientifique consulté a omis de déclarer ses liens financiers avec un groupe industriel responsable de pollution ». C’est également valable dans le monde politique et journalistique.
Ne pas confondre vitesse et précipitation
Comme pendant la crise liée à la Covid-19, la responsabilité des chercheurs ne s’arrête pas là : « au nom d’un pragmatisme de l’urgence, certains chercheurs ont publié leurs travaux en contournant les exigences de la démarche scientifique et les procédures usuelles, en particulier la fiabilité et la transparence des méthodes utilisées, l’évaluation critique des publications par les pairs et l’absence de conflits d’intérêts ».
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Les scientifiques ne sont pas les seuls dans la ligne de mire (ni les seuls coupables par ailleurs) : « Les médias et les réseaux sociaux ont servi d’amplificateurs à des déclarations publiques sur l’utilisation à grande échelle de traitements non validés par les normes en vigueur de l’intégrité scientifique ».
Un sujet que nous avions déjà longuement analyse dans un édito de 2018, mais qui reste toujours d’actualité en 2021. La situation n’a pas évolué dans le bon sens, au contraire les exemples sont encore plus nombreux.
Enfin, le Comité rappelle qu’un rapport scientifique est une aide à la décision, qui doit être prise comme telle : il n’est « qu’un élément dans la prise de décision qui met en jeu des critères multiples ». De plus, « une vigilance particulière s’impose aux chercheurs-experts quant à l’usage qui est fait de leur rapport afin que de mauvaises décisions ne leur soient pas attribuées ».
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Commentaires (2)
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Abonnez-vousLe 03/06/2021 à 11h34
Merci pour l’article
Pour moi le plus important
Le 04/06/2021 à 08h18
Merci de parler de ce rapport, qui semble largement ignoré dans la presse généraliste. Pourtant, on dirait qu’il remet de belle manière quelques pendules à l’heure, à une époque où “la science” ou “le consensus scientifique” n’ont jamais été aussi instrumentalisés par les politiques et les médias.
Sans parler de la distinction fondamentale entre risque et danger, qui n’est pour ainsi dire jamais faite - ou toujours à sens unique : supprimer les causes de risque identifiées comme “mauvaises” selon un agenda politique, tout en considérant normales celles identifiées comme “bonnes”…